Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux. Il suffit de faire la planche et de se laisser doucement flotter sur les eaux profondes, en fermant les yeux.
Non, il ne s'agit pas toujours d'un oubli volontaire, lui avait expliqué un médecin avec lequel il avait engagé la conversation dans le café, au bas des blocs d'immeubles du square de Graisivaudan.
Cet homme lui avait dédicacé un ouvrage qu'il avait écrit aux Presses universitaires de France, "l'oubli".

On apprend, souvent trop tard pour lui en parler, un épisode de sa vie qu'un proche vous a caché. Est-ce qu'il vous l'a vraiment caché? Il l'a oublié, ou plutôt, avec le temps, il n'y pense plus. Ou, tout simplement, il ne trouve pas ses mots.

Les souvenirs d'enfance sont souvent de petits détails qui se détachent du néant.

"Pourquoi des gens dont vous ne soupçonniez pas l'existence, que vous croisez une fois et que vous ne reverrez plus, jouent-ils, en coulisse un rôle important dans votre vite ? " P. Modiano

Il avait peut-être tort de se plonger dans ce passé lointain. A quoi bon ? Il n'y pensait plus depuis de nombreuses années, si bien que cette période de sa vie avait fini par lui apparaître à travers une vitre dépolie. Elle laissait filtrer une vague clarté, mais on ne distinguait pas les visages ni même les silhouettes.Une vitre lisse, une sorte d'écran protecteur.

"Son rire et le bruit de leurs pas résonnaient dans ces rues dont l'une portait le nom d'un écrivain oublié" .

A peine avait-il commencé sa lecture qu'il éprouva une sensation désagréable: les phrases s'enchevêtraient et d'autres phrases apparaissaient brusquement qui recouvraient les précédentes, et disparaissaient sans lui laisser le temps de les déchiffrer. Il était en présence d'un palimpseste dont toutes les écritures successives se mêlaient en surimpression et s'agitaient comme des bacilles vus au microscope.

Il n'avait écrit ce livre que dans l'espoir qu'elle lui fasse signe. Écrire un livre, c'était aussi, pour lui, lancer des appels de phares ou des signaux de morse à l'intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu'elles étaient devenues. Il suffisait de semer leurs noms au hasard des pages et d'attendre qu'elles donnent enfin de leurs nouvelles.

Il fallait avoir la patience de plonger en eau profonde pour découvrir le lien entre "Silvy-Rosa" et "La Chinoise", mais depuis quelques années il n'avait plus la force de se livrer à ce genre d'exploit. Non, il était trop vieux, il préférait faire la planche...

Il éprouva une sorte de vertige, un picotement à la racine des cheveux. Cet enfant, que des dizaines d’années tenaient à une su grande distance au point d’en faire un étranger, il était bien obligé de reconnaître que c’était lui.