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Citations sur A la recherche du temps perdu, tome 5 : La Prisonnière (181)

Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature qui, en instituant la séparation des corps, n'a pas songé à rendre possible l'interpénétration des âmes ! Et je me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée) la merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas au bout du couloir dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il tenait enfermée dans une bouteille la princesse de la Chine ; m'invitant sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps.

p. 372, Folio.
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C'est même peut-être ce qui explique en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme Bergotte vivent généralement dans la compagnie de personnes médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en rien la nature de sa compagne, dont par éclairs la vie située des milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les mensonges poussés au-delà et surtout dans une autre direction que ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, les relations que nous avons eues avec eux, notre mobile dans telle action formulé par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonnés semblables à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, puisse ouvrir en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous n'aurions jamais connus.

La Prisonnière, Pléiade III, p. 721
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Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d'un coup de me peser, et je souhaitais de le prolonger encore parce qu'il me semblait apercevoir qu'Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute, chaque fois que je lui avais demandé si elle ne se déplaisait pas chez moi, elle m'avait toujours répondu qu'elle ne savait pas où elle pourrait être plus heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de nostalgie, d'énervement. Certes, si elle avait les goûts que je lui avais crus, cet empêchement de jamais les satisfaire devait être aussi irritant pour elle qu'il était calmant pour moi ; calmant au point que l'hypothèse que je l'avais accusée injustement m'eût semblé la plus vraisemblable si dans [sans] celle-ci je n'eusse eu beaucoup de peine à expliquer cette application extraordinaire que mettait Albertine à ne jamais être seule, à ne jamais être libre, à ne pas s'arrêter un instant devant la porte quand elle rentrait, à se faire accompagner ostensiblement, chaque fois qu'elle allait téléphoner, par quelqu'un qui pût me répéter ses paroles, par Françoise, par Andrée, à me laisser toujours seul, sans avoir l'air que ce fût exprès, avec cette dernière, quand elles étaient sorties ensemble, pour que je pusse me faire faire un rapport détaillé de leur sortie. Avec cette merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements, vite réprimés, d'impatience, qui me firent me demander si Albertine n'aurait pas formé le projet de secouer sa chaîne.

Pléiade III, p. 682, La Prisonnière.
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Mais ce plaisir de la voir dormir, et qui était aussi doux que la sentir vivre, un autre y mettait fin, et qui était celui de la voir s'éveiller. [...] Elle retrouvait la parole, elle disait "Mon" ou "Mon chéri", suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui, en, donnant au narrateur le même prénom qu'à l'auteur de ce livre, eût fait : "Mon Marcel", "Mon chéri Marcel".

Folio p. 67

Pléiade III, note p.1718 : le présent "auteur de ce livre" propose, au conditionnel (?), son prénom, Marcel, pour le "narrateur", qui coïncide ici avec le héros du roman. Dans l'oeuvre entière de Proust, seule "La Prisonnière" présente cette situation [...] ces mentions du prénom de l'auteur, loin d'être des vestiges d'un état antérieur du roman, sont des additions tardives. [...] Enfin, une restriction a été apportée ..., respectivement par une incidente ("en donnant au narrateur le même prénom qu'à l'auteur de ce livre") et une parenthèse ("et en me donnant mon prénom", p. 622). On voit bien que cette démarche, chez Proust, est tout le contraire d'une suppression de l'autobiographie, mais plutôt le désir de souligner à la fois la proximité et l'éloignement de l'auteur du roman par rapport à son narrateur.
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La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur d'autrefois. Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'images magnifiques et de regrets, selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je lui rendais sa liberté dans ma mémoire, sur la digue, dans ses gais costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer [...].
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Or, comme je sortais du salon appelé salle de théâtre, et traversais avec Brichot et M. de Charlus les autres salons, en retrouvant, transposés au milieu des autres, certains meubles vus à la Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention, je saisis, entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château, un certain air de famille, une identité permanente, et je compris Brichot quand il me dit en souriant : "Tenez, voyez-vous ce salon, cela du moins peut à la rigueur vous donner l'idée de la rue Montalivet, il y a vingt-cinq ans, grande mortalis aevi spatium." A son sourire, dédié au salon défunt qu'il revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres, plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques similitudes entre la Raspelière et le Quai Conti) de laquelle, dans un salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle, contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement, cette partie qui s'est détachée du monde extérieur pour se réfugier dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s'est assimilée à sa substance habituelle, s'y muant - maisons détruites, gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous rappelons - en cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquel nous sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons, ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et que nous ne pouvons considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelques temps encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus.
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Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie après laquelle il faut retrouver l'usage de ses membres, rapprendre à parler. La volonté n'y réussirait pas. On a trop dormi, on n'est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme peut l'être dans un tuyau, la fermeture d'un robinet. Une vie plus inanimée que la méduse succède, où l'on croirait aussi bien qu'on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l'on pouvait penser quelque chose. Mais alors du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme "habitude de demander son café au lait" l'espoir de la résurrection. Encore le don subi de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près de soi, dans ces premières minutes où l'on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses où l'on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes. C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du thé au bord de la mer. L'idée du sommeil et qu'on est couché en chemise de nuit, est souvent la dernière qui se présente à vous. La résurrection ne vient pas tout de suite, on croit avoir sonné, on ne l'a pas fait, on agite des propos déments. Le mouvement seul rend la pensée, et quand on a effectivement pressé la poire électrique, on peut dire avec lenteur mais nettement : "Il est bien dix heures. Françoise, donnez-moi mon café au lait."
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Nous trouvons de tout dans notre mémoire : elle est une espèce de pharmacie, le laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux.
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dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien
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Celui qui veut entretenir en soi le désir de continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux que les choses habituelles, doit se promener. Car les rues, les avenues sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas approcher.
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