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Citations sur Le salon de massage (8)

Et comment l'expliquer à Rémi ? J'ai besoin de ne rien faire, de ne rien exiger de moi, de me laisser marcher dans la rue, toute seule, sans qu'on me parle, en écoutant de la musique ou pas, sans qu'on m'attende, sans qu'on me demande où je suis. J'ai besoin de disparaître par intermittence. Tel est mon équilibre. Rien ne se passe, je n'ai pas de crime à avouer et, lorsque je rentre, je suis apaisée.
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Je retardais le moment de tout raconter à Rémi. Ça se bousculait dans ma tête et je devais y mettre de l’ordre : s’il y avait une enquête, c’est qu’il y avait crime, d’une manière ou d’une autre, et regarder des femmes nues se faire masser à leur insu relevait visiblement de cette catégorie dont je m’apercevais qu’elle était large.
Mes séances de massage allaient-elles être rendues publiques ? Et sous quelle forme ? Ce que j’avais voulu garder hors de vue allait-il être exposé aux yeux de tous et me donner un nouveau statut ? Je ne savais pas encore lequel – celui de victime peut-être, il avait employé le mot. Toutefois, à part y voir un terme technique, je ne comprenais pas bien à quoi il pouvait correspondre – je n’éprouvais rien de tel, pas encore peut-être, me disais-je, il faudrait du temps pour assimiler les informations, m’avait prévenue le policier, la « sidération » bloquait toute émotion. J’avais enregistré ces explications au cas où j’en aurais eu besoin. Mais je ne me sentais nullement sidérée. Interloquée, oui, peut-être, car il s’agissait d’un sacré événement dans ma vie, un événement dont j’ignorais encore la nature, qui allait sans aucun doute déplacer un certain nombre de choses. Et cette irruption de l’imprévu me plaisait. Quelque chose se jouait autour du salon de massage depuis le début, je l’avais senti, deviné, j’avais un lien anormalement fort à ce lieu. Certes, il ne m’était pas agréable de m’être fait blouser. Mais cet instant de trouble que j’avais éprouvé assise à côté du policier, épaule contre épaule, à regarder ensemble mon corps de dos, mes fesses et mes bras abandonnés continuait de m’habiter et de me mettre dans un état second.
Bien sûr, si je regardais les choses objectivement, c’était une catastrophe : j’aurais l’obligation de passer du temps au commissariat, lieu sordide dont le carrelage était du plus mauvais goût.
Je devrais raconter ma vie, expliquer mes séances, mes relations avec les masseuses et avec Michel, le gérant, mettre des mots sur des impressions, rendre compte de mon Désir, le donner en pâture à une justice aveugle, répondre de moi. Je me voyais devant un tribunal à tenter de justifier la raison de mes rendez-vous réguliers dans ce lieu interlope et chercher le mot juste pour qu’il ne puisse pas être remis en cause, et le juge, insatisfait de mes réponses, se demandant comment une petite institutrice pouvait se payer le luxe d’un massage par semaine, certes pas dans un palace cinq étoiles, mais tout de même, et pourquoi ce besoin de plaisir, n’étais-je pas satisfaite dans ma vie ? Quel égoïsme pervers me poussait à faire une chose pareille, qui plus est en secret ? Tout le monde assisterait à la séance d’humiliation, je perdrais mes amis, mon compagnon, seul mon chat me tiendrait compagnie.
À l’idée que Rémi apprenne tout ça, j’en avais des frissons. Est-ce que la rumeur irait jusqu’à l’école ? Est-ce que les parents d’élèves réclameraient mon renvoi pour avoir vu mes fesses huilées dans une vidéo virale sur Internet – fuites dont le policier me jurerait qu’il n’y était pour rien ? p. 74-76
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Est-ce qu'on peut porter plante pour réparer une injustice qu'on ne ressent pas ? Est-ce qu'on a le droit de ne pas ressentir une injustice dont tout le monde s'accorde à dire que c'est une injustice ? Dont on ne voit pas en quoi elle constitue une injustice ?
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Il y a d'autres choses dans la vie que la reproduction, l'enfance, l'éducation et la profession ; il y a d'autres choses que le couple, les amis, les futurs dessinés par des courbes et des sorcières qui lisent dans le marc de café. Il y a également soi-même.
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(Les premières pages du livre)
I. Rémi
Après Nevers
Je venais d’avoir 28 ans et un poste à Paris dans une école du XIIe arrondissement – quartier tranquille dont l’ambiance me rappelait Nevers, là où j’ai commencé à enseigner. Je connaissais Paris pour y avoir fait mes études. Ce n’était pas nouveau pour moi, je n’y débarquais pas comme une provinciale apeurée ou au contraire curieuse de tout et qui va au-devant du danger. J’avais aimé la province bien plus que je ne l’avouais à mes amies ou à mon compagnon. Secrètement j’en nourrissais une nostalgie qui me donnait un air blasé, un air de Parisienne.
Je n’étais pas mécontente pourtant de vivre dans cette ville de façon autonome: un ami, un salaire, un deux pièces. Sur le papier, je cochais toutes les cases. Et j’ai toujours trouvé étrange cette expression de comptable ou de QCM, comme si la vie pouvait être quadrillée en autant de biens à posséder ou de niveaux à atteindre. Un jeu vidéo. La réussite comme une somme de petites victoires déjà orchestrées par l’algorithme et qui distribue les gagnants et les perdants non pas en fonction de leurs talents, mais de leur adaptabilité aux consignes. J’ai joué des heures à des jeux dont la finalité revendiquée était d’augmenter mon QI. Je sais ce que c’est que de jouer contre une machine. Et d’obtenir des récompenses. Rémi en était une.
Vingt-huit ans, en couple avec Rémi, une titularisation dans la capitale = avoir des enfants dans l’année qui suit. Et ce n’est pas un bonus, mais une simple étape vers la victoire finale. Tout le monde me l’assurait. Cela semblait être une science partagée par les autres, et n’importe quel autre, du membre proche de la famille au collègue à peine rencontré, entre l’évidence ancestrale que le terme générique de «savoir de grand-mère» résume à peu près et la connaissance poussée des statistiques que maîtrise un sociologue spécialisé dans la démographie française. Un halo scientifique, donc, poussait les uns et les autres à me prédire un nouveau-né dans l’année.
Et cela ne me réjouissait pas.
Des enfants, j’en instruisais toute la journée. En faire un par moi-même ne ressemblait pas à une épiphanie, au but de toute une vie ou encore à la norme attestée par les uns et les autres, tout au plus la matière première d’un métier que par ailleurs j’affectionnais. Je n’étais pas contre l’enfance, et supposais qu’un enfant à soi ne produisait pas les mêmes affects – souvent négatifs – qu’une vingtaine de bambins, assez peu au diapason sinon pour pleurer à l’heure de la sieste. Il y a d’autres choses dans la vie que la reproduction, l’enfance, l’éducation et la
profession ; il y a d’autres choses que le couple, les amis, les futurs dessinés par des courbes et des sorcières qui lisent dans le marc de café. Il y a également soi-même.
Je ne verserai pas dans cette nouvelle religion qui tend à faire de soi la divinité à laquelle tout sacrifier – et en l’occurrence ce n’est plus du sacrifice, puisque se faire passer avant les autres ne requiert aucune forme d’abnégation. Je déteste également toutes ces expressions d’un moi malheureux et tout-puissant, si fier du trauma subi, revendiquant son mal-être comme si c’était un exploit sportif. J’ai accompagné toutes les marches des fiertés tant qu’elles étaient collectives, puis abandonné les combats quand ils se sont singularisés pour devenir des exercices de narcissisme. Je ne me détournais pas des autres par amour excessif d’un moi que j’aurais idolâtré et dont j’aurais exigé la reconnaissance immédiate. Je n’identifiais pas plus le moi à une image à promouvoir comme une marque de savon. Mais j’avais plutôt à cœur de m’offrir un espace à moi seule, un espace sans cri, sans demande, sans reproche, un espace où mon corps serait un objet de plaisir sans qu’il devienne par la même occasion l’enjeu d’un pacte ou d’un contrat, garant d’une réciprocité. Un espace vide, un espace non productif (mais payant), un espace où je m’oublierais, alors même que je mets ce moi au centre, mais pour mieux le dissoudre: un salon de massage.
J’entends déjà la critique. Capitalisme. Luxe, voire luxure. Argent jeté par les fenêtres. Égoïsme. Exploitation. Je l’entends si bien que je me la suis formulée dans toutes ses variantes. Aucune d’entre elles n’a pourtant su me faire renoncer. Je vais une fois par semaine me faire masser dans le salon thaï à deux rues de chez moi. Personne ne le sait. Personne ne le savait jusqu’au jour où le scandale a éclaté.
Arrivée à Paris, j’étais triste. Pourtant, partager enfin ma vie avec Rémi que je ne voyais que les week-ends lorsque j’habitais encore à Nevers aurait dû me réjouir. Mais ces allées et venues entre la gare de Nevers et celle de Bercy me manquaient déjà. Cette vie entre deux villes m’avait permis d’expérimenter le couple à mi-temps et de regarder des films sur l’Afghanistan tard le soir tout en m’autorisant un tout petit verre de whisky dès que j’étais enfin seule.
Nous pouvions profiter l’un de l’autre les fins de semaine et, de fait, c’était comme si nous n’avions partagé que des vacances ensemble: marché le samedi, promenade le long du canal Saint-Martin, expo parfois, cinéma, restaurant ou dîner à la maison après avoir préparé minutieusement et ensemble un poisson coûteux, faire l’amour. Tel était le programme: enviable. Je ne travaillais pas. Interdiction d’ouvrir mon ordinateur durant ces deux jours sacrés.
J’aurais deux heures de train pour préparer mes journées à l’école Pierre-Bérégovoy.
À Nevers, il m’arrivait de me coucher tôt. J’aimais passionnément cela, ne rien devoir à personne, boire des verres avec les autres instituteurs que j’avais rencontrés, ou pas. Me coucher à 22 heures ou à 1 heure du matin, en fonction de mon envie. C’est peut-être grâce à cette double vie que j’ai appris à écouter ce désir et à lui accorder une certaine légitimité. Voire une force de décision, mais uniquement dans des moments précis de la journée. De même que je faisais respecter aux enfants les «temps calmes», je m’obligeais à respecter le «temps du désir». Il n’était pas très gourmand, et ma tendance à contrôler les choses ne lui était pas toujours favorable. Aussi l’ai-je cantonné à ces heures du jour, sanctuarisant dans la semaine des créneaux pour ne rien faire. Ou faire quelque chose. En fonction de lui. Mon Désir.
Cet aménagement du temps n’était pas compatible avec Paris, avec Rémi. Il empiétait nécessairement sur ces heures que j’étais obligée de reconstituer en volant ici ou là un petit quart d’heure, cinq minutes, une errance sans logique entre l’école où j’enseignais et mon appartement. Je dessinais des courbes pour ne pas marcher droit. La ligne la plus courte provoquait chez moi des crises de panique. J’aimais chercher à me perdre, même si c’était pour de faux – mon sens de l’orientation me rattrape toujours, c’est pénible. Nous nous étions donc installés dans ce 48 mètres carrés qui était le sien et que je connaissais déjà, mais comme une chambre d’hôtel. Rien d’absolument neuf dans cette nouvelle vie. Au début, nous avons continué à acheter du poisson au marché, à cuisiner et à sortir. Mais le travail a repris ses droits.
Et comme je n’avais plus de trajets en train pour terminer mes préparations de la semaine, j’ai commencé à organiser mon emploi du temps le dimanche soir, puis le dimanche après-midi. Rémi en a profité pour aller courir, ou regarder un film d’action en mettant ses AirPods. Nous sommes devenus paresseux sous le paravent du devoir.
Ces petits glissements sont imperceptibles. Les signaux ne clignotent pas, on se contente d’une routine, on l’apprécie même, elle est reposante.
Pourtant, je ne pouvais me le cacher: j’étais triste.
Je riais moins, je ne buvais plus de petit whisky en regardant des documentaires sur l’Afghanistan, je me couchais à peu près à la même heure tous les soirs et, maintenant que nous avions plus de disponibilités, nous faisions moins l’amour. Mais surtout, je n’arrivais plus à me sentir ailleurs, sinon en réaction, par fuite. Je ne parvenais plus à retrouver cet état second où le désir prenait les commandes et où je lui cédais tout, même s’il n’exigeait pas grand-chose. Et comment l’expliquer à Rémi? J’ai besoin de ne rien faire, de ne rien exiger de moi, de me laisser marcher dans la rue, toute seule, sans qu’on me parle, en écoutant de la musique ou pas, sans qu’on m’attende, sans qu’on me demande où je suis.
J’ai besoin de disparaître par intermittence. Tel est mon équilibre. Rien ne se passe, je n’ai pas de crimes à avouer et, lorsque je rentre, je suis apaisée.
Après tout, certains profitent de ces moments pour tromper leur conjoint ou changer de sexualité. Ce n’était pas mon cas. Et je n’aurais su définir la nature exacte de ce désir. Il n’avait même pas la saveur de l’interdit, il ne serait entré dans aucune case du QCM ou du comptable et il n’y avait rien à en dire – précisément parce qu’il devait s’en tenir à ce rien, cette atmosphère qu’une certaine mélodie aurait pu traduire. Une atmosphère atmosphérique. J’avais besoin de ce climat qui n’était pas un climat intérieur, puisque précisément mon intériorité s’ouvrait alors de telle façon qu’elle épousait ce qui l’entourait.
Pourquoi le massage plutôt que la psychanalyse?
Un soir, Rémi et moi avions invité nos amis à dîner, et la conversation avait tourné autour de la difficulté de vivre à Paris: les couples présents se plaignaient de leur logement exigu, les célibataires de ne pas trouver de conjoint malgré les applications, toutes essayées jusqu’à l’usure. Pour moi qui venais de quitter la Nièvre, leurs lamentations sonnaient comme des caprices d’enfant gâté.
Nous avions déjà descendu quatre bouteilles (pour sept, ce qui reste correct), quand Marianne a trouvé l’explication à nos plaintes sans objet. La névrose.
Ce n’était pas révolutionnaire de la part d’une psychologue, et ce n’était pas la première fois qu’elle nous analysait sauvagement. Je lui demandai si la névrose parisienne avait
quelque chose
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Après Nevers
Je venais d'avoir 28 ans et un poste à Paris dans une école du XIIème arrondissement - quartier tranquille dont l'ambiance me rappelait Nevers, là où j'ai commencé à enseigner. Je connaissais Paris pour y avoir fait mes études. Ce n'était pas nouveau pour moi, je n'y débarquais pas comme une provinciale apeurée ou au contraire curieuse de tout et qui va au-devant du danger. J'avais aimé la province bien plus que je ne l'avouais à mes amies ou à mon compagnon. Secrètement j'en nourrissais une nostalgie qui me donnait un air blasé, un air de Parisienne. Je n'étais pas mécontente pourtant de vivre dans cette ville de façon autonome : un ami, un salaire, un deux pièces. Sur le papier, je cochais toutes les cases. Et j'ai toujours trouvé étrange cette expression de comptable ou de QCM, comme si la vie pouvait être quadrillée en autant de biens à posséder ou de niveaux à atteindre.
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Mon métier était de ceux qu'on estime quand on a des enfants, qu'on ignore quand on n'en a pas, et qu'on méprise globalement parce qu'il offre un faible pouvoir d'achat
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Ni Rémi ni moi n'aimions parler. Nous pouvions commenter des informations, faire des projets, communiquer, argumenter en faveur d'une idée politique, mais dialoguer, non.
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