Si son désir de se mettre à l’abri et de mettre à l’abri des dangers du monde ceux (celles) qu’elle aime n’est pas une résurgence de son enfance. Elle a été une fillette très solitaire, instinctive et un brin mystique qui, tout comme Loulou, parlait à pas mal de gens invisibles.
« Il suffit d’un sourire pour qu’on te croie neutralisée. Hier, quand je suis allée à vélo jusqu’au bled pour faire les courses, je n’ai pas souri une seule fois, ça a mis tout le monde mal à l’aise. Tu devrais d’ailleurs essayer plutôt que de sourire au monde entier comme une désespérée. C’est passionnant. »
Le monde, et pour cause, ne lui semblait plus un endroit sûr depuis fort longtemps.
C’est donc l’heure idéale pour parler de Samuel, l’heure argentée, murmurante, confessionnelle, l’heure sentimentale pendant la nuit puisque nous sommes des animaux si emplis de désarroi et si tendres.
Elle cherchait continuellement la bagarre. La colère montait et trouvait sa justification, elle s'exposait, puis semblait disparaître. Cependant, elle était toujours là, embusquée. Chaque matin Gloria se disait. Aujourd'hui je ne me mettrai pas en colère. Et chaque jour, elle échouait. Que fait-on d'une colère que l'on garde toujours en soi ?
Gloria était alors à la fois comblée et empli de tristesse. De cette tristesse tranquille et fantomatique qui lui tenait compagnie depuis la disparition de son grand amour. Une tristesse habitable, confortable, sur mesure, qui était devenue une façon de vivre et d'élever ses filles le plus tendrement et le plus attentivement possible.
Tu n'as pas remarqué qu'on nous demande de toujours sourire pour ne pas effrayer les hommes?"
Elle se laisse aller à une aimable complaisance, secouant la tête en se voyant vieillir, surprise chaise jour de cette usure suscitant son propre affaissement avec une précision d'entomologiste. Parce que au fond, malgré la peau de crocodile et la vue qui baisse, elle est toujours la petite fille avec la hache.
Toutes les fois où elle cassait, ratait, perdait quelque chose, elle cherchait qui pouvait en être responsable à sa place. Qui l'avait poussée à. Qui ne l'avait pas empêché de. Et comme chacun sait, il n'y a rien de plus naturel pour endosser cette charge que celui ou celle qui partage votre vie.
(Je ne cesserai jamais de m'étonner de la manière dont on perçoit l'autre la première fois, l'autre qu'on aimera plus que tout, l'autre qu'on aimera imprudemment, totalement, tragiquement, cette manière de craindre qu'il devine combien nous sommes minuscules et vulnérables même si il ne nous a pas vus enfants quand nous pleurnichions avec notre genou écorché, il ne nous a pas vu souffrir d'être le dernier choisi dans l'équipe de volley-ball, il ne nous a pas vu nous bagarrer à l'école parce qu'on se moquait de notre coupe de cheveux. Cette manière qu'on a d'être tétanisé face à l'autre que l'on aimera plus que tout, et de ne pas se rendre compte un seul instant qu'il est aussi effrayé que nous, est une chose qui me bouleverse.)