Elle me dit, d'un ton timide, qu'elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s'il était vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m'informer de son sort et qu'il y en avait beaucoup encore à la voir dans l'état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l'écoutant, ne saurait être exprimé.
Elle s'assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n'osant l'envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'écrier douloureusement :
- Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide !
Il était six heures du soir. On vint m'avertir, un moment après mon retour, qu'une dame demandait à me voir. J'allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j'y trouvai Manon. C'était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si engageant ! l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? Je l'aimais avec trop de simplicité pour m'alarmer facilement.
Je l'aime avec une passion si violente qu'elle me rend le plus infortuné de tous les hommes.
Un cœur de père est le chef-d'œuvre de la nature ; elle y règne, pour ainsi parler, avec complaisance, et elle en règle elle-même tous les ressorts. Le mien, qui était avec cela homme d'esprit et de goût, fut si touché du tour que j'avais donné à mes excuses, qu'il ne fut pas le maître de me cacher ce changement. Viens, mon pauvre Chevalier, me dit-il, viens m'embrasser ; tu me fais pitié. Je l'embrassai. Il me serra d'une manière qui me fit juger de ce qui se passait dans son cœur.
Mais j'étais né pour les courtes joies et les longues douleurs. La fortune ne me délivra d'un précipice que pour me faire tomber dans un autre.
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Demande donc ma vie, infidèle ! Demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi.
Il n'y a que les âmes nobles, sensibles et vertueuses qui peuvent aimer et s'émouvoir.
Je vous vois pâle et tremblante, et je suis encore si sensible à vos moindres peines, que je crains de vous affliger trop par mes reproches. Mais, Manon, je vous le dis, j'ai le cœur percé de la douleur de votre trahison. Ce sont là des coups qu'on ne porte point à un amant, quand on n'a pas résolu sa mort.
Il faut compter ses richesses par les moyens qu'on a de satisfaire ses désirs. (p.212, Le Livre de Poche)