Bonheur obligatoire pour tous les citoyens
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il regroupe les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2021, écrits par
Peter Milligan, dessinés et encrés par
Michael Montenat, avec une mise en couleurs réalisée par
Felipe Sobreiro. L'ouvrage commence par une page d'introduction en texte, rédigée par H. Corn Broderick III, sénateur d'un des états des États-Unis. Il intervient pour dénoncer les grincheux et les pessimistes de tout poil, et louer l'existence d'un titre tel que Heure Heureuse. Il interrompt son discours le temps de lire cette histoire, et revient blême et révolté par sa teneur, et encore plus parce que le personnage principal fait avec l'orteil d'une femme. Non seulement, ce n'est une bande dessinée pour enfant, mais en plus c'est une satire de la pire espèce. Il termine son discours en démissionnant de la Chambre des représentants des États-Unis.
Au temps présent, sur le campus de l'université de Stanford, des étudiants parlent du bonheur sur le plan philosophique, de la vision de
Platon, de celle des cyniques. Puis de celle de Diogène dont les disciples ont rejeté le bonheur fondé sur l'argent, la gloire et la puissance. L'un des étudiants s'exclame que chaque citoyen libre a le droit de se sentir malheureux comme bon lui semble. La discussion est interrompue par l'arrivée de quatre fonctionnaires de la police de la Joie qui les passent à tabac avec des matraques : ce jour même, une loi vient de rendre criminel de ne pas être heureux. Dix ans plus tard, Jerry Stephens est en train de conduire sa voiture sur l'autoroute, emmenant sa soeur et une amie, voir sa grand-mère qui est atteinte d'un cancer au stade des métastases. Elle n'a plus que quelques semaines à vivre. La passagère à l'arrière se met à raconter une blague de clown et tout le monde rigole de bon coeur, quand survient l'accident de la route.
Jerry se réveille dans un lit d'hôpital et le chirurgien lui explique qu'il a dû perforer le crâne pour alléger une zone avec trop de pression. Il raconte ça d'un ton enjoué, ajoutant que Jerry a eu de la chance, parce que l'opération similaire précédente qu'il avait pratiquée s'apparentait plus à du bricolage faute de pratique. Son patient trouve que le ton employé n'est pas très adapté au sujet. Sur le même ton, le chirurgien ajoute nonchalamment que Jane, la soeur de Jerry, n'a pas survécu à l'accident. Une infirmière entre dans la chambre et demande au médecin si elle n'aurait pas un petit air de
Jane Fonda. Jerry leur fait remarquer leur manque de coeur, et qu'il ressent de la tristesse pour le sort de sa soeur. Devant ce comportement anormal, le docteur lui injecte incontinent un produit dans le cou avec une seringue, pour le calmer. Dans un grand bureau, l'agent McSmith rend compte de la mission de l'agent Hamm, à son supérieur l'agent Sullivan. Hamm s'est fait coincer au Mexique par les partisans de Landor Cohen qui sont parvenus à le retourner : plus rien ne peut le rendre joyeux, même pas les chiffres quotidiens du chômage. Il a été placé dans le centre de réajustement 3. McSmith ajoute qu'elle a une bonne nouvelle : le patient Jerry Stephens est placé dans le même centre.
En fonction de son humeur ou du projet,
Peter Milligan peut écrire des histoires plus ou moins convenues, plus ou moins mordantes et désespérées, sur la base d'une idée convenue, ou d'une idée bien vue. Pour cette histoire, il reprend une phrase célèbre de la déclaration d'indépendance des États-Unis : les trois droits inaliénables que sont la vie, la liberté et la poursuite du bonheur (Life, Liberty and the pursuit of Happiness). Si les deux premiers droits sont bien assurés aux citoyens, il était temps qu'un gouvernement s'attaque à assurer le troisième. C'est chose faite avec une petite opération bénigne pratiquée sur l'individu encore enfant, qui permet de neutraliser la zone du cerveau qui empêche un état de bonheur permanent. le lecteur sourit devant cette dictature du bonheur, tout en pensant à sa propre expérience de la vie, à quel point les gens autour de lui peuvent ressentir comme une forme d'insulte personnelle tout comportement négatif, comment il est malvenu d'exprimer sa souffrance en public, à quel point il est nécessaire de sourire en tout temps et en tout lieu pour une vie en société agréable. En fait cette tyrannie du bonheur existe bel et bien maintenant, une sorte d'exigence implicite, une évidence pour une vie épanouie pour soi et les autres, en famille, au travail, avec son conjoint ou sa conjointe, tout le temps et en tout lieu.
À partir de ce point de départ malicieux, le scénariste imagine ce que pourrait être la résistance : refuser cette bonne humeur obligatoire de tous les instants. Non, il n'est pas normal de sourire en évoquant une opération chirurgicale hasardeuse et à haut risque. Non, il n'est pas normal d'évoquer la mort d'une soeur d'un ton enjoué et content. Milligan s'amuse donc bien à montrer des gens tout sourire, dans des situations totalement incongrues : trouver délicieuse la nourriture de la cantine, se sentir bien quand son chef fait des remontrances, un infirmier éclaté par le fait de présenter une facture d'hôpital dont il sait que le patient ne pourra pas s'acquitter, etc. le scénariste se montre en verve pour cette veine d'humour noir. le lecteur ressent toute la cruauté des personnes âgées conscientes de leur mort prochaine du fait de leur maladie, dans un mouroir indigne. L'obscénité de cette bonne humeur immarcescible devient insupportable en voyant le bonheur rayonner d'individus s'apprêtant à en tuer d'autres. Cette horreur est tout aussi intense dans les petits riens du quotidien, par exemple une employée d'un établissement de restauration rapide servant sciemment une nourriture infecte en toute connaissance de cause, et les clients la remerciant chaleureusement et de bon coeur, sans être dupes quant à ce qu'ils ingèrent.
L'auteur n'oublie pas de raconter une histoire avec une trame claire et une dynamique entraînante. Jerry Stephens rencontre Kim dans le centre de réajustement numéro 3, et ils parviennent tant bien que mal à s'enfuir avant que les traitements ne soient parvenus au terme de leur conditionnement. Ils s'enfuient vers une sorte de terre promise pour un avenir meilleur : une propriété au Mexique, tenue par Landor Cohen chantre du mécontentement, et accueillant tous les individus tristes, malheureux ou mécontents, ou même simplement angoissés. Ils sont poursuivis par deux agents de la police de la Joie, Sullivan & McSmih, le premier succombant au fléau du mécontentement. Il est vraisemblable que cette même police ait réussi à infiltrer une taupe dans l'organisation de Landor Cohen. La narration visuelle est l'oeuvre d'un artiste qui dessine dans un registre réaliste et descriptif. Les personnages ont une apparence normale, sans exagération anatomique, sans personne en surpoids, avec une diversité ethnique. Il s'attache à montrer que les pensionnaires de la maison de retraite font leur âge. Montenat connaît son métier et use des cases sans arrière-plan ainsi que des gros plans sur les visages pour aller un petit peu plus vite, mais il n'en abuse à aucune page, restant dans un usage justifié par la scène. Il s'attèle à la tâche de représenter les différents environnements pour les rendre concrets, palpables et spécifiques. le scénariste ne ménage pas la peine du dessinateur : le cloître de l'université et la pelouse où sont assis les étudiants, la chambre d'hôpital, le bureau des agents du gouvernement, le grand hall dans lequel se trouvent les patients du centre de réajustement numéro 3 et ses couloirs aux murs blancs, une rue malfamée d'une grande mégapole, et tout cela uniquement dans le premier épisode.
Grâce à la narration visuelle, le lecteur voyage donc dans des endroits plausibles et détaillés. Il éprouve à la marge la sensation que certains manquent un peu de réalité, comme si l'artiste en avait lui-même une vision ou une compréhension un peu simplifiée. Par exemple, la mise en scène du travail dans les champs laisse à penser qu'il ne s'est jamais livré à cette occupation ou à ce travail. D'un autre côté, il est difficile de résister à la banalité d'une laverie automatique, ou à la médiocrité d'une chambre d'hôtel très bon marché, voire à la propreté douteuse (en fait non, il n'y a pas de doute) d'un établissement de restauration rapide à la malbouffe rendant littéralement malade. L'artiste a pris le parti d'exagérer un peu les angles de prise de vue des moments conflictuels pour les rendre plus dramatiques, ce qui amène une forme de tension visuelle, pas forcément indispensable. En effet,
Peter Milligan est en verve, sur une trame simple : une forme de dictature du bonheur, avec des rebelles qui cherchent à rejoindre un havre dans lequel ils pourront être malheureux sans être persécutés. Il s'amuse donc avec cette forme d'inversion des valeurs, où les deux personnages principaux se méfient de toute émotion positive alors même qu'ils se sentent bien en présence l'un de l'autre. La dynamique de la course-poursuite fonctionne bien, avec les agents qui sont à leur trousse, et qui se surveillent l'un l'autre pour être sûrs qu'il n'y ait pas de symptômes de mécontentement. Les embûches sur la route sont nombreuses, ainsi que les épreuves. La fin est à la fois moins noire que prévue, et peut-être plus malgré tout.
Peter Milligan saute le pas dans ce récit d'anticipation en actant une règle implicite de la vie en société : avoir toujours l'air heureux, et en rattachant ce principe à l'un des trois droits inaliénables contenus dans la déclaration d'indépendance des États-Unis. Il bénéficie d'une narration visuelle solide et assez réaliste pour ancrer l'histoire dans un avenir proche plausible, assez vivante pour que le lecteur se sente entraîné à la suite des deux protagonistes Jerry & Kim. le scénariste est assez taquin pour le lecteur prenne fait et cause pour le droit d'être de mauvaise humeur, voire d'avoir un comportement franchement asocial et même anti-social, allant vers une conclusion adulte, moins réconfortante qu'on ne le voudrait.