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sur 468 notes
L'homme sans qualité. Il y a bien longtemps, j'ai lu le tome 1 en entier et une grande partie du tome 2. A l'époque j'avais apprécié les méandres de la vie d'Ulrich et la description de son rapport catastrophique à la vie et aux autres. Mais aujourd'hui, c'est un ouvrage que je ne relirais pas, trop prise de tête, sombre, avec un personnage principal qui se regarde le nombril. C'est une performance de réussir à lire ces deux Tomes.
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Ulrich est un homme moderne : ayant voulu se laisser la possibilité de laisser advenir en lui tous les possibles, il se découvre finalement sans qualités, vaincu par cette erreur de jeunesse qui fait croire que l'amour sera toujours aussi intense et qu'une vie fondée uniquement sur la passion peut être solide.


Ulrich a passionnément aimé les idées, puis elles se sont révélées pour ce qu'elles sont, d'éphémères attachements intellectuels. Il atteint la trentaine et se promène dans la vie sans s'y attacher. Il observe l'existence que mènent ses amis. Il rencontre une cousine. Il se laisse entraîner dans une campagne pacifiste qui prépare le 70e anniversaire de l'empereur d'Autriche en 1918 sous le signe du triomphe de l'humanisme et de l'idéalisme européens, avec toute l'ironie que suggèrent ces notions. Pour Musil, l'esprit moderne apparaît avec la rupture opérée par Galilée. Il se fait un plaisir de décrire la société du début du 20e siècle comme le pur produit de cette scission.


Relations surfacielles, intérêts éphémères, solitude et errance dans le monde moderne : les hommes attendent sans savoir quoi. L'écriture est placée sous le signe de l'inconscient ("J'ai été soulevé comme un bouchon et déposé où je n'eusse jamais voulu l'être !") et les nouvelles pensées de l'ère moderne cherchent à se matérialiser en en passant par des actions blafardes. « La vie forme une surface qui se donne l'air d'être obligée d'être ce qu'elle est, mais sous cette peau, les choses poussent et pressent. » le matérialisme, à mesure qu'il se nourrit paradoxalement d'un imaginaire plus affamé qui l'annule, fait du monde vivant une virtualité. La science s'éloigne de l'expérience quotidienne et s'attache aux idées qui permettront de se passer pour toujours des faits. « Il s'est constitué un monde de qualités sans homme, d'expériences vécues sans personne pour les vivre ; on en viendrait presque à penser que l'homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d'une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l'algèbre des significations possibles. »


N'ayant moi-même aucune qualité de constance, je n'ai pas poursuivi la lecture de ce volume, pourtant lu en septembre 2020, par ceux qui suivent. Ma mauvaise conscience me taraude cependant. Je céderai sans doute à ses injures, et j'en parlerais peut-être d'ici trois ans.
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Cet ouvrage, on ne peut le résumer, on ne peut que le lire. Déjà ce n'est pas un livre “normal”. Parce que Robert Musil n'est pas un homme ordinaire. C'est un surdoué qui se sert de la littérature pour exprimer ce qu'il ressent dans sa confrontation au réel. En dépit d'un style littéraire de facture éminemment classique, l'écrivain autrichien écrit comme nul autre humain n'a su le faire avant lui, ne le fera sans doute jamais après lui. Par le truchement de ses personnages, on assiste à ce qui se passe dans sa tête. « Il n'est malheureusement rien d'aussi difficile à rendre, dans toutes les belles-lettres, qu'un homme qui pense » écrit-il au chapitre 28 du premier tome. Telle est pourtant l'ambition de cette oeuvre de près de 2.000 pages (si on compte les deux tomes) qui, à la lisière entre psychologie, philosophie et métaphysique, constitue selon moi la plus belle création littéraire du XX° siècle.
Cet ouvrage procure le dévoilement d'un univers intérieur, comme chez Proust. On y plonge dedans, ou on reste à la surface. Mais les dimensions, le volume, font qu'il ne peut y avoir de juste milieu. Il y a des passages sans doute longs, parfois peut-être même inutiles (des chapitres très conceptuels “à l'allemande”), mais on est obligé de tout prendre, comme on le fait avec quelqu'un que l'on aime et vis-à-vis duquel on ne peut évidemment pas “trier”. Toujours est-il que, à l'instar de la « Recherche du temps perdu », « L'homme sans qualités » est une des réalisations littéraires les plus stupéfiantes du monde moderne.
Tout respire ici l'intelligence. À chaque mot, chaque phrase. Quel que soit le sujet, la lumière est présente ; car Musil est un être “éclairé”. Au-delà de la pertinence du propos, on sent conjointement l'impertinence, l'humour, la clairvoyance. C'est immensément drôle, presque à chaque chapitre, car il n'y a rien de plus désopilant (c'est le fil conducteur de ce premier tome) que notre âme qui prend (dramatiquement) tout au sérieux. En effet, nous dit-il en filigrane, il n'y a rien de sérieux en ce monde : tout est égal devant l'Infini, ce « principe invisible » qui régit tout.
Du point de vue de l'action, Musil déploie dans ce tome sur sept cents pages la mise en scène d'un invraisemblable événement mondain dont l'inanité révèle la vacuité du monde, n'aboutissant évidemment nulle part. Cela permet à l'écrivain de parler de choses et d'autres, comme ça lui vient ; et c'est très bien comme cela. D'autant que l'essentiel chez lui n'est pas dans les mots qu'il emploie mais dans ce vers quoi ils pointent (non dans les notes, disait Glenn Gould à propos de la musique de Bach, mais dans le silence qui les relie).
Contemporain de Freud et de Zweig (ses compatriotes), Musil excelle dans le portrait des personnages. La psychologie des femmes est admirablement décrite. Personnage-phare, Diotime en particulier ne se limite pas à une figure sociale (une bourgeoise désoeuvrée jouant à l'aristocrate dans les milieux mondains de Vienne), mais incarne de manière avant-gardiste le néo-spiritualisme (ce qu'on appellerait aujourd'hui le « développement personnel »). Chez les hommes, la galerie – qui va de l'aristocrate au haut-fonctionnaire, du militaire au bourgeois ou à l'artiste, du domestique au marginal – est tout aussi saisissante. Personnage emblématique, Arnheim apparaît telle une préfiguration d'un patron actuel du GAFA. Tout l'art de Musil est d'accompagner avec empathie ses personnages les plus excessifs, leur faisant d'ailleurs parfois prononcer des phrases admirables, ce qui témoigne de sa grande subtilité d'esprit.
Quant à Ulrich, le personnage principal, qui observe cette comédie humaine sans s'impliquer, il est qualifié dès le départ comme un « homme sans qualités » (der Mann ohne Eigenschaften) : un être « sans caractéristique propre », « sans qualités particulières ». En fait, un être « sans personnalité », sur qui tout glisse, parce que, émancipé de toute “croyance”, ne ressentant plus la nécessité d'adhérer à quoi que ce soit, il se contente d'être ce qu'il est : un homme à part entière, qu'aucune norme ne saurait qualifier, qu'aucun jugement ne peut atteindre. C'est ce qui rend ce chef d'oeuvre, du point de vue ontologique, éminemment actuel.
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~ Au commencement était Ulrich ~

C'est lui l'Homme sans qualité.
32 ans. Militaire, ingénieur & mathématicien, cependant, ne fout rien !

Déjà, qualité est à prendre au sens de particularité et non pas dans le sens vertu !

Musil lui-même notera : "Sa particularité essentielle, c'est qu'il n'a rien de particulier. C'est l'homme quelconque, et plus profondément l'homme sans essence - l'homme qui n'accepte pas de se cristalliser en un caractère ni de se figer dans une personnalité stable."
C'est l'homme du possible, surtout pas l'homme du réel. Incapable de décider, de trancher. Une seule certitude, le doute. Toujours !

Parachuté chez sa cousine, le voici en compagnie de la crème de la bourgeoisie viennoise pour préparer le jubilé de François-Joseph prévu pour 1918. Les femmes y sont aussi, Diotime, Bonadea, Clarisse, Rachel, Gerda tantôt pour l'amour & le sexe, tantôt pour l'essence & l'esprit.

L'Action parallèle est un événement que Musil trouve pour entrecroiser tout ce beau monde, les confronter, pour capturer les intérêts, les aspirations, les travers & les rêves de chacun, pour traduire l'état de cette société policée & brillante, qui a vu s'épanouir Freud, Wagner, Schiele, Klimt, Schönberg et tant d'autres, mais où tout s'est mit incidieusement en place pour favoriser la guerre.
Le roman est composé d'une centaine de parties, qui sont autant d'échanges entre les protagonistes. On peut parfaitement l'aborder par fragments, comme une succession de portraits & de débats d'idées.

C'est un ouvrage a la fois philosophique, politique, sociale & historique, d'une richesse inépuisable & d'une beauté inégalable. C'est un livre qui se suffit à lui-même. Duras dira que c'est un livre éminemment obscur, illisible & irrésistible, dont la lecture est une mystérieuse corvée, et un enchantement une fois arrivé au bout ! Et de Musil que “C'est la tentative du tout. du tout du monde”
Inqualifiable, il est bien plus que cela !

Alors si vous avez du temps & une tendance à l'auto-flagellation, c'est pour vous !
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Dans "le zéro et l'infini" d'Arthur Koestler, le personnage de Roubachov écrit dans son journal : " L'ère industrielle est encore jeune dans l'histoire, et l'écart reste considérable entre sa structure économique extrêmement complexe et la compréhension de cette structure par les masses".
Robert Musil partage ce point de vue, mais l'élargit : ce n'est pas uniquement la structure économique du monde contemporain qui est extrêmement complexe, mais aussi la structure de la connaissance; et "les masses" ne sont pas les seules à ne pas avoir une compréhension exacte de cette structure; "les élites" elles aussi sont incapable d'en avoir une vue d'ensemble.
L'écart entre le progrès des sciences et de la technique et l'inertie des autres compartiments de la société occupe le centre de la réflexion de Musil. Il se trouve symboliser dès la première page où s'opposent la manière scientifique et la façon ordinaire de décrire une "belle après-midi d'automne".
Pour employer un langage vaguement marxiste, il existe une contradiction entre l'infrastructure (scientifique, technique, productive) et la superstructure (Institutions, Arts, Morale...) de la société.
Cette opposition se trouve représentée de manière satirique sur différents plans : rivalité entre la Prusse et l'Autriche-Hongrie, flirt risible entre Arnheim et Diotime, jalousie croissante de Walter pour Ulrich et polémique interminable sur le cas Moosbrugger, rendue insoluble par la contradiction entre une vision scientifique qui voit du continu, là où la pensée juridique veut des distinctions nettes et tranchées.
Les personnages du roman sont à la recherche d'une solution qui apaiserait cette tension fondamentale entre l'incroyable complexité du réel tel que le conçoit la pensée scientifique et les insurmontables difficultés que cette abondance de détails posent à l'esprit qui réclame quelque chose comme une compréhension globale du monde et de l'existence.
Le roman montre l'émergence progressive des tentations irrationnelles face aux insatisfactions et aux frustrations que crée la pensée scientifique, même auprès de ceux qui se réclament du "cercle de la raison": l'impossibilité d'atteindre à une vision unitaire et synthétique de la réalité ouvre la voie à toutes les solutions irrationnelles : Wagner, le nationalisme, la philosophie charlatanesque de Meingast, l'antisémitisme et la pureté raciale... L'action parallèle, tentative ridicule de réconcilier les émotions avec la raison, aboutit à la guerre.
Ulrich cherche lui aussi à reconstituer l'unité perdue de l'homme, mais il refuse de transiger avec la précision scientifique. Il est conscient d'une mutilation. Il sait que le besoin de synthèse ne peut être étouffer sous l'accumulation pléthorique des constatations de détails de la science, mais il ne veut pas sacrifier cette dernière à une illusion d'unité supérieure.
L'attirance qu'il éprouve pour Clarisse, puis pour Agathe témoigne de ce sentiment.









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L'homme du commun ne vit qu'une fois. Celui qui lit vit mille existences.
L'homme sain a toutes les maladies mentales; le véritable malade mental n'en a qu'une.
De ces phrases qui nous reviennent au détour d'une conversation, le roman de Musil en est plein à foison. Ni philosophe ou moraliste, ni éthicien ou psychologue, Musil s'en inspire pour nous restituer toute la profondeur de sa pensée. Livre de chevet bien mérité.
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Je sais bien qu'il est trop tard pour changer le titre de cette oeuvre, mais il me semble que "L'homme sans qualités" est une mauvaise traduction de la volonté de l'auteur, ingénieur, exprimée par "Eigenschaften". En effet, Eigenschaft est utilisé en chimie pour parler des propriété d'un élément, d'un corps, de ses particularités. Il me semble donc que "L'homme sans propriétés" aurait mieux reflété le titre originel allemand. Certes, le terme propriétés en français est ambivalent. Alors peut-être que "particularités" aurait mieux convenu.


Quelques jours plus tard…
Quelle que soit la qualité de la traduction, le résultat est assez difficile à lire et certaines phrases m'écorchent les yeux et les oreilles. J'ai donc téléchargé le texte original à partir du site buecher.de pour 0,99€. Un peu presomptueux je suis, sans doute, mais on va voir laquelle des deux versions est la plus difficile.
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Un livre étonnant. parfois amusant, parfois passionnant, parfois fatigant. L'histoire d'un homme, plus ou moins rentier de son état, qui vit un peu à l'écart du monde réel (ce que ses moyens lui permettent). Il a beaucoup voyagé, changé plusieurs fois de vie professionnelle et à l'époque où nous le rencontrons il se laisse porter par la vie et un projet dans lequel il s'est trouvé impliqué : trouver un thème pour l'année Autrichienne, année prévue en 1918 pour les 70 ans de règne de l'Empereur. Nous sommes en 1912 et il reste un peu de temps pour rêver. Au delà de cette histoire, l'auteur fait une analyse très fine, souvent amusante, parfois ennuyeuse, de la société de son époque et des idées qui la parcourent.
Ainsi, sommes-nous libre de notre destinée ou avons-nous été porté par le hasard ?
Le héros, un peu fataliste, observe ce mouvement des esprits autour de lui. Pour lui, c'est l'environnement qui nous façonne, d'où ce léger recul et ennui de sa part. Comme il se berce d'aventures diverses, il laisse le temps filer.
Ses amis le trouvent sans qualités, c'est-à-dire sans « personnalité, sans réelle affirmation de soi. L'histoire, dans le tome 1, se clôt lors d'une grande réception de l'association.
Un livre qui date (i est sorti en 1930) et pourtant il est très actuel dans sa réflexion. Un peu comme aujourd'hui (2022), nous avons l'impression d'être sur le pont du Titanic où le bateau est sur le point de couler pendant que l'orchestre continue à jouer imperturbablement. Détail : le Titanic, c'était en ... 1912. Et comme dans ce livre, nous pouvons avoir l'impression que notre monde actuel continue à faire ses petites affaires, alors que des nuages noirs s'accumulent.
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ça y est! Je suis venu à bout de ces quelques 2000 pages où soit-disant il ne se passe rien...Pas très réjouissant comme lecture en perspective! le premier Tome m'a quand même particulièrement intrigué tant il est inhabituel de se retrouver devant une non-histoire, où l'essentiel ne se joue pas dans le monde sensible tel que nous l'attendons, mais plutôt dans un monde parallèle éthéré, où évoluent les pensées de personnages à peine incarnés . J'ai eu l'impression que le réel n'était jamais qu'un second plan dans cette vaste entreprise de déconstruction du monde et du Moi qu'a entamé Musil.
Pas toujours facile à suivre formellement, parce qu'on ne sait pas où veut nous emmener l'auteur, on finit par s'immerger dans cet im-monde aux côtés d'Ulrich, le véritable homme sans qualité, sans doute double de l'auteur. Entre histoire de la pensée moderne et essai philosophique, même s'il se veut anti-philosophique (Nietzsche y est abondamment cité), les incursions poétiques semblent là pour nous rappeler que l'essentiel n'est pas intelligible, comme une invitation à comprendre au delà des mots, ou à ne pas comprendre du tout. Avec le surgissement d'Agathe, la soeur jumelle d'Ulrich, le roman bascule dans une sorte de délire mystique , où la raison n'a définitivement plus sa place. J'ai totalement lâché prise par moment, j'ai même failli abandonner la lecture du second tome tellement je me trouvais étranger à "l'avènement du règne millénaire"...Et puis j'ai repris doucement, bien moins méticuleusement, j'ai lâché mon petit carnet à spirales, je me suis laissé séduire par la prose, et j'ai aimé ça!
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L'Homme sans qualités de Robert Musil est une oeuvre (eh oui, une oeuvre… pas vraiment un roman, pas seulement un livre ; tout autant une expérience spirituelle, doublée d'une entreprise intellectuelle) insolite et intimidante. À cela contribuent bien sûr, du dehors, une réputation, des recommandations et références écrasantes (comme, ici même, celles qui l'associent à Proust et à Joyce), la caution de vingt années de travail, plus de 2000 pages bien serrées, laissant pourtant l'oeuvre inachevée, le mythe donc aussi de l'artiste-martyr, mort à la tâche. Mais surtout, toute cette aura se voit confirmée d'emblée par les premières impressions qu'on acquiert soi-même dès les premières pages : écriture magistrale (précieuse, ciselée, bien faite pour les dissections, et aussi souvent l'humour froid) ; ton et regard distanciés, et néanmoins éminemment attentifs et scrutateurs ; pensée exigeante, tatillonne même, dans un souci constant de vérité, d'exhaustivité et de sublimation ; notations stupéfiantes de justesse, de perspicacité et de précision… Pourtant, j'avais déjà déclaré forfait en cours de lecture il y a de nombreuses années. Pensant que cet abandon était imputable à un manque de temps et de disponibilité dans la durée, je viens de me donner une nouvelle chance. Et, à nouveau, expérience étrange : dix fois, vingt fois, j'ai décroché (ou été tenté de renoncer), gagné par la distraction ou l'ennui ; et, à chaque fois, une réflexion surgissait tout à coup comme une révélation (lumineuse, adéquate, profonde), pour me remettre le pied à l'étrier. Jusqu'au bout (car, paradoxalement, je suis quand même allé au bout des deux tomes, en deux ou trois semaines), j'ai vécu cette alternance d'ennui, abandons, mauvaise conscience, reprises, éblouissements… et je ne peux que m'interroger, rétrospectivement, sur cette ambivalence.

Certes, l'ouvrage est singulier. D'abord, pour un roman, il n'y a pas véritablement d'action nourrissant le récit (juste, en première partie, les interminables préparatifs d'un projet politico-culturel de commémoration officielle, dont on ne sait même pas s'il va finalement aboutir et qui sert de fil conducteur à l'ensemble du livre, et, en deuxième partie, les préliminaires et atermoiements d'une relation incestueuse entre frère et soeur, qui vient interférer avec ce fil principal), de sorte que ce récit vaut surtout, formellement, comme exercice d'écriture. Car la dizaine de personnages qui sont pris dans cette trame n'ont pas non plus de véritable identité personnelle, ils dialoguent peu et ce qu'ils font, pensent ou ressentent est le plus souvent commenté par une voix off (celle de l'écrivain lui-même, omniscient et omniprésent), aux modulations indifférenciées et au registre indéfini, qui est comme une hybridation de littérature et de philosophie. Autant dire que le livre vaut d'abord par l'écriture (l'élégante traduction de Philippe Jaccottet n'y est pas pour rien), qui est véritablement fascinante.

On dirait un style « diplomatique » (le contexte y est sans doute pour quelque chose), tout en prudence, en nuances et en compromis, fait de méandres et de circonlocutions, qui donne parfois l'impression de noyer le poisson, de jeter de la poudre aux yeux ou de sonner creux, mais qui, sous des apparences verbeuses, prend soudain de la hauteur et révèle des vues générales, une pensée englobante, et cela sans rien céder du souci scrupuleux de précision, d'exhaustivité et d'attention aux détails. Et toujours avec ça, bien entendu, beaucoup de tenue, d'élégance (un peu corsetée), de brio, de manières et de mondanités ! Mais ce style est aussi très bavard, ampoulé, alambiqué, grandiloquent, comme, j'imagine, autour de certaines tables de conférence. Il se prête aussi trop souvent à une sorte de marivaudage intellectuel et à des assauts de coquetterie entre beaux esprits, plus fumeux qu'éclairants, comme dans une soirée mondaine. On se prend alors à bailler et à s'ennuyer ferme. Mais que la langue de bois se mette soudain à prendre feu et à lancer des flammes prophétiques, et alors tout est miraculeusement sauvé ; on sait, ébloui, qu'on n'a pas perdu son temps !

Mais de quelle diplomatie peut-il bien s'agir ici ? Et pour quelle sorte de négociations ? Primo : une diplomatie qui se déploie, non pas sur le terrain politique ou géostratégique, comme il pourrait sembler au premier abord, mais sur le terrain psychologique, composant avec toutes les expressions de l'âme (états d'âme, minutieusement décrits comme autant de paysages de l'âme, ou plutôt états de l'Âme, dans l'infinité mobile et complexe de sa gamme d'expressions). Secundo : une diplomatie qui vise à rapprocher « idéal » (envolées, sublimation, liberté ; mais aussi vanité, illusions) et « réel » (ancrage, consistance, mais aussi pesanteurs, faiblesses, contraintes). Idéalisme et réalisme donc, mystique et politique, ou encore « Capital et Culture », pour reprendre les deux courants de l'Action Parallèle, (T2 § 36). Deux « mondes » ou deux « états » (celui-là et « l'autre »), deux « méthodes » (« inductive »/« déductive »), deux modalités de « développement du sentiment » (« extérieure »/« intérieure », « expression »/« impression »), deux possibilités de vivre (« profane » et « mystique », « animale » et « végétale », « appétitive » et « contemplative ») dont l'écartèlement et les interférences finissent par créer un redoutable imbroglio. Sachant de plus que, si cette remarque vaut pour le contenu thématique et narratif du livre (les tractations autour de la commémoration, les tribulations de l'amour entre les personnages, les contradictions de la morale et de la culture), elle vaut tout autant pour le livre lui-même en tant qu'objet culturel, sur le statut duquel Musil ne cesse de s'interroger en miroir. Tertio : une diplomatie qui tente d'allier tous les points de vue : celui du juriste, sur les infinies subtilités de la Loi épousant l'infinie complexité et diversité du réel comme l'infinie mobilité et plasticité de la conscience ; celui du bureaucrate, soucieux de tout inventorier, étiqueter, classer, scrupuleusement consigner ; celui du théologien, faisant le grand écart entre vision et prétentions transcendantes d'une part, et minutie de l'exégèse, casuistique de jésuite d'autre part ; celui du rationaliste (financier ?), d'une froideur et d'une précision arithmétiques… Dans les négociations longues et complexes, on parle de « ballet diplomatique » pour en rassembler tous les acteurs (qui sont surtout des parleurs), rencontres (officielles et informelles), échanges, démarches, conversations, lieux, dates, témoignages, rapports et mémos, photos et cartes, courriers, documents, chassés-croisés d'ombre et de lumière entre secrets, rumeurs, propos publics ou semi-publics, directs ou rapportés, et plus généralement tout ce qui est archivé dans le dossier. Ce mot convient assez bien ici pour désigner toute cette agitation de gens, de mouvements d'âme et surtout de mots qui, au cours des 251 épisodes, dessine une savante chorégraphie autour d'Ulrich, le premier danseur. Chorégraphie psychographique si l'on peut dire, qui dessine en tensions exaltées (Clarisse, Agathe), en charges impétueuses (Moosbrugger, Bonadea, Léone), en arabesques majestueuses (Diotime, Arnheim), en balancés patauds (Stumm), en entrechats légers (Walter, Rachel)… , du plus gracieux ou sublime au plus stéréotypé ou au plus sauvage, tous les mouvements de l'âme humaine (et qui ressort même d'autant mieux, en épure, dans les fragments, débarrassés des éléments narratifs et réalistes, de la partie inachevée).

Ulrich, c'est « l'homme sans qualités » du titre, qualificatif qui sonne mystérieusement comme un nom de code. Un intellectuel rentier et mondain, mi dandy mi play-boy, qui est tout sauf anodin ou médiocre et dont les qualités dont il est dépourvu, négatives aussi bien que positives d'ailleurs, sont à entendre au sens philosophique, comme des déterminations. C'est assurément un homme supérieur, un esprit aiguisé, une conscience exigeante, il a certes beaucoup de qualités mais il n'en est aucune, il ne s'identifie à aucune. On dirait en termes philosophiques (ou sartriens) qu'il est un « existant », dépourvu d'« essence ». Il vit toujours en spectateur, analysant et décortiquant tout ce qui lui arrive, les événements, les ressentis, les autres comme lui-même, lui comme un autre. Il semble toujours se prêter à un jeu, comédie sociale, marivaudage ou autoréflexion. Sa conscience, comme un miroir, le tenant par fonction à distance de tout ce qu'elle reflète, il est condamné à être dedans/dehors, à la fois en immersion et en surplomb. « Quoi que tu entreprennes, dit-il, tu restes hors de toi… Tu vois une voiture et, d'une certaine manière, tu vois en même temps, comme une ombre, la phrase : Je vois une voiture. Tu aimes ou tu es triste, et tu vois que tu l'es… Rien n'est plus là entièrement comme dans l'enfance. » (T2, § 25). D'où, dans l'impossibilité de coïncider, le malaise pour lui et le malentendu avec les autres, par manque d'identité ou manque d'empathie. Il paraît détaché, indifférent, dilettante, irrésolu, mais il est d'abord divisé, dédoublé, intimement décalé. Et il projette ce défaut ou ce déficit d'être sur tout ce qu'il approche. Pour son mal être et celui de ses proches. D'ailleurs, ce qui se négocie fondamentalement à travers toute cette entreprise du livre, ce n'est pas l'organisation du centenaire (qui fera fiasco dans la guerre de 14) ni la résolution (impossible) des contradictions entre les deux mondes (idéal et réel), mais c'est ce retournement éphémère qui, à travers la fusion des « jumeaux siamois » va réconcilier Ulrich avec lui-même. le véritable enjeu ou bénéficiaire de la négociation, c'est lui. Agathe en effet semble surgie de nulle part, comme son double inversé, pour unifier ce qui ne peut pourtant pas l'être, comme si (chimériquement) l'amour pouvait opérer un tel miracle. Comme si les contradictions de l'Âme ne pouvaient se résoudre que dans l'Amour. « Où trouver la possibilité d'une vie totale, d'une conviction entière, d'un amour pur ? » (T2, § 66) Dans ce qu'ils appellent « vivre essentiellement » : « comme ils ne percevaient plus aucune séparation d'aucune sorte, ni en eux ni dans les choses, ils ne formaient plus qu'un seul être » (T2, § 94 « le voyage au paradis »). Parenthèse enchanteresse et éphémère du « Paradis » qui tourne court pourtant car l'homme n'est pas fait pour « la vie dans », mais pour « la vie pour » (T2, §§ 80-81), si l'on entend par là que ce qui le fait courir est précisément ce qui le fait échouer et réciproquement.

Coincé dans une impasse, le roman dès lors paraît bel et bien déboussolé et inachevable et il n'y a plus rien à en attendre. Ça va être la guerre, Hans s'est suicidé, Moosbrugger n'échappera pas à la peine de mort, Ulrich s'apprête à partir au front, Clarisse, à bout de forces et d'illusions, (« La conscience ne cesse de déséquilibrer le système des forces naturelles. Elle est la cause de notre agitation superficielle et futile, la rédemption exige qu'on l'abolisse. » T2, § 117) s'enlise dans la folie.

RECOMMANDATION : pour lecteurs sédentaires plus que pour touristes pressés. À garder sur sa table de chevet ou à emporter sur une île déserte plutôt qu'à essayer de traverser d'une traite, en ligne droite et à marche forcée.
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