18’00" – Tous ceux qui ont eu la chance de connaître André Bazin s'accordent à le décrire comme un homme étonnant, d'une très forte personnalité, et je ne crains pas d'employer cette expression au pied de la lettre, un être d'exception. André Bazin avait l'innocence d'un personnage de Giraudoux. Sa bonté était quasiment légendaire. On s’en amusait avec tendresse, parfois pour cacher l'émotion qu'elle suscitait. Sa maladie dura dix années dont les cinq dernières ne laissait aucun doute sur l'issue. Mais son extraordinaire santé morale faisait le contrepoids. Bazin empruntait de l'argent à voix haute et il en prêtait à voix basse.
Comme il trouvait absurde et anormal de circuler seul dans une voiture de quatre places, il lui arrivait souvent, à l'arrêt d'autobus de Nogent, d'inviter trois voyageurs, qu'il déposait ensuite dans Paris. Lorsqu'il s'absentait de Paris pour plusieurs semaines avec Jeanine et son fils Florent, il téléphonait à ses amis pour prêter à l’un sa maison, à l'autre sa voiture.
Il n’aimait pas seulement le cinéma, ou pour être plus exact, le cinéma n'était pas pour lui un refuge, car il aimait également la vie, les gens et aussi les animaux. Il en avait élevé chez lui de toutes sortes, d'un caméléon à un perroquet en passant par des écureuils, des tortues, un crocodile, et même un iguane du Brésil qu'il nourrissait lui-même de morceaux d’œufs durs piqués sur un bâtonnet.
Bazin était un merveilleux dialecticien. Chacun de ses développements donnait à son interlocuteur l'impression de voir la logique en action. Il croyait au pouvoir absolu de la discussion, et il en faisait la preuve constamment. Loin de le desservir, son bégaiement l'aidait à se faire mieux écouter. J'ai vu des gens, commerçants ou agents de police, commencer avec lui une discussion dans la mauvaise humeur et la mauvaise foi, se transformer à son contact et devenir logiques et honnêtes, tant sa bonté et sa logique étaient convaincantes et contagieuses. Dans un premier temps de la discussion, il épousait la thèse adverse, comme pour montrer qu'il l'avait bien comprise. Puis il l'a réfutait, avec douceur et précision, laissant la conversation ouverte afin de ne pas imposer la conclusion.
Finalement Bazin est mort sans avoir ni ennemis, ni adversaires, ni détracteurs. Pour toutes les raisons que j'ai dites, mais aussi parce que sa conduite avec les autres les amenait à la réciprocité. Tout le monde se comportait bien avec André Bazin. Chacun s'améliorait à son contact.
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