Gan no tera
Traduction :
Didier Chiche, avec le concours du Cercle National des Lettres
ISBN : 9782809710649
Roman plus court que "
Poupées de Bambou", ce "Temple des Oies Sauvages" est aussi infiniment plus noir et plus hermétique, et contraint le lecteur à faire un réel effort pour bien saisir le fin mot de l'histoire - s'il y parvient en dépit des précisions apportées par l'auteur. Mizukami nous raconte ici un meurtre, et un meurtre parfait, accompli sous le coup de la passion et de la frustration, de la haine aussi, le tout dans un milieu monacal où évoluent le responsable du temple des Oies Sauvages, Jikai, son tout jeune novice (11/12 ans à peu près), Jinen, lequel, détail on ne peut plus important, ne semble pas avoir eu une enfance très heureuse et Satoko, geisha qui travaille en quelque sorte à son compte et qui, entretenue par l'ami le plus intime de Jikai, l'illustre peintre Nangaku
Kishimoto, qui vient de décéder, est en quelque sorte "léguée" par celui-ci au temple et à son grand prêtre.
Que les puristes et les Tartuffe ne s'égaillent pas ici en piaillant dans tous les sens au scandale : dans le Japon de cette époque, en 1933, la coutume était encore vivace. Après tout, ces "concubinages" discrets évitaient peut-être aux novices, et plus encore aux pèlerines, des incidents désagréables, qui sait ?
Si, sur le plan sentimental, les préférences de Satoko allaient nettement à l'artiste disparu, il est tout aussi clair que, sexuellement, elle s'entend beaucoup mieux avec Jikai, lequel, malgré ses soixante-huit ans, la comble. Grand, massif, ivrogne patenté mais fonctionnaire sacerdotal à qui l'on ne peut rien reprocher sur le plan professionnel, Jikai est un charnel dont on se demande un peu pourquoi il a embrassé cette carrière en principe ascétique. Peut-être en tant que cadet d'une famille déchue, peut-être parce que, plus jeune, il avait la Foi ou croyait l'avoir ...
Il a depuis peu à son service le jeune Jinen, que, malgré quelques colères injustes, il traite relativement bien et en qui il voit l'un de ses meilleurs élèves. Il commence donc à lui confier des cérémonies importantes, quoique de seconde classe, à accomplir chez les parents des défunts. Au début, ceux-ci sont un peu vexés (avoir le prêtre-titulaire pour mandant de leurs défunts auprès des autorités célestes, dans une cérémonie de ce genre, est évidemment plus prestigieux lol! ) mais, devant le sérieux de l'adolescent et sa grande rigueur professionnelle, ils se sont vite habitués à voir Jinen accomplir les rites funéraires à la place de son maître.
Au milieu de ce binôme, bancal certes en raison de l'ivresse souvent mauvaise de l'aîné mais qui, dans l'ensemble, s'entend plutôt bien, tombe donc un jour, non pas comme un cheveu dans la soupe, car c'était prévu du vivant même de Nangaku, mais reconnaissons-le tout de même, avec un relative brutalité, la malheureuse Satoko qui s'installe à demeure. Discrète et connaissant son métier, elle ne quitte guère les appartements du titulaire mais, bien sûr, ayant elle-même traversé une enfance creusée d'ornières, elle s'inquiète parfois de Jinen, de sa santé, de quelques brutalités de Jikai à l'égard du garçon : isolée dans ce temple où, si l'on excepte ses ébats au lit avec Jikai, elle n'a pas vraiment sa place et s'ennuie, elle souhaiterait en somme que Jinen devînt son confident, qu'ils échangeassent avec franchise et compassion sur ce qui les a amenés tous deux en ce Temple des Oies Sauvages.
Et c'est là que l'auteur demande à son lecteur d'exercer toute sa subtilité sur le caractère étrange, lunatique, introverti, en fait une véritable énigme, de Jinen. Il faut sans cesse garder à l'esprit que cet enfant a été abandonné par sa mère et que la chose l'a certainement marquée. D'autant que la "mère" à laquelle sa génitrice l'a laissée l'a, de son côté, "cédé" au temple. Bref, vous l'aurez compris, la vision que Jinen se fait des femmes n'est pas très, très nette. S'il n'était voué à la voie ecclésiastique, on pourrait même s'inquiéter de sa sexualité ...
Seulement, si doué qu'il soit pour apprendre les rites (ce qui prouve d'ailleurs qu'il l'est aussi pour les études en général) est-il vraiment voué à la prêtrise ? ...
La crise pubertaire, une malencontreuse gaffe de Satoko, alors en état d'ébriété, la brutalité et l'impudeur de Jikai vont faire le reste. Mais, jusqu'au bout, Jinen restera une énigme pour le lecteur. Ombres et lumière, soumission apparente et révolte, intérêt authentique pour le sacerdoce et en même temps désir de blasphème, haine par dessus tout non seulement des mères mais, de façon générale, des adultes sans exception, Jinen s'escamote à la fin du roman sans que nous ayons pu le cerner pleinement. Les seules choses dont on puisse être sûr et certain, c'est de son intelligence, largement au-dessus de la moyenne, et de son profond sang-froid. Pour le reste ... Assassin en puissance qui, en tant que moine-mendiant, pourra se livrer sans grand risque à ses désirs mortels ou repenti qui s'ignore et qui rentrera peut-être un jour dans le rang, Jinen sait-il lui-même qui il est et quelle est sa véritable nature ?
A lire certes, mais à réserver aux inconditionnels du Mizukami Tsunomu, "
Le Temple des Oies Sauvages" est un exemple parfait de cet art japonais si délicat de la nouvelle ou du roman court qui offrent plusieurs niveaux de lecture et qu'on aime à relire le soir, au coin du feu. Discrétion, non-dits, goût prononcé pour le jeu d'échecs mental entre l'auteur et son lecteur et cette certitude que tout, en ce monde, n'est qu'illusion, tout ce que les amateurs apprécient dans la littérature nippone s'y retrouve. Les aficionados apprécieront, les autres se poseront beaucoup de questions ... ou fermeront le livre sans l'avoir terminé. Même s'il faut de tout pour faire un monde, voilà qui sera bien dommage. ;o)