Monstrueuse féérie
Oxymore : figure de rhétorique qui consiste, selon les dictionnaires, à « allier deux mots de sens contradictoire. » Rien de plus contradictoire, en apparence, que l'épouvantable monstre et l'elfe gracieux, qui finit toujours par le détruire ou le dompter à la fin du conte.
Mais les fous, les poètes et les lecteurs savent bien que la vérité est plus complexe. Ils savent que la Bête cache un coeur comme la Belle. Ils savent que la fée est aussi, par définition, un monstre, « être fantastique et terrible », capable, d'un coup de baguette, de pétrifier la Bête, de la réduire en cendres ou de l'engluer d'amour.
Les fous, les poètes et les lecteurs savent que les mots jouent de leurs sens multiples, que les êtres, banals ou monstrueux, sont tous infiniment complexes, que des univers prétendus étanches, comme l'ordre et la confusion, se révèlent poreux et communiquent, faute de gouffres, par d'innombrables micro-fêlures.
Nés de ses limbes, les Monstres intimes du narrateur – ô ironie, il est psychologue en milieu fermé – envahissent le récit dès l'incipit, enfantés à la chaîne par une mère-monstre elle-même, reine des abeilles promise à un bel avenir de mante religieuse, acharnée à pondre au point d'être réduite à un terrifiant oviducte : telle est pour lui l'origine du monde. le père, ogre minable, taxidermiste autodidacte confit dans sa crasse, rêve tour à tour de gaver ou d'empailler ses rejetons dans la meilleure intention possible : les sauver de la vie. Cauchemar organique qui oblige le fils à lutter pied à pied, dans un combat exténuant, contre sa propre décomposition.
Aux Monstres, il oppose les Monuments, ses patients psychotiques, dont il absorbe chaque jour, avec une tendresse à fleur de peau, la décompensation volubile. Chacun d'eux s'efforce de construire sa logique intime à partir de mots simples en apparence, mais chargés de nuances vibratoires, créant ainsi son propre langage. Ce langage ou plutôt ces langages multiples, le narrateur s'est donné pour mission non de les traduire pour ramener leurs inventeurs à notre pauvre réalité, mais de les apprendre, pour mieux pénétrer la leur. Loin d'être de simples malades, ils sont les passeurs d'une vérité dérangeante mais authentique, doux et fantasques piliers de la sagesse. « Aujourd'hui encore, j'entre en contact avec des gens extraordinaires parce que les autres me semblent affadir jusqu'au sentiment d'exister. »
Enfin, il y a l'Elfe, la bien-nommée, fluide, tendre, insaisissable – il ne faut pas emprisonner les elfes – et pourtant si présente au monde qu'elle peut en ouvrir tout grand la porte… encore faut-il avoir la force nécessaire pour s'y glisser à sa suite. « Je me suis servi de notre histoire pour me protéger, au lieu de la vivre avec joie… » regrette, trop tard, le narrateur.
Mais faire de
Monstrueuse féérie l'histoire d'un soignant qui s'enfonce peu à peu dans sa propre psychose serait aussi réducteur que poser sur ce personnage un diagnostic clinique « en termes de neurones, de synapses ou de cognitions », comme sa collègue psychiatre. Fortement structuré, quoique de façon invisible, le conte est aussi foisonnant, semé de de chausse-trapes, de trous de souris, de bulles irisées, de coffres au trésor où des joyaux barbotent dans les fluides corporels.
Aux monstres privés du narrateur viennent s'en rajouter d'autres, extérieurs.
Laurent Pépin ne vise pas la science qui recherche ; il sait qu'elle fait son possible, que ce possible est fragile et que, pétrie de doute, elle avance à pas de fourmi, se gardant de toute agression. Mais ses mauvais prêtres, ceux qui pensent avoir trouvé une fois pour toutes, décidés à tout nommer, tout normer, tout numériser, sont des monstres secs aussi redoutables que les créatures glaireuses engendrées par la mère. Ainsi de la psychiatre armée de sa DSM-V comme d'une Bible, pour qui l'Elfe n'est qu'une « personnalité histrionique » ne valant pas l'internement. Ainsi de ces soignants bien intentionnés, qui font subir aux patients le supplice de l'inclusion au cours d'une douloureuse journée porte ouverte, digne de la Salpêtrière où le beau monde allait se distraire au spectacle de la folie. Bien sûr, on a évolué en deux siècles : tout célèbre l'empathie, la résilience, la bienveillance et autres valeurs consensuelles, dans un univers prophylactique. Il n'en faut pas moins, le soir, récupérer dans un arbre un patient-héron, « agenouillé, immobile, les coudes repliés contre lui et les doigts écartés comme des serres ».
Normer, échantillonner, classifier sans fin, c'est considérer la métaphore comme un mensonge au point de « vider le sens du monde » en coupant toutes les passerelles. le narrateur atteint d'un carcinome sait qu'il s'agit en réalité d'un « horcruxe ».
Laurent Pépin sème en Petit Poucet les références à Harry Potter : un horcruxe est un fragment d'âme démoniaque, incrusté par la mère dans la peau du fils. Mais le médecin, d'un geste, balaie l'image. Son job à lui, c'est la dermatologie. Pas la somatopathie.
Pourtant, Dumbledore le répète : « Ce n'est pas parce que c'est dans ta tête que ça n'existe pas, Harry. »
La solution consisterait-elle à abandonner la narration aux forces qui régissent les contes traditionnels ? Non. L'auteur se garde bien d'embaucher la baguette magique. On sait, depuis Todorov, qu'à partir du moment où un pouvoir quelconque devient acteur du récit (qu'il s'agisse de sorcellerie ou d'anticipation scientifique) celui-ci obéit à une logique interne et perd tout aspect fantastique.
Monstrueuse Féérie se situe aux antipodes de ces résurgences New Age de croyances poussiéreuses qui font la fortune des gourous de tout poil. le seul pouvoir qu'invoque
Laurent Pépin, et qu'il déploie magistralement, est celui du Verbe :
« … ce qui était difficile pour elle, en tant qu'hydrothérapeute, c'était sa peur de s'investir dans l'expérience au point de n'en pouvoir plus revenir. Lorsque son corps épousait la forme de l'eau, ça étonnait toujours les curistes, cette façon qu'elle avait de s'écouler, soudain, de devenir diaphane, puis de disparaître. Un trait d'écume, des vaguelettes luminescentes marquaient le lieu de la vaporisation de son corps. Ils devaient se dire qu'il était tout de même rudement perfectionné, ce centre. »
Sans grandiloquence ni effets de manches, tout est dit ici de la porosité des mondes, le normé et l'impalpable, par la porosité des mots et des images. Incapables de s'adapter à la norme par de mesquines névroses, les Monuments se sont effondrés et se retrouvent obligés de reconstruire un univers qui leur est propre. Ainsi placés en position créatrice, voire divine – donc terrifiante – il leur reste la voie, la voix d'une « décompensation poétique » ouverte, à l'opposé de la définition clinique, cadenassée, de leur parole, la « décompensation psychotique » qui les renvoie à cette norme pour mieux les en exclure.
La décompensation poétique ouvre-t-elle une brèche praticable vers la création ? le narrateur, bien parti pour l'explorer, n'est plus en état de répondre. L'essentiel, il le sait pourtant, comme l'auteur dont il est la créature : la frontière qui sépare entre eux « les assoiffés d'azur, les poètes, les fous » est bien mince, bien poreuse.
« Dans le tissu du poème doit se retrouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, en même temps que d'éléments futurs, de havres au soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr'appelant. le poète est un passeur de tout cela qui forme un ordre, et un ordre insurgé » écrit Char.
Contre l'asphyxie d'un monde robotisé reste cet ordre insurgé, inépuisable, de la création poétique. En passeur virtuose,
Laurent Pépin ouvre le labyrinthe à ses lecteurs, leur laissant une chance de s'y perdre et, par-là même, de s'y sauver.
Anne-Catherine Blanc