«Je ne comprends pas ce que je dis. Et alors j'adore»
Clarice Lispector
Oeuvre complexe et parfois éreintante, déstabilisante et magnétique, dotée de ce charme vénéneux propre aux choses qui se suffisent à elles-mêmes, à la fois impudente et sublime,
Nabokov a écrit un roman que personnellement je qualifierais de «monstrueusement génial». Un roman dont on ne peut pas dire sans ambages ou candidement : «oui, j'ai aimé» (bien sûr, ceci au cas où l'on ne l'aurait pas détesté ou abandonné en cours, ce qui doit probablement arriver à un nombre considérable de lecteurs s'y aventurant!).
Je pense pour ma part que la vraie question à poser ici serait plutôt de savoir si l'on s'est senti «traversé» ou pas, et comment, par la lecture d'un roman si atypique, aussi impudique, impressionnant.
Comme l'on dit parfois de certains tableaux, qu'ils nous donnent la sensation de «nous regarder» plutôt que le contraire, tout en osant la comparaison, et sans savoir- j'avoue - où je veux en venir exactement (pardonnez-moi déjà mes errements d'entrée de jeu...), je serai pour ma part tenté de dire qu'Ada ou l'Ardeur ferait partie de ces romans capables de «nous lire» et perturber en profondeur notre conception même de la lecture.!
À l'instar de celui de son compatriote
Andréi Biély, «
Pétersbourg » (auquel
Nabokov vouait d'ailleurs une grande admiration), Ada condamne un lecteur enfin fidélisé à un piège sans retour, dans lequel, malgré lui, il se laissera engluer de plus en plus: en matière de sables mouvants littéraires, ça me paraît difficile de faire mieux!
Nabokov ne semble pourtant pas très enclin à accorder au départ une attention particulière au code de bonne conduite qui préconise aux écrivains de prendre en compte d'une manière ou d'une autre leurs potentiels lecteurs. Suivant son seul bon vouloir, l'auteur n'hésite pas à larguer ces derniers au bord de la route, au risque de les perdre définitivement...excédés par autant de cérébralité, par une sorte d'arrogante virtuosité langagière, faite de jeux de mots et d'anagrammes, de glissements improbables de sens, de citations intertextuelles souvent trop implicites pour le commun des mortels, d'usage immodéré d'expressions en langues étrangères, de taxonomies diverses -noms imprononçables de larves, papillons, orchidées -, de considérations nébuleuses sur le phénomène de la conscience ou encore sur les rapports à abolir entre espace et temps (non, là c'est vraiment trop, j'abandooonne!!)...pour ensuite mieux les ramasser, exsangues, quelques paragraphes plus loin, les ravissant alors, extasiés ce coup-ci, vers des sommets rarement atteints en littérature, d'une acuité et d'une profondeur renversantes, et d'une beauté à vous couper le souffle...!
Roman peut-être le plus transgressif (encore plus que
Lolita) d'un des auteurs situés cependant parmi les plus consensuels dans les hautes sphères intellectuelles, académiques et critiques, Ada ou l'Ardeur est une lecture qui dérangera forcément, dans laquelle la symétrie et la gémellité, la fusion-confusion et l'idéalisation amoureuse, mais aussi le pastiche, la duplicité, la maupiteuse tyrannie du désir, le cynisme et l'amoralité outranciers seront les maîtres-mots autorisant au très impertinent Russo-américain toutes les audaces et outrecuidances dont on le sait capable...!
Nabokov s'amuse entre autres à subvertir les codes littéraires du roman réaliste et psychologique moderne, tout en faisant preuve de les maîtriser à merveille lorsque, par exemple, en les pastichant, il s'en emparera provisoirement afin de les démonter impitoyablement, les surclassant avec une ironie et un panache remarquables, ou encore lorsque, telle une diva absolue qui se mettrait soudain à jouer avec son public interloqué, il décidera capricieusement d'insérer juste quelques gammes dissonantes dans un morceau du grand répertoire classique romantique...
Tout en ayant un épicentre bien identifié pour le lecteur, le château d'Ardis, véritable topos symbolique du fantasme de la Grande Russie et de la superbe ouvertement affichée par une vieille caste aristocratique - lieu surtout où tout avait démarré pour les principaux protagonistes du roman, amants incestueux, Ada et son «cousin» van Veen– en fait son frère utérin-, et lieu vers lequel enfin, arrivés au grand âge, leurs souvenirs ne cesseront de vouloir retourner, cette chronique autobiographique (le livre a pour sous-titre «Chronique Familiale ») se déroule rien moins que dans une réalité parallèle, dénommée «Anti-Terra».
Si par exemple, sur cette planète jumelle et légèrement décalée par rapport à la nôtre, les USA existeraient toujours, s'étendant même jusqu'en Argentine, l'Amérique du Nord d'abord colonisée par des Vikings, puis par les Russes, s'appellerait en revanche le «Vineland», le Canada correspondrait à un grand territoire nommé «Estotie» - le tout formant une «Amérussie» dont un célèbre "Abraham Milton" (!) avait été par ailleurs l'un des plus fervents promoteurs. Quant à notre France à nous, le pays avait été annexé par l'Angleterre en 1815. En lieu et place de la Russie telle que nous la situons ici-bas, à Anti-Terra l'on retrouve une vaste «Tartarie» moderne, etc. etc..Notre vieille planète Terre y figurera aussi, mais en tant qu'abstraction, projection imaginaire d'un «autre monde», entité chimérique que seuls le délire des fous, l'onirisme des visionnaires ou la plume d'écrivains et de penseurs antiterriens partisans de la thèse d'une «Identité fondamentale» entre les deux mondes s'évertuent à faire exister...Il y a bien, d'ailleurs, nous précise le narrateur, une discipline qui s'appelle «Terrologie», mais celle-ci constitue avant tout «un rameau de la Psychiatrie»!
Le récit couvre d'autre part une période allant de la fin du XIXe jusqu'aux années 60 du XXe siècle, la temporalité étant néanmoins, elle-aussi, légèrement décalée par rapport à la chronologie terrienne (c'est ainsi que certaines innovations techniques, comme l'électricité par exemple, n'existent toujours pas à Anti-Terra au début du XXe siècle; d'autres en revanche ont existé, puis auraient été supprimées, ou bien remplacées, quelquefois par d'étranges dispositifs tels ce curieux "téléphone-à-eau" installé au château d'Ardis).
Brillant exercice de "mémoire totale" proustienne, le passage du temps représente également l'un des thèmes récurrents du roman. (Van Veen écrit à ce propos un traité philosophique -"La Texture du Temps"- cherchant entre autres à démontrer qu'un certain nombre de développements de la théorie de la relativité seraient faux...).
Pour le narrateur, en tant que tel, le passé reste quelque chose d' «intangible». Nous n'avons en réalité accès qu'à une accumulation de «sensa, d'objets de perception» que la mémoire rassemble et réordonne continuellement. le passage du temps lui-même ne serait en définitive qu'une affaire de mémoire. Seul le travail de cette dernière nous le ferait éprouver d'une manière sensible et incarnée. La conscience même serait un domaine relevant du souvenir. Et tel le Futur, qui s'inscrit pour nous dans une linéarité totalement illusoire, le Présent aussi ne serait rien d'autre «qu'un point imaginaire» dont on ne s'approprie véritablement qu'après-coup:
"L'extase de son identité, placée sous le microscope de la réalité (qui est la seule réalité), révèle un système complexe de ces passerelles subtiles que traversent les sens, riants, enlacés, jetant des fleurs en l'air, entre l'âme et la chair lamellée, et qui a toujours été une forme du souvenir même à l'instant de sa perception."
Le cogito cartésien aurait évacué trop rapidement la dimension temporelle?
Je me souviens, donc je suis..!?
«Omniscient-Omninceste», s'entendra dire le vieux van Veen en rédigeant ses mémoires.
Évocation des jeux d'anagrammes que les enfants Veen avaient l'habitude de jouer au château d'Ardis, ne pourrait-on y déceler une possible (et énième!) porte d'entrée à «Ada ou l'Ardeur», essai effronté de recréation d'une réalité dictée exclusivement par la toute-puissance du désir, libéré de toutes formes d'entraves?
(À ce propos, comme pour l'Ulysse de Joyce il existerait apparemment plusieurs forums de fans inconditionnels du roman de
Nabokov, sur lesquels il est possible d'échanger des clés d'entrée à la compréhension du roman ou de certains de ses passages les plus hermétiques..)
«Omniscient-Omninceste» : à Anti-Terra l'hubris va-t-elle au Paradis? Oui, répondrait sûrement notre ardente héroïne: «En tant qu'amants et frère et soeur, nous avons une chance double d'être dans l'éternité...Quatre paires d'yeux au paradis !», déclare-t-elle à son amant-frère quand la tombée du dernier rideau approchera pour eux.
Van et Ada, on l'a compris, sont très loin d'être des enfants de choeur ou des modèles de vertu. Plutôt égoïstes et hautains, intelligents, beaux et séducteurs, sûrs d'eux-mêmes et de leur ascendant, fiers de leurs prérogatives et de leur amour incestueux, les notions morales de bien ou de mal ne semblent pas faire partie de leurs préoccupations courantes.
L'un des grands tours de force du roman de
Nabokov (pouvant être en même temps source d'un certain malaise susceptible d'affecter des lecteurs déconcertés !!), c'est justement d'avoir réussi à nous le faire en grande partie oublier, grâce au lyrisme et à un art consommé de la «délicatesse du détail» avec lesquels sera enveloppé le récit de la genèse de cet amour contre-nature occupant l'essentiel de la première et plus longue partie du roman, située dans les décors arcadiens du domaine et du château d'Ardis.
L'un des tabous les plus universels et constitutifs de la civilisation humaine, proscrit depuis la nuit des temps, toléré exclusivement chez les dieux ou dans le règne animal, serait-il parvenu grâce au pouvoir ensorcelant des mots à se dérober provisoirement à l'horreur qu'il inspire, occultée partiellement ici par les ombres archétypales du mythe des Titans androgynes coupés en deux par Zeus, repris par
Platon dans le Banquet, ou de celui prégnant et tout aussi universel de la quête de l'âme-soeur?
Quelle prouesse Monsieur
Vladimir Nabokov, alias Vivian Darkbloom...!
(M'enfin, s'arraisonne, sitôt dit, votre serviteur décontenancé, c'est tout de même d'inceste dont il s'agit!!)
(Certes, mon cher, mais il faudrait bien pouvoir conclure cette critique de plus en plus erratique et interminable!!!)
(D'accord, d'accord, mais, hubris pour hybris, je ne lui accorde que quatre étoiles et demie – il ne faudrait pas oublier de garder les pieds sur Terre! À vrai dire, je lui en aurais accordé cinq, volontiers, malgré toute la peine, si au moins j'avais pu noter depuis Anti-Terra...)
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(..Quelqu'un pourrait m'indiquer une bonne adresse d'un de ces forums..?)
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