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Critique de jlvlivres


« La Grande Peur dans la montagne » (1989, Thélème, 193 p.) est un roman de Carles Ferdinand Ramuz, écrivain suisse (1878-1947) qui a beaucoup utilisé et répandu le parler vaudois dans la littérature. En 2005, Charles Ferdinand Ramuz fait son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade (2005, Gallimard, La Pléïade, 3696 p.) avec 2 tomes de « Romans », soit 22 titres. C'est cette édition publiée sous la direction de Doris Jakubec, que j'ai retenu.
CF Ramuz est le troisième enfant d'une famille d'épicier et de marchands de vins de Lausanne. Né après le décès en bas âge de ses deux frères ainés, Charles et Ferdinand, il hérite des deux prénoms, qu'il nomme des « prénoms d'archiduc » et qu'il déteste. Il se fera appeler plus simplement C.F. l'histoire ne dit pas si l'archiduc (1868-1915), avec ses prénoms Ferdinand Charles Louis Joseph Jean Marie, se faisait appeler FCLJJM, ou simplement Féfé dans l'intimité. D'ailleurs, ces archiducs d'Autriche menaient une vie assez débauchée, dont des unions morganatiques, ce qui n'est pas un exemple pour la jeunesse.
Bref, Ramuz écrit son livre (1925), avec pour sujet une petite communauté villageoise de montagne. Les jeunes du village ont décidé de réhabiliter un alpage, délaissé pendant une vingtaine d'années, sur lequel plane une malédiction, selon l'opinion des anciens du village.
A lire ainsi Ramuz, après « Horcynus Orca », de l'écrivain sicilien Fortunato Stefano D'Arrigo, traduit de l'italien par Monique Baccelli et Antonio Werli (2023, Le Nouvel Attila, 1372 p.), et sachant qu'il y a eu, pour ce texte, trois ou quatre moutures qui ont duré près de dix-neuf années, on peut s'attendre à une lecture plus facile et moins mouvementée. C‘est effectivement le cas, du moins dans les premières pages. « le président parlait toujours. / La séance du conseil général, qui avait commencé à 7 heures, durait encore à 10 heures du soir ». Précision horlogère suisse.
Pour préciser les choses, il convient de rappeler que Sasseneire est un pâturage de haute montagne à deux mille trois cents mètres. Mais il est délaissé depuis une vingtaine d'années. « le Président disait « C'est des histoires. On n'a jamais très bien su ce qui s'était passé là-haut, et il y a vingt ans de ça, et c'est vieux » ».
« Ils votèrent d'abord pour savoir si on allait voter, en levant la main ; puis ils votèrent par oui et non ». C'est bien là une prise de décision suisse.
Donc, ils partent, ou du moins les hommes volontaires du village partent pour l'alpage ave un troupeau. Il y a là Barthélemy qui « faisait face à la paroi, […], entre Joseph et Romain, puis venaient à sa droite Clou et le boûbe, et le maître et le neveu du maître étaient à sa gauche ». le boûbe c'est un peu l'idiot du village, mais pas que, et le jeune pas encore déniaisé. C'est un petit gars à tout faire. le Clou est un personnage complexe, mi-ivrogne, mi-alcoolique, mi-clochard, mi-filou, mais tout cela à la fois. Il y a encore le maître du troupeau et son neveu, ainsi qu'un muletier et son mulet, qui assureront le ravitaillement. le Clou, quand il avait su qu'il allait monter à l'alpage, « alla tout de suite à l'auberge se commander trois décis de goutte ; et se mit à boire, buvant à crédit sur la somme qu'il devait retirer à la fin de la saison ». Mieux vaut tenir que courir. Joseph, c'est « un jeune amoureux séparé à grand tourment de sa mie, qui y va pour se faire un pécule de mariage ». le couple Joseph et Victorine, ils s'y voient déjà, mais ils sont attendrissants. de joseph à Victorine « Sais-tu, j'ai fait les comptes… Il va nous manquer deux cents francs si on veut se marier à l'automne… Ou bien si tu ne veux plus ? […] Écoute, ma petite Victorine, il nous faut être raisonnables… J'ai eu une idée… Ces deux cents francs… Écoute, je me suis dit que j'allais monter à Sasseneire. Ils cherchent du monde. Ma mère pourra faire seule, parce qu'on enverra les deux bêtes là-haut. Je n'aurai qu'à aller parler au Président… Et les deux cents francs seront trouvés, parce que tu sais qu'on n'est pas riche ; et on pourra acheter le lit, le linge, tout ce qui nous manque encore, on pourra faire réparer la chambre avant l'hiver ; tout serait prêt pour le mois de novembre, puisqu'on avait parlé de ce mois-là, à moins que tu n'y tiennes plus ; en ce cas, on pourrait attendre, mais, moi, j'aimerais mieux ne pas avoir besoin d'attendre… Et toi ? ».
Barthélémy, c'est un vieux rescapé de l'expédition précédente qui veut bien y retourner, lui, puisqu'il a survécu et qu'il a « le papier », un visa sensé le protéger des mauvais sorts. « Dans sa chemise un lacet noir de crasse qui lui pend autour du cou ; il a fait venir à lui une espèce de petit sac ; il a dit :- C'est là-dedans. C'est un papier ». Vieux de la vieille, il est déjà monté à Sasseneire, il y a vingt ans. « Et j'en suis revenu, comme vous voyez ; et si vous voulez, j'y retourne ».
Le conseil ayant voté, la fromagerie ayant fait son compte de bon fromage au lait fleuri par les herbes, les uns poussés pas la volonté des autres de ne pas rester à rien faire, et les autres entrainés par le désir d'être à la hauteur. Ils partent. C'est alors que Ramuz donne libre cours à ses descriptions de la montagne et du glacier. « On les a vus ainsi avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été dans une nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis ; en avant, et à côté d'eux, les grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu'ils s'élevaient vers elles par des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus abrupts, de plus en plus lisses à l'oeil. Ici, il n'y avait plus d'arbres d'aucune espèce ; il n'y avait même plus trace d'herbe : c'était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc ».
C'est que ce n'est pas tout près. « On compte quatre heures pour la montée, en temps ordinaire, et trois pour la descente en temps ordinaire, mais le commencement de mai n'était pas encore un temps très favorable et les quatre heures se trouvèrent largement dépassées ».
La vie et le train-train s'organisent. « Ils se mettaient à traire avant cinq heures du matin, besogne qu'ils faisaient en commun ; ensuite le maître et son neveu allumaient le feu sous la grande chaudière en cuivre suspendue à un bras mobile. Ils étaient trois alors qui partaient avec le troupeau, levant leurs bâtons derrière le troupeau ; c'étaient d'ordinaire Joseph, Romain et le boûbe. le maître et son neveu restaient dans le chalet pour les travaux de l'intérieur ; eux trois, partaient avec les bêtes, parce qu'on ne les laisse pas brouter à leur fantaisie, ni où elles veulent, et on a soin de les changer de place chaque jour, de manière que toute l'herbe soit utilisée ; — deux hommes donc dans le chalet et puis trois avec le troupeau ; restaient Barthélemy et Clou qui étaient occupés, eux, dans le voisinage du chalet. Barthélemy, ce matin-là, allait et venait avec sa brouette ; Clou, lui, était un peu en dessous du chalet, avec son outil. C'était une place où l'eau qui descendait de la paroi avait une tendance à séjourner, gâtant les racines de l'herbe ; alors il fallait lui percer une issue qui lui permît d'aller plus bas où on en manquait. Il y a ainsi un grand nombre de ces petits travaux de toute sorte dans les montagnes ; il y en a plus que de quoi vous occuper tout le long du jour, si on veut se donner la peine de les bien faire : mais Clou pour le moment ne faisait rien. Comme un mouvement de terrain empêchait qu'on pût le voir, il s'était assis, fumant sa pipe, et était en train d'examiner minutieusement les rochers en face de lui, les parcourant des yeux d'un bout à l'autre, à cause des cachettes qu'il y avait là sûrement, mais il faut d'abord connaître où on aurait le plus de chances d'en trouver ; — pendant que Barthélemy donc allait et venait devant le chalet, et que le maître et son neveu étaient en train de faire la cuite ».
Bien entendu, il se passe des choses anormales, des bruits sur le toit, des galopades du troupeau. « Là-haut, le ciel faisait ses arrangements à lui. Il se couvrait, il devenait gris, avec une disposition de petits nuages, rangés à égale distance les uns des autres, tout autour de la combe, quelques-uns encapuchonnant les pointes, alors on dit qu'elles mettent leur bonnet, les autres posés à plat sur les crêtes. Il n'y avait aucun vent. le ciel là-haut faisait sans se presser ses arrangements ; peu à peu, on voyait les petits nuages blancs descendre. de là-haut, le chalet n'aurait même pas pu se voir, avec son toit de grosses pierres se confondant avec celles d'alentour, et les bêtes non plus ne pouvaient pas se voir, tandis qu'elles s'étaient couchées dans l'herbe et elles faisaient silence ».
On en arrive à la moitié du roman. « La maladie ! / le mot avait été écrit tout à coup dans la tête de Romain, et il lut le mot dans sa tête, puis s'arrêta net, dans le même moment que le maître, l'ayant enfin vu venir, lui criait : « Halte ! » ayant tourné la tête vers lui sans se redresser. / - Reste là… Bouge plus… Laisse le mulet où il est ». « Alors, le lendemain, Pont s'est mis en route avec le garde, ayant un litre de forte eau-de-vie dans son sac de soldat, ayant un voile noir dans son sac, une vieille blouse, un pantalon de toile qu'il pouvait passer par-dessus le sien, des souliers de rechange ». le style a changé, plus de ces descriptions idylliques de la montagne et du glacier.
Et tout bascule au chapitre VIII. « C'était un homme qui se connaissait particulièrement aux maladies des bêtes, et à cette maladie-là, ce Pont ; il monta donc avec le garde, et Romain aurait dû être avec eux, mais on ne l'avait trouvé nulle part. [ ] Et cette maladie est une maladie terrible à laquelle on ne connaît aucun remède. Elle se met d'abord dans les sabots des vaches et dans leur bouche, puis la fièvre les prend, elles maigrissent, elles perdent leur lait ; elles crèveraient bientôt, si on ne prenait les devants sur la mort. Il y a ordre de les abattre sitôt que la maladie est constatée, et il y a aussi des règlements pour les enfouir ; il faut que le trou ait deux mètres de profondeur au moins ; on tâche ainsi à diminuer, sinon à supprimer, les chances de contagion, malgré la perte qu'on fait, mais il vaut mieux perdre quelque chose que tout perdre ».
On l'a compris, c'est le « foot-and-mouth disease », soit le « mal du pied et du museau ». Si bien utilisé par James Joyce dans « Ulysse ». Ce qui pousse Stephen à faire publier un article mettant en garde les éleveurs contre cette maladie « Mal du pied et du museau. Connu sous le nom de préparation de Koch. Sérum et virus. Pourcentage de chevaux immunisés. Rinderpest. Chevaux de l'Empereur à Mürzsteg, basse Autriche. Vétérinaires. M. Henry Blackwood-Price. Offre courtoise un essai loyal. Les impératifs du bon sens. Problème ultrimportant. Dans tous les sens du terme, prendre le taureau par les cornes. Avec mes remerciements pour l'hospitalité de vos colonnes ».
En réalité, Joyce s'est investi dans cette cause à propos de la fièvre aphteuse. Il a écrit deux éditoriaux sur la question pour le Freeman's Journal du 12 septembre 1912. de toute évidence, Joyce n'était pas plus qualifié qu'un autre pour écrire sur les aspects scientifiques de la maladie, ce qui expliquerait en partie sa réticence à s'impliquer. Il se concentre plutôt sur les implications politiques de l'épidémie. Il faut savoir qu'en 1912, la fièvre aphteuse était très répandue en Irlande et la Grande-Bretagne. Ce qui avait pour conséquences de réduire drastiquement les importations irlandaises.
En 1912, elle était si répandue en Irlande que l'Angleterre a imposé un embargo sur le bétail irlandais. D'où des conséquences dévastatrices pour l'économie irlandaise.
La connexion avec Joyce est plus complexe. Henry N. Blackwood Price, un ami irlandais de Joyce, s'intéressait au le traitement de la fièvre aphteuse et cherchait à rallier son Joyce à cette cause. Avant la visite de Joyce en Irlande, en 1912, Price lui remit une lettre destinée au président de la « Cattle Traders' Society », William Field MP, détaillant les méthodes de traitement de la maladie que Price avait observée en Autriche. Cela pourrait mettre fin à l'épidémie et lever l'embargo. Price avait besoin de Joyce pour l'aider à obtenir l'adresse de William Field, un député qui était président de l'Irish Cattle Traders' Society. Tout comme Stephen aide M. Deasy, Joyce transmet la lettre de Price à Field, qui est ensuite publiée dans le Telegraph. Dans un second éditorial, Joyce fait référence à un remède à la fièvre aphteuse d'Anna Blackwood Price.
Pour en revenir à Sasseneire, très vite le site, les propos du vieux Barthélemy créent un climat de crainte et de superstition. Puis la « maladie » ravage le bétail. Mis en quarantaine, les hommes de l'alpage sont prisonniers au pied du glacier menaçant. Tout alors bascule. C'est la grande peur dont Ramuz fait le récit dans cette forte et célèbre chronique montagnarde.
« C'était ce qui restait du troupeau, c'était la petite moitié de troupeau qui restait, - parce qu'on l'avait oubliée ». « Ils ne faisaient plus de fromage, se contentant de mettre la baratte à beurre sous la fontaine, où elle tournait toute seule par le moyen d'un chéneau de bois d'où l'eau tombait sur la roue à palettes ».
Les nouvelles vont vite se propager dans le village, ravivant les peurs et accentuant la malédiction prédite par les anciens. Adieu, veau, vaches, couvées. Finies, les récoltes de lait fleurant bon les alpages. Terminés, les projets de vie future heureuse. Et de Joyce, Ramuz saute à Shakespeare et « Hamlet ». Il tient son Ophélie. « L'eau l'a gardée tout le mercredi, tout le jeudi, tout le vendredi et tout le samedi matin encore, bien qu'on eût été fouiller partout avec des perches et des crocs, mais on n'avait rien découvert, parce qu'elle a dû tourner ces trois jours sur place ou bien elle était restée prise à des racines sous un surplomb ; alors elle aura balancé là tout ce temps et jusqu'au moment où ses cheveux auront cédé ou bien peut-être que c'est sa jupe ».
Ophélie, après sa noyade, continue de flotter. Selon la légende, son corps va flotter intact pendant mille ans, entouré de fleurs. le complexe d'Ophélie est créé, elle passe ainsi d'un monde à un autre à travers la mort.
Sur le fond, le roman de Ramuz décrit l'incarnation du Mal comme avant tout une présence maléfique. Ses manifestations sont progressives, et son incarnation demeure incomplète. Ramuz ne nous le montre pas. Ce sont surtout les effets de sa présence qui sont observés. D'abord, les hommes de la montagne l'entendent marcher la nuit autour du chalet où habite le groupe, et sa porte est forcée. Puis le troupeau est affecté par une étrange maladie qui finit par toucher les villageois. Enfin, un éboulement provoquant une inondation anéantit presque la population. Sur le fond, c'est leur cupidité et leur témérité qui recrée le Mal, puisque pendant les vingt ans durant lesquels le lucratif pâturage n'avait pas fait l'objet de querelle, il ne s'était pas manifesté.
L'autre cas de force du Mal est illustré par « L'Ogre » de Jacques Chessex (2003, Grasset, 208 p.), même si le thème central est la mort du père, le docteur Calmet. Il reprend la réflexion sur les forces du Mal omniscient et punisseur. le fils Jean Calmet a la quarantaine et est professeur de latin au lycée de Lausanne. le père était, en fait, un tyran familial, une force de la nature. Plus porté sur le vin blanc de Lavaux et les servantes d'auberge que sur les versions de Tacite. Cette évolution est parlante quant à l'interprétation que se font les auteurs de l'autorité et figure, selon nous, un nouvel état du littéraire. Dans les deux cas, la querelle mise en scène est celle des anciens et des modernes ou celle du père et du fils.
« Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n'a entendu là-haut le bruit des sonnailles; c'est que la montagne a ses idées à elle, c'est que la montagne a ses volontés ».


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