AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de bobfutur


Important, unique, démesuré… sortons les adjectifs qualificatifs et quantitatifs, ils nous serviront sans doute tous.

Après une première tentative de roman-chorale sur sa ville de Northampton, « La voix du feu », Alan Moore — connu surtout pour ses scénarios de bandes dessinées, dont « Watchmen », seule BD figurant dans la liste des 100 livres les plus importants du Time magazine — réitère l'expérience en la nommant cette fois-ci d'après la ville sacrée… posant davantage la chose que s'il l'avait plus justement titré « Northampton ».

Pas d'Esplanade des Mosquées, de Temple, ou de fortifications d'âges diverses ( faisant presque oublier le Mur de Berlin… ), mais bien des « Boroughs » dont il est question, coeur ouvrier de cette ville d'Angleterre centrale chargée d'une histoire qu'elle n'a pas bien su raconter ou préserver.
C'est chose faite à présent avec cet énorme livre.

Passons rapidement les écueils que cette catégorie de roman induit comme commentaires : au trou les « longueurs » et autres « baisses de rythme » ; au chiotte les simagrées « que c'est trop long ou trop gros » — la moindre « saga » à succès portant le nom d'une famille ou d'un lieu, affublée de jolies couvertures « déco », explose allègrement les 2000 pages réparties en plusieurs tomes, lues « sans se prendre la tête »… — de grâce… nous voilà en face d'un travail considérable, réunissant pop-culture et grande littérature, tâchons d'être à la hauteur de l'événement.

Donc Roman-Monde, celui d'une ville vaguement maudite, au centre de la marge, savamment détruite à mesure de son histoire, comme si rien n'y était véritablement important…
Il lui reste bien un peu de patrimoine, et beaucoup d'histoire à raconter ; beaucoup de gens dont se souvenir, souvent réfractaires, contestataires… toujours singuliers.

Des allers-retours dans le temps ; la patience de voir l'intrigue s'assembler, la galerie de personnages s'animer, à travers les âges…
Et puis Moore pète un plomb et balance son livre dans une autre dimension, celle des morts et de la relativité du temps, prétexte pour y voyager sans entrave. le procédé est très limite, et cette deuxième partie du livre placée sous le signe de la fantaisie nous rapproche du gouffre, alors que le premier tiers s'était déployé sans heurt, malgré une langue qui frise parfois le maniérisme dans son obsession descriptive. On n'envoie pas dans le mur une si belle entreprise de cette manière… et pourtant !

Malgré l'agacement que ce procédé temporel produit, avec son lot d'incohérences que tout scénario de voyage dans le temps n'a su résoudre — mais qui ont au moins permis de graver dans le marbre collectif la DeLorean et son moteur V6 PRV (Peugeot - Renault - Volvo , à l'époque où l'Europe signifiait encore quelque chose…) de « Retour vers le futur » — on l'accepte pour le bien de l'ouvrage, surtout que le génie de Moore opère avec l'introduction d'un personnage équivalent au cri d' « eurêka ! » : le démon Asmodée…
Quand pure fiction issue d'une imagination débridée nous offre cinquante pages de complète vérité transcendantale, ou comment résoudre un grand dilemme moral dont nombre de romanciers et philosophes ont approché avec plus ou moins de succès : le Diable dit toujours la Vérité, et c'est bien à ça qu'on le reconnait.

L'Histoire anglaise est déroulée en tout sens et toute échelle, sur fond des grandes interrogations philosophiques de ce peuple, telle la prédestination et sa négation du libre-arbitre, émergeant des nombreuses obédiences chrétiennes nées de cet anti-conformisme résolu ; son éternelle facilité à tout détruire en vue de supposément mieux reconstruire, tirant rarement les leçons d'un passée pourtant si célébré ; son génie artistique éclosant où on l'attend le moins, souvent du peu de moyens, comme une évidence ; la Folie découlant d'une vision des marges, des bords et des angles, comme la courbe qu'imprime une ligne droite lorsqu'on la regarde assez longtemps.

Le gigantesque édifice prend tout son sens lors de cette sublime troisième partie, où chaque chapitre, toujours d'une longueur mesurée, vient faire rayonner l'ensemble dans de supérieures dimensions ; jusqu'à l'extrême, telle cette section hommage à Lucia Joyce ( la fille de… — danseuse ; diagnostiquée jeune de schizophrénie par Carl Jung ; muse de son père et amoureuse de Samuel Beckett ; a passé les deux tiers de sa vie internée dans un hôpital à Northampton — auquel cette parenthèse résumée ne peut rendre grâce ) entièrement écrite à l'aide de paronymes dont le sens fluctue au gré des imperceptibles mouvements de l'éther, probablement l'une des épreuves les plus homériques de la carrière de Claro.

La traduction justement est entièrement à la hauteur du massif ; avoir été primée ne semblant pas suffisant, il faudrait sur le champ aller châtier publiquement ceux qui doutent encore du talent d'adaptation du sieur Claro — déjà largement confirmé par celle du « Courtier en Tabac » de John Barth, parmi d'autres (Selby, Pynchon, Vollmann, Rushdie, Gaddis, etc.) — pensant en coin à notre gargouille-critique J. Asensio, dont il est souvent question, en mal comme en bien, lorsque l'on parle de littérature, qui, probablement par une certaine jalousie ( d'avance, navré de cette facilité ), ne cesse de vomir son mépris sur sa supposée médiocrité de traducteur ( concernant celle de romancier, je ne saurais encore me prononcer… ), alors que l'évidence plaide pour son excellence ( comme quoi, lire Faulkner dans le texte n'est pas toujours garantie d'élévation spirituelle… ).
Bref, rouons de coups cette fois-ci le vilain, il doit forcément aimer cela, à sa manière.

L'épilogue s'avère à la hauteur, ornée de l'écriture si descriptive ( vous me direz, normale pour un scénariste de BD… ) de l'auteur, bien que ses représentations de tableaux paraissent impossibles, trop parfaites et irréels ; elles servent surtout à repasser en revue l'ensemble des chapitres, ou encore une fois comment un procédé un peu balourd se justifie par son emploi finalement pertinent.
On aura eu largement le temps de s'habituer à cette façon d'écrire quelque peu maniérée ; c'est au final l'échelle du projet qui semble la valider.

La répétition, jusqu'à l'obsession, des noms de rues des Boroughs reste l'un des éléments énervants du roman, surtout qu'Alan Moore aurait pu nous imprimer un jolie plan, voire cette carte mentale et idéale matérialisée en maquette dans l'exposition de l'épilogue ; ne pas l'avoir fait semble impardonnable et corrobore l'impression d'impossibilité de représentation de l'oeuvre de son personnage le plus attachant Alma Warren ( le chapitre qui lui est consacré est d'ailleurs infiniment savoureux… ).
Un logiciel de carte numérique gloobale ( oui, oui, avec deux « o » ) est du coup plutôt utile pour se faire une idée de cette ville maudite, son « Mayorhold » équivalent à nos « Grand-Place » ou « Grote Markt » n'étant plus qu'un hideux parking à étage sans âme, que le conseil municipal envisage de démanteler uniquement pour des histoires de rentabilité — ou quand la politique en est rendue à un tel point d'indigence qu'elle n'a même plus besoin de mentir ou de se chercher des excuses — thatchérisme puis blairisme l'ayant sans doute achevée, comme le reste du pays d'ailleurs, ouvrant la voie au repliement sur soi…

La réussite reste malgré tout quasi-totale pour ce livre qui élève à une autre dimension l'oeuvre psychogéographique d'Iain Sinclair ( dont trilogie entamée avec « London Orbital » ), d'ailleurs amplement cité et remercié à la fin du roman, ouvrant la voie à une lecture situationniste ( ou « debordienne » ) de cette « réappropriation de l'espace urbain par l'imaginaire ».

Alan Moore sauve de l'oubli les murs — ainsi que ceux qu'ils abritèrent au cours leur histoire — de sa ville grâce à ce roman, en faisant par là même un monument.
Commenter  J’apprécie          10420



Ont apprécié cette critique (104)voir plus




{* *}