Dans le tumulte des vagues s'échouant sur le rivage des âmes égarés, dans la nuit infinie qui tire vers l'aube naissant, c'est tout un cycle perpétuel qui se grave dans la pierre angulaire des jours et des vies, dans les regards croisés se cachent des zones d'ombre, dans une quête lancinante vers des lendemains meilleurs, chaque moment de vérité rapproche tout un chacun face à son miroir, qu'il soit empreint de doutes existentiels ou de certitudes fragiles, il n'en demeure pas moins une chose, rien ne saurait délivrer sa mue complète avant la mort qui nous attend, tôt ou tard ...
S'il fallait une preuve supplémentaire de l'alchimie miraculeuse prenant racine dans le pouvoir des mots, assurément
le Sicilien de
Carl Pineau l'apporterait sur un plateau d'argent, ce qui s'amorce comme un diamant brut du roman noir va prendre une tournure des plus bouleversantes, plus qu'un énième roman policier même s'il en a les composantes à travers une enquête minutieuse, plus qu'un simple roman noir exploitant à merveille en toile de fond une année charnière, celles des années 90, la force grandissante de cette suite directe du premier opus des Nuits nantaises, L'Arménien, qui embrassait les sulfureuses années 80, réside dans le portrait sensible et poignant d'hommes et de femmes face à leur destin, l'impuissance à juguler quelque peu les rouages d'un engrenage implacable d'une machine à broyer les individus, y compris ceux qui portent en eux la bonté et la générosité, des valeurs sensées les préserver du mal qui rôde, tel des loups dans une meute, la loi du plus fort n'est pas toujours celle à laquelle se fonde les espoirs pour rétablir une certaine justice morale.
S'articulant autour d'un meurtre d'une sauvagerie inouïe et d'une mystérieuse disparition, si l'inspecteur Brandt laisse sa place de protagoniste dans ce nouvel opus, sa présence plane pendant tout le roman, sa bonhommie et sa grande expérience et professionnelle et de la vie en général attire rapidement le respect et la sympathie, il se dégage une prestance et une bienveillance qui en fait un digne successeur des plus grands personnages d'enquêteurs de polars, je pourrai évoquer Maigret comme Harry Bosch dans cette pugnacité à ne pas lâcher l'os tant que le dénouement d'une enquête n'a pas divulguer toutes les réponses, l'intrigue maîtrisée donne une voix supplémentaire pour apprécier la lecture, le style de l'auteur gagne en maturité au regard du premier roman par une plume nerveuse mais en évitant le lissage propret, maintenir un suspense pour garder en éveil le lecteur, tous les ingrédients sont réunis pour passer un excellent déjà moment mais, pour reprendre le slogan de l'éditeur Lajouanie, Roman policier mais pas que ..., il était dit que
le Sicilien n'allait pas s'arrêter en si bon chemin.
Aborder des problématiques inhérents aux années 90, une fois de plus l'auteur démontre l'importance d'un écrivain à ne pas mentir à ses lecteurs, fort de son expérience professionnelle pour tisser ses nuits nantaises, cet infatigable voyageur nous fait partager sa vision imprégnée de ses souvenirs en immergeant l'histoire au point d'en faire recoller les morceaux, comme l'artiste peignant un tableau sans fard ni artifice, le souci du détail, l'authenticité à l'oeuvre dans chacune des pages fait oublier la construction classique du chapitre et emporter la lecture vers un rythme des plus effrenés.
Sans lorgner sur des événements-clés qui ont émaillé cette année 1995, plus qu'une toile de vérité, c'est un formidable témoignagne d'une époque, celle qui attend fiévreusement de passer le cap de l'an 2000 et qui annonce déjà certains retentissements toujours en vigueur aujourd'hui comme les trafics à l'échelle internationale, l'apparition de nouvelles maladies ou encore les problèmes endémiques liés à la pauvreté, chômage, prostitution etc ...
Cette figure du protagoniste en la personne de Dario est le point névralgique du Sicilien, à partir d'une narration à la première personne, rarement j'ai été subjugué presque jusqu'à l'obsession, par sa détermination à toute épreuve faire sauter tous les verrous, son impulsivité contraste avec une sensibilité d'un écorché vif, le poids du passé assimilé à son caractère issu de cette botte bâtie dans cette région âpre et sauvage du sud de l'Italie, enchaînant des moments intenses de bravoure avec cette tristesse mélancolique propre à vous faire chavirer y compris les coeurs des plus endurcis, se libérer des chaînes du passé ou trouver la raison de croire en son étoile quand bien même celle-ci est déjà bien entamée, l'émotion finit par creuser sa propre sinuosité au fond de vos tripes, le cri d'une âme blessée c'est comme la bête qui se meure dans l'abattoir, déchirant à essayer de rester imperturbable, ces fêlures remplissent le réservoir de sentiments purs, l'auteur continue son oeuvre de sape dans la profondeur psychologique de ses portraits humains, à les pousser dans leur dernier retranchement qui dans les bras de la faucheuse qui dans les limbes éthyliques, des personnages rongés par la culpabilité ou par la souffrance refoulée, l'atmosphère électrique baigne dans un climat tantôt délétère par des situations de danger permanent, tantôt par cette attente insoutenable, cette relation de l'entre deux eaux symbolise métaphoriquement cette période en point de bascule.
L'alternance dans le mouvement balancier de l'ordre imprévisible du monde serait vaine sans cette part authentique qui imprime chaque dialogue inspirée, un réussite exemplaire pour créer et insuffler une énergie communicative voire contagieuse, comme si chaque phrase avait déjà fait l'objet de répétition théâtrale jusqu'à ce qu'elle sonne juste, sans demi-mesure, souligner la singularité et la perdition de personnages en butte devant tous les poids du monde, c'est toute l'essence de la vie réunie à rendre mémorable des tableaux vivants, Dario, Greg et les autres sortent du circuit de la fiction pour en vouloir ressentir spontanément une forme de compassion, de par une plume délicate et sensible à la fois, à partir d'une volonté constante du soucis des détails tendant vers la perfection, il était écrit que l'impermanence des choses dépeinte et la fragilité cachée des êtres humains accoucherait d'une histoire ... bouleversante !
Pari réussi pour cette suite d'une trilogie des nuits nantaises passionnantes et terriblement excitante, plus qu'un roman noir n'hésitant pas à sortir des sentiers battus ou prenant appui sur l'histoire et le pouls d'une ville, Nantes, plus qu'un hommage à cette terre qui lui a permis de forger son identité aujourd'hui,
le Sicilien est aussi l'histoire de tout le monde, chacun traîne son poids quelque part, chacun attend et espère, chacun vit le jour et dort la nuit, chacun dort le jour et vit la nuit, chacun est un peu sicilien et un nantais, chacun est un citoyen du monde.
Ce monde qui continue de tourner autour du soleil, la vitesse de la lumière est toujours de 300 millions mètres par seconde et pendant ce temps, Dario cherche toujours à lutter contre les fantômes de son passé, à trouver un sens à sa vie et peut-être tracer, un jour, sa propre destinée.
Publié chez Lajouanie,
le Sicilien de
Carl Pineau prouve la bonne vitalité de la scène littéraire du roman noir français mais pas que, cette tentation à transcender un genre en portant un angle original, à mettre en exergue les relents de l'humanité pour mieux s'en infuser l'essentiel de ses arômes, l'âme humaine n'est pas encore morte.
Après L'Arménien et
le Sicilien, la suite devrait arriver en 2020 avec le Nantais, pour clôturer la trilogie des Nuits nantaises.