Citations sur Le parti pris des choses - Douze petits écrits - Proêmes (116)
Il faut réintégrer l'idée de Dieu à l'idée de l'homme.
Et simplement vivre.
[Proêmes, p.216]
Les mûres
Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l'esprit, certains fruits sont formés d'une agglomération de sphères qu'une goutte d'encre remplit.
Poète, non pour exprimer le silence.
Poète, pour couvrir les autres voix surprenantes du hasard.
A la vérité, expression est plus que connaissance ; écrire est plus que connaître ; au moins plus que connaître analytiquement : c'est "refaire".
Toute tentative d'explication du monde tend à décourager l'homme, à l'incliner à la résignation. Mais aussi toute tentative de démonstration que le monde est inexplicable (ou absurde).
L'on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : Raisons de vivre heureux.
Seul, évidemment, l'escargot est bien seul. Il n'a pas beaucoup d'amis. Mais il n'en a pas besoin pour son bonheur. Il colle si bien à la nature, il en jouit si parfaitement de si près, il est l'ami du sol qu'il baise de tout son corps, et des feuilles, et du ciel vers quoi il lève si fièrement la tête, avec ses globes d'yeux si sensibles : noblesse, lenteur, sagesse, orgueil, vanité, fierté.
PLUIE
La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c'est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. A peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d'un grain de blé, là d'un pois, ailleurs presque d'une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se sus-pend en berlingots convexes. Selon la surface entière d'un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d'un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet par-faitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu'au sol où elle se brise et rejaillit en aiguil-lettes brillantes.
Chacune de ses formes a une allure particulière: il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une hor-logerie dont le ressort est la pesanteur d'une masse donnée de vapeur en précipitation.
La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.
Lorsque le ressort s'est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s'arrête. Alors si le soleil reparaît tout s'efface bientôt, le brillant appareil s'évapore : il a plu.
PROÊMES
Fragments de masque
A quel calme dans le désespoir je suis parvenu sous l'écorce la plus commune, nul ne peut le croire ; nul ne s'y retrouve, car je ne lui en fournis pas le décor, ni aucune réplique : je parle seul.
Nul ne peut croire non plus à l'absolu creux de chaque rôle que je joue.
Plus d'intérêt aucun, plus d'importance aucune : tout me semble fragment de masque, fragment d'habitude, fragment du commun, nullement capital, des pelures d'aulx.
PROÊMES
Drame de l'expression
Mes pensées les plus chères sont étrangères au monde, si peu que je les exprime lui paraissent étranges. Mais si je les exprimais tout à fait, elles pourraient lui devenir communes.
Hélas ! Le puis-je dire ? Elles me paraissent étranges à moi-même. J'ai bien dit : les plus chères...
Une suite (bizarre) de références aux idées, puis aux paroles, puis aux paroles, puis aux idées.