Il y a deux signes annonciateurs. D'abord l'angoisse irraisonnée qui vous étreint et contre laquelle on ne peut pas lutter. Et surtout, le silence particulier qui précède l'attaque. Aucune parole, aucun cri ne peut le combler. Il ne sert à rien d'appeler. La voix est atone, comme tombée dans un gouffre, comme emmurée. Tout se fige. L'ours est là et c'est trop tard.
C'est une petite île froide, quelque part dans le nord. Le vieux roi est mort. Son corps repose sur un lit de pierre, sur la Grand-Place. Il neige.
Ceux qui nous ont envahis autrefois n'ont jamais changé Petite Terre, c'est Petite terre qui a fini par les changer, avec le temps. La neige, la mer et la glace ont été plus fortes qu'eux. Se battre contre des envahisseurs, c'est disparaître à coup sûr. Il faut d'abord survivre, je vous le dis. Et garder confiance.
File la lune... chevauche la mort... ne vois-tu pas la tache blanche sur ma nuque... Garun... Garun...
Il alluma sa bougie, près de la fenêtre qui donnait sur l'arrière. Puis il se pelotonna sous son édredon. Depuis son enlèvement, il avait pris l'habitude de dormir beaucoup. Il se réfugiait dans le sommeil comme dans un pays d'abandon où plus rien ne pèse.
Il lui sembla que sa vie entière tenait dans ce bruit-là : les sifflements des lames d’un traîneau sur la neige.
Et Aleks tomba dans ces yeux là.
Il y tomba comme on s'envole, mi-chute et mi-voyage.
Ils étaient grands, légèrement tirés sur les tempes, et sombres.
Ils étaient emplis de tendresse. Et surtout. Il y avait un monde dedans.
Ils se glissaient sous les couvertures et oubliaient les mots.
Les verbes devenaient des caresses, les adjectifs des baisers. En peu de temps ils découvrirent l'un de l'autre toute la grammaire de leurs corps silencieux.
Et le vocabulaire.
Et l’orthographe.
Et la conjugaison.
Il possédait une chose que l'autre ne possédait pas : un rire provocateur, énorme et tonitruant, un rire sans joie, un rire de fou : une sorte de défi au monde qui devait s'entendre à des kilomètres, mais qu'il réservait à ses propres plaisanteries.
C'est donc ça la guerre ? Du sang et de la boue ?
Et la mort, alors qu'on n'avait même pas encore vu le visage de l'ennemi ?