Commentaire pour le tome 15 de l'édition
Urban Comics.
Ce tome est le dernier de la série ; il faut absolument avoir commencé par le premier Première salve. Il comprend les épisodes 95 à 100. Les auteurs sont les mêmes que depuis le début :
Brian Azzarello pour le scénario,
Eduardo Risso pour les dessins et l'encrage,
Dave Johnson pour les couvertures, et Patricia Mulvihill pour la mise en couleurs (c'est la seule à être arrivée en cours de route, à partir de l'épisode 15 (dans Dos rond pour le daron).
Remi Rome se réveille à l'hôpital avec une partie de son anatomie manquante. À son chevet, il découvre Victor Ray qu'il convainc de l'emmener faire un petit tour, contre l'avis du personnel soignant. Ronie Rome est en route dans un taxi pour rendre visite à son frère. L'agent Graves essaye de gérer un différend avec Lono, par téléphone. Cela requiert un doigté et une précision chirurgicale, pour un résultat incertain. Les différentes factions du Trust continuent de comploter. le changement est inéluctable, la violence continue d'en être le catalyseur.
Voilà, c'est fini. le bain de sang inéluctable constitue le catalyseur du changement. le lecteur en a pour son argent en termes de résolutions, de conflits et de carnage. L'exaltation des sentiments (même l'agent Graves n'est pas en mesure de maîtriser ses émotions) évoquent une forme de grand opéra sanglant, de tragédie antique.
Eduardo Risso ne démérite pas du début à la fin, composant des images restant longtemps en mémoire : un homme découvrant qu'il a été amputé des mains, la bouche tuméfiée de Lono (un vrai test de la capacité du lecteur à retenir son repas), les expressions du visage de l'agent Graves, la vue aérienne d'une des villas des Medici, le retour de l'alligator, les moues apeurées de Megan Dietrich, la même Megan en train de se faire pipi dessus, etc.
Dans la version originale, ce tome bénéficie d'une courte introduction de
Brian Azzarello, comprenant essentiellement des remerciements pour Risso, Mulvihill et Robbins (lettreur), ainsi qu'un bref paragraphe sur le fait qu'il n'a rien à rajouter aux propos qu'il a déjà placés dans les bouches des personnages. Il précise qu'il a souhaité écrire un récit sur les États-Unis, le pouvoir et la corruption, la loyauté et la trahison, ce qui fait une famille, les amis et les ennemis, les pères et les fils, les mères et les filles, et les choix moraux. Avec cette indication à l'esprit, le lecteur prête une attention particulière aux propos des protagonistes pour profiter à plein du sens de leurs remarques sur les thèmes cités par
Azzarello.
Quelle histoire ! En août 1999, paraît le premier épisode de cette série exceptionnelle dont la publication s'achèvera en avril 2009.
Azzarello et Risso (aidés par Patricia Mulvhill pour les couleurs) ont investi 10 ans de leur vie pour raconter ce polar sans concession (et sans rater un seul épisode), pétri de violence, de machinations complexes, exposant toutes les combines criminelles du truand au coin de la rue, au gestionnaire d'affaires illicites dans son bureau, en passant par toutes sortes d'hommes de main et de tueurs. Certes, il est à craindre que la longueur du récit constitue un obstacle à la pleine compréhension de l'intrigue pour la majorité des lecteurs (à commencer par moi, je m'interroge encore sur l'ampleur de l'importance de Dizzy pour Graves et Shepherd). Certes, malgré cette longueur,
Azzarello a choisi de laisser quelques éléments sans réponse (le détail des mallettes, l'enjeu réel autour de la peinture Croatoa, le rôle ambigu d'Echo Memoria). Ce sont des choix du scénariste que le lecteur doit accepter en l'état.
Face à ces quelques points mineurs de légère frustration, le lecteur se sera immergé pendant 2.200 pages dans un monde violence sans concession, revisitant avec habilité les conventions usées des polars, pour de nouvelles approches et des hommages intelligents. Sa lecture aura été d'autant plus active qu'il se sera prêté au jeu d'assembler les pièces du puzzle. Il aura côtoyé des personnages à la forte identité. Il aura été contraint et forcé de réfléchir à la violence comme instrument de divertissement, tour de force peu commun.
Azzarello et Risso ont su transformer le cliché de la brute épaisse douée d'une intelligence instinctive (Lono magnifique de bout en bout) qui sera passée d'un archétype de virilité bravache à une ordure immonde.
Avec le recul de ces 100 épisodes, le lecteur aura bénéficié d'une leçon magistrale d'art séquentiel, du début jusqu'à la fin.
Azzarello et Risso ont composé chaque scène de telle sorte que les dessins apportent des informations complémentaires (et pas seulement l'expression des visages) quelle que soit la nature de la séquence (action ou dialogue). Risso aura gagné en maestria à chaque tome pour donner un rythme de lecture rapide à chaque page, quel que soit le volume d'informations, donnant l'impression trompeuse de dessins peu denses, grâce à un dosage en parfait équilibre.
Azzarello aura posé chaque pièce du puzzle avec un art de la narration tel que chaque séquence est intéressante pour elle-même, sans avoir besoin de se reposer sur l'information supplémentaire apportée au complot global. Avec le dispositif peu crédible de la mallette, il a conçu un hameçon irrésistible pour le lecteur, captant son attention, pour l'emmener très loin dans une vision infernale des États-Unis, vicié par une course au profit à tout prix, dans un capitalisme truqué où quelques privilégiés inventent des règles toujours changeantes pour mieux exploiter leur monde, où chaque maillon de la chaîne porte la responsabilité d'alimenter ce cercle vicieux de la violence sans fin du plus bas de l'échelle au plus haut.
Au fil de la découverte de ces machinations imbriquées, le lecteur aura ressenti de plein fouet l'horreur de cette violence omniprésente, le gâchis de chaque vie consacrée à satisfaire l'appât du gain ou du pouvoir, le scénario énonçant clairement les conséquences, les images montrant les résultats sans fard. "100 bullets" est à ranger à côté des romans noirs les plus durs et les plus révélateurs d'une société malade de la loi du plus fort.