Lectrices, lecteurs, je dois commencer par dire que ce texte a toutes les chances d'être ma seule participation à votre communauté parce que je dépose cet avis ici à la demande de l'auteur. Celui-ci m'avait parlé de ce projet de roman lors d'un excellent souper à la Grappe d'Or à Torgny en 2018. Il envisageait à l'époque de faire du galeriste le narrateur alors que ce personnage ne devait pas être le héros. J'y voyais deux inconvénients. L'un était le risque que l'affect prenne le pas sur la conduite du récit, l'auteur étant lui-même galeriste. L'autre pointait les difficultés techniques qui ne manqueraient pas de surgir dans l'écriture puisque ce personnage secondaire allait avoir accès à très peu d'informations directes.
Le narrateur d'
Amour dure sans fin est donc le héros, David Ovadyah. Il s'exprime à la première personne du singulier dans une langue archaïsante qui s'expliquerait par le fait que le français n'est pas sa langue maternelle. Quoi qu'il en soit, cette particularité n'a pas freiné ma lecture. J'ai eu tout le loisir de suivre l'évolution de ce personnage en fin de compte assez complexe. En effet, de prime abord, David Ovadyah paraît lisse, et c'est peut-être ce qu'un liseur en retiendra après avoir refermé le livre parcouru au pas de charge. Au lent fil des pages se révèle par contre une personnalité qui ne manque pas d'aspérités et qui du coup finit, après quelques chapitres, par susciter l'empathie.
David est ce qu'on pourrait appeler un fils à papa, au sens objectif du terme : il est né avec une destinée toute tracée devant lui et il n'a rien fait pour contrecarrer l'heureux sort qui l'attendait. Il a fait les mêmes études que son père, puis il est entré dans l'entreprise de celui-ci, société dont on comprend qu'il a tout de même dû gravir les échelons avant de devenir top manager.
Le récit s'ouvre à la mort du père dont les dernières paroles suscitent un trouble dans l'esprit du narrateur. « En fait, dit-il, je ne savais presque rien de mon père. » de cette constatation naît immédiatement le regret d'où sortira le désir de savoir qui sera le moteur du roman : « J'irais à Florence ! » (à la fin du chapitre 1). Mais David est quelqu'un de passif, qui laisse aller le cours des choses. On le sent à son effacement dans les premiers dialogues. Il n'en prendra toutefois vraiment conscience qu'à la fin de son road trip : « […] j'étais resté assis face à mon modèle jusqu'à ce qu'il disparaisse » (p. 293). J'y reviendrai. Pour l'heure, constatons que son tempérament passif est l'obstacle qu'il va devoir surmonter pour atteindre le but qu'il s'assigne progressivement. de plus, on apprendra qu'il est souvent en proie à l'hésitation (p. 23). C'est d'ailleurs ce trait de caractère qui le conduira à formuler le débat moral du roman (p. 162) et qui explique aussi la conclusion du premier chapitre : « Ma résolution chancela. »
C'est alors, au début du deuxième chapitre, que surgit – au propre comme au figuré – un personnage secondaire, mais adjuvant de première force, Fanny, la secrétaire qui n'a pas de nom de famille. Son caractère est à l'opposé de son patron dont elle est un peu la
Mary Poppins : elle lui trouve tout comme par magie. Engagée quelques années auparavant, elle a probablement vite compris la personnalité du directeur de la boîte et comment agir pour se rendre indispensable. Cela pourrait renforcer la passivité de David, mais d'un autre côté, ça l'aiguillonne. C'est peut-être au contact de Fanny qu'il lui arrive de sortir de sa léthargie et de prendre quelques décisions sur de véritables coups de tête : il sait ou suppose qu'elle trouvera la solution concrète pour passer à l'étape suivante.
Mais ces solutions que trouve Fanny découlent toutes d'un paramètre essentiel : les moyens matériels dont dispose le héros. Cette aisance pourrait le rendre antipathique, agaçant ; on le verrait bien en enfant gâté, prenant volontiers des airs supérieurs, s'imaginant que tout le monde est à son service, et donneur de leçons de surcroît. Il y a en partie de cela (sa forme particulière d'humour peut en être la trace), mais cette tendance est jugulée par l'éducation qu'il a reçue de son « modèle » (« considérant mon impolitesse, je m'excusai » p. 19). Il reste que la facilité avec laquelle il obtient tout ce qu'il veut convient à sa passivité : aurait-il persévéré s'il avait eu plus d'efforts à fournir ? On peut quand même le supposer parce que ce héros se révèle ingénieux et se montre impavide. On peut imaginer qu'il aurait trouvé le moyen de contourner les obstacles en économisant sa peine, même au prix de quelques prises de risques.
Des efforts, il n'en a en tout cas pas fait dans sa vie sentimentale. Il ne prenait aucun plaisir au « carnaval permanent » que lui imposait sa compagne vénitienne, mais il n'a rien fait pour fuir la sarabande ; c'est Anna-Maria qui l'a quitté. Sa réaction a été de se retirer du commerce des femmes, et d'entrer en léthargie affective. David est d'ailleurs clairement passif avec les femmes ; ce n'est pas lui qui fera le premier pas. Est-ce parce qu'il est hésitant – peu sûr de lui contrairement aux apparences – ou parce qu'il est enchaîné par des principes ? Parce qu'il est - c'est un leitmotiv du roman – un homme de principes ; ça c'est certain. Pour autant, il s'autorise des accommodements. Parfois anecdotiques, comme avec le Code de la route : pour lui, un stop est un stop, mais il cale son cruise control à 150 km/h sur une autoroute française. Moins léger comme entorse, il ne recule pas devant le vol ni la dénonciation.
En réalité, de la façon dont David se comporte pendant les quarante-quatre jours que dure cette histoire, il apparaît plus contemplatif que passif. le principal trait de son caractère semble être le don d'observation : il scrute tout avec acuité ; l'environnement, les situations et les gens. Ces derniers, d'une certaine manière, en font les frais. Est-ce pour cela qu'il se tient à distance, et semble si froid ? Parce qu'il les a dévisagés, décortiqués. En serait-il honteux ? Peut-être, parce que quand il se trouve lui-même passé au « scanner » par un interlocuteur, il est mal à l'aise (p. 79). En tout cas, le narrateur qu'il est matérialise dans l'écriture cette capacité (ce travers ?) à observer : il décrit les personnages comme on ne le fait plus dans la littérature contemporaine. Il s'agit presque d'anthropométrie.
J'ai dit « froid », mais l'est-il vraiment ? Cette impression ne découle-t-elle pas de la manière dont il se présente dans les premières pages du livre ? Or, on n'a pas toujours une exacte perception de soi. Cette vision que j'ai du narrateur n'est-elle pas aussi le fruit de son style qui impose une distance ? Parce que si David est passif, il n'est pas impassible ; il ressent même des émotions violentes, provoquant des manifestations somatiques, quand il apprend certaines choses. Ces réactions, soit dit en passant, doivent à mon avis être rapprochées de l'éructation du père sur son lit de mort. Et puis, lorsqu'il arrive en Provence, on découvre un David qui se lie avec des inconnus. Cela se fait très progressivement, et à des degrés variables. le passage du vouvoiement au tutoiement avec celui qui deviendra son comparse est d'ailleurs provoqué par un des chocs émotionnels que je viens d'évoquer. Mais globalement, on perçoit un réel changement dans les rapports du héros avec autrui.
Des changements, il y en a d'autres et cela vaut la peine d'en parler, mais en deux mots pour ne pas spoiler l'intrigue (verbe qui ne plairait pas du tout au narrateur). En fait, à la fin de l'histoire, la lectrice (la majorité des lecteurs sont des lectrices, n'est-ce pas ?) n'a plus affaire au même homme. Sentimentalement, le pas est franchi, David est sorti de sa retraite. Psychologiquement, il a pris conscience de sa passivité et du coup il fonce, même un peu fort, au point que c'est Fanny qui doit le recadrer. Enfin, il y a autre chose, la chose après laquelle il a couru pendant ce périple sans savoir pourquoi (comme le dit un des personnages du roman), mais ça, je vous laisse le découvrir.