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EAN : 9791032905913
256 pages
L'Observatoire (21/08/2019)
3.6/5   177 notes
Résumé :
Adolescente revêche et introvertie, Jenny Marchand traîne son ennui entre les allées blafardes de l’hypermarché de Sucy-en-Loire, sur les trottoirs fleuris des lotissements proprets, jusqu'aux couloirs du lycée Henri-Matisse. Dans le huis-clos du pavillon familial, entre les quatre murs de sa chambre saturés de posters d’Harry Potter, la vie se consume en silence et l’horizon ressemble à une impasse.
La fielleuse Chafia, elle, se rêve martyre et s’apprête à s... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (72) Voir plus Ajouter une critique
3,6

sur 177 notes
Lorsque l'on fait connaissance avec Jenny, une ado mal dans sa peau (si c'est quasiment un pléonasme, la jeune fille est quand même en grande souffrance, harcelée par ses pairs, et en rupture avec sa famille qu'elle exècre), et parallèlement avec deux personnages illustres de notre paysage politique, que l'on reconnait d'ailleurs malgré des noms d'emprunts, grâce aux portraits que l'auteur en dresse, on ne s'attend pas, du moins au début à l'issue qui les fera se rencontrer.

Une fois le cadre en place, on assiste à la transformation de la jeune fille, prise dans les mailles d'un piège qui lui apparaît comme la seule solution pour pouvoir cracher sa haine, son mépris de tout ce qui a fait d'elle cette paria, moche et sans intérêt. Ils sont adroits deux qui tirent les ficelles, et construisent une image fausse, mais acceptable, utile, reconnue, par des pairs opportunistes. Même si vu de l'extérieur, elle est bien peu crédible cette passionaria d'un islam dont elle ne connait rien, même après avoir assimilé comme un perroquet quelques hadiths marquants. Mais ça marche pour elle. Au grand désespoir de ses parents, bourgeoisie moyenne, traditionnelle, valeurs communes et mouvantes.

On ne parle pas ici de la radicalisation, l'auteur le précise. La jeune fille n'était pas pratiquante ou croyante islamiste, et elle entrée dedans directement par la porte de l'excès. le mécanisme est celui d'une récupération sectaire d'êtres en détresse et en rupture avec les repères qu'on a pu leur inculquer jusqu'alors. Toute autre secte aurait pu faire l'affaire et aboutir aux mêmes résultats délétères de dépersonnalisation.

Certes l'histoire ne prête pas à rire. cependant l'auteur accentue le côté verre à moitié vide et pointe chez les personnages tout ce qui peut être tourné en dérision. Et pas que pour les personnages. Un passage illustre très bien cette volonté de se focaliser sur le négatif : deux paragraphes se suivent, décrivant le cadre de la petite ville où vit la famille Marchand, le premier proposant une illustration de carte postale de candidature pour le plus beau village de France et le deuxième focalisé sur toute la laideur et la platitude de l'endroit.



Récit bien mené, assez convaincant, et bien ancré dans notre paysage social actuel .
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L'auteur n'a pas choisi la facilité : sujet explosif, délicat, dans l'air du temps, violent , qui pose question et regarde la réalité en face , sans mâcher ses mots :


L'endoctrinement mortifère d'adolescentes aux théories djihadistes et tout ce qui tourne autour, port du hidjab... conversion, martyr, lecture du Dar Al- Islam , mensuel francophone de l'Etat Islamique, sans y comprendre grand- chose ....

Qu'est ce qui conduit une adolescente de quinze ans , transparente , entourée de parents aimants, de la classe moyenne ——-qu'elle ne comprend pas—-—élevée à Sucy- en Loire, fréquentant le lycée Henri Matisse , à commettre un attentat terroriste ?

Jenny Marchand alias Chafia , revêche, mal dans sa peau, adepte et lectrice assidue de Harry Poter , silencieuse et empruntée, traînant son désespoir, aigrie, souffrant d'une haine tenace contre elle - même et la terre entière , se laisse berner par Dounia l'ensorceleuse, roublarde, illusionniste , petite voleuse aguerrie sans passer par la case prison .....


Par le biais des réseaux sociaux ces apprentis terroristes tel Dounia ont trouvé un outil extrêmement efficace.


Dounia la perverse , l'accoucheuse, la chaperonne, la Lionçonne du Califat , l'initiatrice , la maîtresse de cérémonie , l'ensorceleuse distille à petit feu différents arguments pour convaincre Jenny, alias Chafia, pétrie de haine...


Elle l'assomme de révélations , gagnant à l'usure la psalmodie mahométane , tournant au radotage sacré, variant à l'infini sur la « Grandeur de Dieu »,  les invitations au meurtre jetées de ci de là, un message délivré jusqu'au tournis ...et la prédication de la Mecque .

Jenny avale les versets dans le désordre : l'enfer c'est les autres , il faut à tout prix détruire le SYSTÈME .

Dounia la persuade en jouant sur son orgueil , sur l'orgueil puéril de ne pas avoir flanché ,Chafia la fielleuse récite la Chahada , seule dans sa chambre où son écran d'ordinateur jette un halo bleuté ...

Chafia : c'est l'ombre qui l'intéresse , en s'initiant à la haine absolue , se rêvant martyr , tandis qu'à l'Élysée le Président Saint Maxence , vieux lion épuisé laisse sa place à un autre ( on reconnaît deux anciennes grandes figures politiques au sein du récit , ainsi que Michel Onfray et quelques autres ) ....
C'est un ouvrage très bien construit , grinçant, ironique , sans compromis , politique , entre portrait d'un président vieillissant , à bout de souffle, bassesses et compromissions , et l'engrenage fatal du djihadisme qui tient en haleine jusqu'à la dernière phrase .....
Une violence insoupçonnée déclenchée par les plus petites existences !

A méditer ! A lire !

L'auteur est avocat, Soeur est son premier roman .: aux Éditions de l'Observatoire .

«  Il y a quelque chose d'effroyablement pur dans leur violence , dans leur soif de se transformer. Elles renoncent à leurs racines, elles prennent pour modèles les révolutionnaires dont les convictions sont appliquées le plus impitoyablement . Machines impossibles à enrayer , elles fabriquent la haine qui est le moteur de leur idéalisme d'airain » .
Philippe Roth, Pastorale américaine ...
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Souvent Les Editions de L'Observatoire, en littérature, me procurent de grands moments de lecture.

Et voilà qu'ils recommencent les bougres !

Une nouvelle fois, je me suis fait embarquer et bousculer.

Un sujet difficile puisque Abel Quentin va évoquer ses adolescentes qui se font « endoctriner » par les théories djihadistes et tout ce qui gravite autour de ce phénomène.

Le livre est habilement construit autour de ses personnages.

Il y a Jenny évidemment, adolescente sur le fil, qui ne supporte pas la vie qu'elle mène entre des parents aimants et une vie en banlieue. Elle traîne une certaine idée du désespoir.

Il y a Chafia, parée au pire. Gonflée de haine, prête à en découdre avec une société qu'elle abhorre.

Et dans les couloirs étouffés du pouvoir, il y a Saint-Maxens, président de la République essoufflé et vieillissant qui s'apprête à terminer son mandat.
SOeUR est un roman terriblement ancré de notre temps. de ces livres qui donnent sans fard le portrait d'une époque qui se délite. Témoignage qui ne juge pas mais égratigne parfois certains « grands » penseurs aux idées courtes que vous reconnaîtrez aisément.

Un livre indispensable qui parle, presque à la façon d'un polar, d'un sujet épineux mais qui ne fait pas que l'effleure et ne s'apparente pas à une forme d'opportunisme. Un livre pensé. Mûri. Et ça se ressent à chaque ligne.
Abel Quentin, dans ce premier roman percutant, va très loin dans la justesse de son analyse, le tout avec une plume véritablement talentueuse, mêlant des mots de notre temps à une prose époustouflante.

SOeUR est un de mes coups de coeur de cette rentrée littéraire.

Les Editions de l'Observatoire ont encore frappé !

Les Editions de l'Observatoire m'ont encore frappé …

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Abel Quentin a écrit ici un premier roman impressionnant, même si j'ai trouvé quelques longueurs au milieu du roman.
Il nous raconte comment Jenny, jeune française de classe moyenne, vivant dans une petite ville, aimée de ses parents, va à force de mal être, de non reconnaissance de ses pairs, d'ennui, de solitude se retrouver la cible parfaite pour la radicalisation.
L'auteur nous décrit de façon très convaincante comment Dounia jeune musulmane radicale va lentement mais surement, appuyer sur les bons ressorts pour séduire Jenny et la convertir à un Islam radical qui ira jusqu'au sacrifice et au martyre. La conversion de Jenny tient plus de l'amitié amoureuse envers Dounia, qui lui permet enfin d'être intégrée, reconnue dans un groupe que par l'appel d'Allah, mais elle est finalement profonde : Jenny va accréditer tous les dires de ce groupe et être convaincue que les islamistes sont des victimes,que tous les autres se liguent contre eux, juifs, homosexuels, et autres non croyants et que le seul moyen de se défendre est de les éliminer.
J'ai beaucoup aimé les parties relatives à Jenny et sa famille qui va se mobiliser pour essayer de comprendre et sortir Jenny de cette impasse, sans succès.
En parallèle, l'auteur aborde la politique via deux personnages: un vieux président mis lentement mais surement sur la touche par ceux la même qu'il a jadis hissé vers les responsabilités et la notoriété. et de l'autre ce nouveau candidat, jeune, aux idées extrêmes qui va secouer les monde politique un peu feutré.
" Benevento envoie valdinguer les deux battants d'une poussée énergique et déboule dans l'arène, il a la dalle, il est en chien, sa femme et les autres n'existent plus, relégués dans la nuit des coulisses et il peut enfin être lui-même, c'est-a-dire l'Ogre, la Bête, le Fauve."
Ces deux personnages m'ont moins intéressée mais la description de leurs évolutions donne lieu à de très belles pages, à l'écriture percutante sans compter que leur destin rencontrera celui de Jenny.
Et j'en viens donc à l'autre grand attrait de ce livre, peut-être même le plus grand, cette écriture réaliste, aux images percutantes: certaines scènes se matérialisent en un instant devant nos yeux. Un choix des mots fait avec intelligence, toujours juste.
Le livre lui-même est un bel objet, un beau papier, et une couverture magnifique.
Une lecture qui va surement m'amener à lire le suivant de l'auteur
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Comment Jenny est devenue terroriste

Dans son cabinet d'avocat Abel Quentin a traité des dossiers de jeunes gens radicalisés. Dans son premier roman il dresse le portrait saisissant d'une adolescente qui s'ennuie en province et bascule vers le terrorisme.

Tout commence par une scène de polar. Dans un commissariat de police on interroge Chafia, encore mineure, pour tenter d'obtenir des informations sur Dounia Bousaïd, l'une des filles qui figurent avec elle sur une photo de groupe et qui a disparu sans laisser de traces depuis près d'une semaine.
Puis on passe dans les bureaux lambrissés de la Présidence de la République pour assister à une conversation entre Saint-Maxens, le vieil homme qui dirige le pays et son conseiller Karawicz qui l'encourage à clarifier sa situation, c'est-à-dire à annoncer qu'il ne se représentera plus pour laisser la place à son ministre de l'intérieur.
Nous voici enfin sur le terre de Djihadistes où Dounia vient d'arriver. Prise en charge sommairement, on lui explique qu'elle pourrait soutenir la cause en les aidant à fomenter un attentat contre Saint-Maxens. Trois scènes d'ouverture fortes qui posent les bases de ce roman qui va dès lors se concentrer sur le parcours d'une jeune fille «bien sous tous rapports».
À quinze ans, Jennyfer mène une existence ordinaire dans la Nièvre, entouré de parents tout aussi ordinaires. Il est vrai que les perspectives ne sont guère exaltantes: «Sucy-en-Loire, ses rues étriquées qui tissent leur réseau en damier autour d'une église déserte, ses façades mal entretenues qui cachent des intérieurs confortables, bled impossible où l'on dit tranquillité pour parler d'ennui mortel, où la construction d'un dos-d'âne avait divisé ses cinq mille habitants comme s'il s'était agi de l'affaire Dreyfus.» Mais ce qui pèse encore davantage l'adolescente, c'est son corps qu'elle a de la peine à accepter et le regard des collégiens, les moqueries et le rejet dont elle va être victime. Alors elle se réfugie dans sa chambre. «Le soir, ce sont des séances de lecture solitaire, entre quatre murs saturés de posters. Harry Potter y fraye avec ses amis Ron Weasley et Hermione Granger, sous le chaperonnage inquiet de sir Albus Dumbledore, directeur de l'école de sorcellerie et ennemi juré du sinistre Voldemort. Leurs combats épiques étouffent le bruit de ses sanglots.» Si elle pouvait disposer de pouvoirs magiques…
La première main qui va se tendre, attentive et secourable, sera la bonne. L'amie qui l'écoute est une guerrière avec laquelle elle prend confiance. Une maie rencontrée via internet et qui va lui offrir un nouveau monde. La radicalisation se fait insidieusement, le basculement vers l'islam radical est vécu comme une libération.
La voilà en route pour Paris, laissant derrière elle son enfance et des parents désemparés. La voilà prête à passer à l'action, à se battre contre tous ces médiocres, ces pervers, ces mécréants.
Saluons la construction de ce roman qui gagne en intensité au fil des pages, qui tisse des fils entre une jeune adolescente et un Président de la République, entre Sucy-en-Loire et le Califat, entre Harry Potter et un attentat terroriste, entre fiction et actualité brûlante. Et finit par nous sidérer face à cette logique implacable qui va entraîner Jenny à concevoir son attentat.
Le jury du Prix Goncourt ne s'y est pas trompé en mettant ce roman dans sa première sélection. Soeur est en quelque sorte aussi le frère de Des hommes couleur de ciel d'Anaïs Llobet, publié dans la même maison d'édition, et qui retraçait aussi le parcours de terroristes. Tous deux ont cette vertu cardinale: nous obliger à regarder cette réalité en face, nous faire réfléchir à ces parcours, à ce qui pousse les gens à rejoindre les rangs de Daech, à notre responsabilité collective. Car Abel Quentin, qui en tant qu'avocat s'est occupé de jeunes radicalisés, a compris que si on ne naissait pas terroriste, on le devenait. Avec à chaque fois une histoire particulière: «La «radicalisation» de Jenny aurait supposé une phase transitoire de croyance apaisée qu'elle n'avait jamais traversée. Elle s'était convertie, voilà tout. Sans connaissance préalable de la religion, elle n'avait eu qu'une conscience diffuse d'en rejoindre une section dissidente.» La suite, effrayante, coule presque de source. 

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Citations et extraits (37) Voir plus Ajouter une citation
A une centaine de mètres devant elle, une géante de bronze lui indique qu'elle est arrivée au port. C'est elle, la grasse femelle satisfaite, toisant depuis son socle les idolâtres qui viennent sacrifier à son culte asséchant, bardée d'attributs kitsch, les hauts-reliefs de la République en toc, les colifichets, les gris-gris, les lions de cirque, l'épée de parade, le bonnet phrygien, tout l'attirail frelaté de la putain insubmersible hissée sur un pavois d'hérésies, portée depuis deux siècles par tous les proviseurs à bouc et les papa Marchand, fraudant le droit divin avec son abominable désinvolture de resquilleuse voltairienne, le fameux esprit français, cette éloquence de petits marquis foireux qui lui a tant manqué et peut-être est-elle la cible véritable, Chafia ne sait plus, elle a surtout envie de mourir.
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Radicalisation. Les journalistes répéteront ce mot à l’envi, ravis d’avoir trouvé un concept-talisman que ses six syllabes paraient d’une vague aura scientifique, sans se rendre compte qu’ils commettent ainsi une erreur manifeste d’appréciation. La «radicalisation» de Jenny aurait supposé une phase transitoire de croyance apaisée qu’elle n’avait jamais traversée. Elle s’était convertie, voilà tout. Sans connaissance préalable de la religion, elle n’avait eu qu’une conscience diffuse d’en rejoindre une section dissidente. Bien sûr, elle avait écouté Dounia lui expliquer les subtilités de l’apostasie et du chiisme, elle avait écouté ses harangues contre ces millions de musulmans qui trahissaient leur foi en s’accommodant de la modernité, mais tout cela était un peu chinois pour une néophyte. p. 215 
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INCIPIT
Chafia racle le sol du bout de ses baskets, et la gomme imprime des traces noirâtres sur le linoléum.
Elle a demandé l’heure.
Elle est assise sur un tabouret en plastique moulé, entre les deux bureaux en vis-à-vis qui mangent l’essentiel de la pièce, avec la grande armoire métallique. Ils sont trois, elle et les deux flics, un homme et une femme, piégés entre les cloisons en placoplâtre qu’on devine ajoutées au gré de l’évolution du service, découpant en bureaux étroits ce qui a dû être un vaste open space.
Ils ne l’ont pas menottée.
L’homme est court, charpenté, centre de gravité bas, il porte un pantalon de treillis et un T-shirt à manches longues. La femme s’en tire avec un cul haut perché et une queue de cheval. Des ombres passent, furtives, derrière la porte en verre dépoli.
Le bureau sans apprêt ne raconte rien que de très sobre et très fonctionnel. Un panneau de liège trahit, seul, ses occupants et leurs secrètes passions : entre un fascicule de prévention (SÉCURITÉ ROUTIÈRE, TOUS RESPONSABLES) et un planning d’astreinte se balance un fanion frangé d’or aux couleurs du Real Madrid. Il y a aussi, posée à côté du clavier de l’homme, une figurine en résine du guerrier Thorgal.
La porte s’ouvre. Un grand type roux passe une tête ennuyée pour savoir où en est l’audition, parce qu’il voudrait bien récupérer son bureau, hein, et la porte ouverte un instant charrie l’ambiance du commissariat, sonneries de portable, grésillements de talkies-walkies, conversations et raclements de chaise, rugissement lointain d’une disqueuse. L’homme en treillis répond qu’il est désolé, ils ont pris du retard à cause d’un « souci avec la caméra », l’autre dit « qu’est ce qu’on en a à battre de la caméra t’es pas en procédure criminelle » et l’homme en treillis répond qu’elle est mineure, « donc les auditions doivent être filmées », pas mécontent de rabattre le caquet du grand roux qui ne bouge pas, la bouche entrouverte, les yeux plissés, fouillant à l’intérieur de lui-même pour trouver une réplique qui lui permettrait de s’en tirer sans déshonneur, mais rien ne vient. Il opte pour la moue circonspecte de celui qui n’est pas totalement convaincu de la vérité qu’on lui assène mais qui ne se battra pas pour faire valoir la sienne, et il part en bougonnant, il a besoin de son bureau, merde.
L’homme en treillis décoche un rictus méprisant en triturant la figurine de Thorgal, pièce maîtresse d’une petite collection conservée à domicile où se côtoient Spirou, Buck Danny et Natacha-hôtesse-de-l’air. Puis il l’envoie valdinguer d’une pichenette sans appel, histoire de signifier au monde ce qu’il pense de leur rouquin propriétaire qui les traque sans doute au fond des boîtes de céréales, avec la joie pure d’un enfant de six ans.
Chafia bâille.
Le ciel plombé, à travers les stores vénitiens, ne lui apprend pas grand-chose alors elle a demandé l’heure. L’homme en treillis lui a dit sèchement qu’il n’était pas là pour répondre à ses questions, son sourire découvrant sa gencive supérieure tandis qu’il ajoute : « Pourquoi, t’as un rencart, t’es pressée, t’as peur de louper Koh Lanta ? » Il lui demande ce qui urge tant, on a vingt-quatre heures à passer ensemble, peut-être plus si le procureur veut jouer les prolongations, donc franchement.
Il dit cela en se malaxant le coude comme s’il était douloureux, il en fait un peu des caisses, sans doute a-t-il envie que sa collègue le plaigne mais elle est absorbée par sa frappe monotone, Chafia l’entend taper dans son dos, une frappe lente et concentrée, peut-être les ultimes retouches au procès-verbal de notification des droits. Elle a parlé d’une grosse coquille, il faudra le signer de nouveau.
Chafia sent monter la haine, doucement. Ce matin déjà elle s’était retenue de ne pas lui casser l’arête du nez, lorsqu’il avait échangé sa chaise contre un tabouret au prétexte qu’elle était avachie.
Elle répond qu’elle veut connaître l’heure pour faire sa prière, c’est tout, et elle ajoute cette phrase qui pue le bluff à trois sous : « Vas-y, je connais mes droits, vous allez pas me la faire à l’envers », avec un petit air crâne qu’elle aurait voulu être celui de Pablo Escobar face aux policiers de Medellín, mais elle a manqué son effet et l’homme en treillis la considère en penchant la tête sur le côté, comme on regarde un chiot malade. Il y a un silence, la collègue suspend sa frappe et rétorque que non, elle ne connaît pas ses droits, elle ne connaît rien à rien d’ailleurs, mais qu’elle aura bientôt l’occasion d’acquérir une solide connaissance de la procédure pénale, une fois mise en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Elle dit ça comme ça, pour ce que ça vaut, et elle reprend ses gammes de dactylo.
Okay, dit Chafia.
Très bien, elle ne répondra pas aux questions.
Elle s’avance au bord du tabouret, se penche en avant, la tête entre ses mains, coudes plantés dans le gras des cuisses, elle regarde ses pompes, et elle prie. Elle récite la prière d’ouverture, enfin les premiers mots qui lui viennent de tête car rapidement elle bute, tâtonne, une syllabe manquante lui faisant perdre le fil de sa mélopée, elle continue à bouger les lèvres pour ne pas perdre la face, au cas où ils regarderaient, elle essaie de faire le vide, se transporte dans un espace neutre et laiteux, ça y est, ça vient, elle raccroche les wagons de la sourate Al-Fatiha, « Au nom d’Allah, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux, Louange à Allah, Seigneur des mondes, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux, le Roi du Jour du Jugement » et puis de nouveau le trou noir, alors elle se contente de répéter Allahu akbar, Allahu akbar, Allahu akbar, allez bien niquer vos mères.
L’homme soupire, jette un regard à sa collègue qui lui fait un signe de tête. Il saisit la petite webcam qu’il décale de quelques centimètres, s’assurant qu’elle cadre bien la gardée à vue. Puis il frappe un grand coup sur le bureau. Chafia sursaute.
— Allez, on va arrêter les conneries. Parle-moi un peu de Dounia. Dis-nous où elle est en ce moment.
— Je la connais pas.
— Ça, tu vois, ça me va pas du tout comme réponse. Dans une demi-heure, je dois appeler le proc pour lui rendre compte de ta garde à vue. Tu veux que je lui dise que tu lui proposes d’aller se faire foutre ? T’es dans la merde, ma pauvre. T’es dans la merde mais tu peux encore limiter la casse. Alors arrête de faire la belle.
— T’inquiète pas pour moi, j’arrangerai ça avec le procureur, j’le connais, c’est mon pote.
— Ta gueule.
— Oui, réfléchis un peu, dit doucement la femme, depuis son bureau.
Leur numéro était bien rodé : il beuglait, elle jouait la meuf arrangeante.
Chafia se retourne vers elle, ouvre la bouche pour parler mais l’homme frappe de nouveau, du plat de la main. Un stabilo décapuchonné va rejoindre Thorgal sur le lino.
— C’est à moi que tu parles. C’est moi que tu regardes.
— C’est bon elle m’a parlé donc je…
— C’est moi qui te pose des questions, c’est moi que tu regardes.
— Va-z-y c’est bon.
— Une dernière fois : Dounia Bousaïd.
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Bonne fille, elle écoute les slogans qui dessinent un monde simple, où les adversaires sont clairement identifiés les étrangers, les juifs, les homosexuels, les mécréants et les musulmans apostats. A peu près tout le monde, en fait. Jenny comprend qu'ils forment un tout cohérent, une masse grouillante, engagée dans une lutte à mort contre les moudjahidines. Unis entre eux dans une conjuration invisible. Les juifs, surtout. Elle n'avait jamais compris qui ils étaient vraiment, avant. Elle avait bien entendu parler de feujs, fais pas ton feuj, putain quel feuj, mais n'y voyait qu'un des innombrables missiles de l'arsenal adolescent pour chambrer un camarade qui refuse de prêter son fidget spinner. L'idée qu'il y avait là autre chose qu'un synonyme de radinerie pathologique lui avait échappé. Les juifs sont-ils tous feujs ? a-t-elle demandé à Dounia. Maintenant elle sait. Leur agenda cache, leurs desseins millénaires et surtout leur art consommé de la dissimulation, la foule des Moldus imbéciles incapables de détecter les fils de Sion derrière leurs apparences multiples, du banquier rutilant à l'instituteur paisible. (p.164-165)
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«  Chaque chanson est un cri de rage pure, décapé jusqu’à l’os , chaque pulsation de basse vient résonner en bas, dans les tripes, là où naissent les révoltes .Elle aime l’idée d’un organe qui sécrète la haine, comme une glande. La violence est une libération .... »
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Videos de Abel Quentin (14) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Abel Quentin
En 2020, le festival Oh les beaux jours ! a répondu à la proposition du Barreau de Marseille de créer un prix littéraire récompensant un auteur dont le livre (fiction ou non-fiction) traite d'un sujet en lien avec les préoccupations professionnelles ou éthiques des avocats : sujet de société, famille, travail, environnement… Chaque année, un comité de sélection composé d'avocats du Barreau de Marseille et de l'équipe du festival fait une première sélection de six livres, romans et récits, où la fiction côtoie le réel. Le jury, composé d'avocats, se réunit ensuite pour désigner le lauréat ou la lauréate. Cette année, c'est l'écrivain Abel Quentin, lauréat du prix l'an dernier, qui présidera ce jury.
Sélection 2023 – Ceci n'est pas un fait divers, Philippe Besson, Julliard, 2023. – le Coeur ne cède pas, Grégoire Bouillier, Flammarion, 2022. – Les Contemplées, Pauline Hillier, La Manufacture de livres, 2023. – Sa préférée, Sarah Jollien-Fardel, Sabine Wespieser, 2022. – Un homme sans titre, Xavier le Clerc, Gallimard, 2022. – le Colonel ne dort pas, Émilienne Malfato, Éditions du sous-sol, 2022. Le
Le prix, doté de 3 000 €, sera décerné le 24 mai 2023 au théâtre de la Criée, en présence du ou de la lauréate.
Contact presse : Alina Gurdiel alinagurdiel@gmail.com
Le Prix littéraire du Barreau de Marseille est soutenu financièrement par la Société de Courtage des Barreaux.
http://ohlesbeauxjours.fr #OhLesBeauxJours #OLBJ2023 #prixlitteraire @barreaudemarseille527
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