"Voilà ce que vivre signifie", comprit Aomamé en un éclair. L'espoir est le combustible que les hommes brûlent pour pouvoir vivre. Impossible de vivre sans espoir.
Au dessus de l'orme défeuillé se côtoyaient deux lunes, une grande et une petite. (...) Le silence qu'elles répandaient à la ronde, comme un pacte qu'elles auraient noué, était un silence lourd de présage. Et les lunes exigeaient qu'Ushikawa partage ce silence. Elles avaient doucement posé sur les lèvres un index couvert de cendres fines pour lui intimer de ne rien révéler à personne.
En réalité, le temps n'est pas rectiligne. Il n'a même aucune forme. C'est quelque chose qui, dans tous les sens du terme, ne possède pas de forme. Mais comme nous ne sommes pas capables de concevoir des choses qui n'ont pas de forme, nous le figurons sous l'apparence d'une ligne droite, par commodité.
_ Et pourquoi pas "A la recherche du temps perdu" de Proust ? demanda Tamaru. Si vous ne l'avez pas encore lu, ce serait l'occasion rêvée.
_ Est-ce que vous l'avez lu, vous ?
_ Non. Je ne suis jamais allé en prison. Je n'ai jamais dû rester caché longtemps. Quelqu'un a dit qu'en dehors de ce genre de circonstances, il était difficile de lire ce roman dans son intégralité.
C'est vraiment un monde complètement bizarre. Jusqu'où s'agit-il d'hypothèses ? A partir d'où est-ce du réel ? Je n'arrive pas à discerner la frontière. Dis-moi, Tengo, toi, en tant que romancier, comment définirais-tu le réel ?
Là où, quand on se pique avec une aiguille, du vrai sang rouge jaillit, c'est le monde réel, répondit Tengo.
"Tout humain fonctionne selon un schéma régulier quant à ses pensées et à ses actes. Cette régularité provoque forcément des faiblesses."
Elle s'efforçait de ne pas penser. Ce qui bien-sûr était impossible. Dés que se crée du vide, il attire à lui ce qui doit le combler.
C'est moche de vieillir ! Quand on prend de l'âge, les tiroirs de la mémoire coulissent mal.
Le temps avait-il vraiment la forme d'une ligne droite?
Un soir, alors qu'elle scrutait le jardin sur lequel soufflait la bise, Aomamé s'aperçut brusquement qu'elle croyait en Dieu. Ce fut pour elle une découverte inattendue. Comme si elle sentait que la plante de ses pieds rencontrait soudain un sol ferme alors qu'elle marchait dans des fonds boueux. Ce fut une prise de conscience totalement imprévue, accompagnée d'un sentiment d'incompréhension. Du plus loin qu'elle s'en souvienne, elle n'avait cessé de haïr tout ce qui s'apparentait à Dieu. Pour l'exprimer en termes plus précis, elle avait rejeté les hommes et le système qui s'étaient interposés entre elle et Dieu. Durant une très longue période de temps, elle avait assimilé à Dieu ces hommes et leur système. Les haïr, eux, c'était aussi haïr Dieu.