Paru dans la collection Livre de Poche en janvier 2006, «
L'ombre du vent » (La Sombra del Viento) est un livre de
Carlos Ruiz Zafón. Né en 1964 à Barcelone,
Carlos Ruiz Zafón écrivit en 2001 cet ouvrage en espagnol. Il a été traduit en français par
François Maspero.
Dédié à Joan Ramon Planas, un ami personnel de l'auteur, ce roman de 637 pages est une pépite. En prime, le lecteur est plongé dans une histoire à facettes multiples et en miroirs, qui le fera s'interroger sur le sens même d'un livre. Qu'on ne s'y trompe pas : « Si vous avez le malheur de lire les trois premières pages de ce roman, vous n'avez aucune chance de lui échapper » (Lire).
Pépite par sa richesse historico-politique. L'auteur nous dépeint Barcelone, superposition de ruines, avec ses palais, ses usines et ses monuments, toutes choses avec lesquelles les gens s'étaient identifiés et qui n'étaient plus que « cadavres et reliques d'une civilisation éteinte ». Barcelone avec sa place San Felipe Neri cachée derrière d'antiques murailles, la rue Los Encantes avec ses machines en fer-blanc, le quartier gothique et son labyrinthe de rues, la bibliothèque de l'Atenas, le fort de Montjuïc (d'où quelques-uns ne ressortirent que dans une boîte), le café Novades, le cinéma Fémina, le parc d'attraction Tibidabo, etc. L'Espagne avec ses trois saintes (Pimbêche, Cafarde et Nitouche) qui « transformaient le pays en cirque », et ses quatre cavaliers de l'Apocalypse (Armée, Mariage, Eglise et Banque). La guerre civile, la barbarie, les pistoleros à la solde de tous, les « malfrats galonnés » convertis en gardiens de la paix, l'usage de la torture, la banalisation de la mort qui pouvait « marcher à vos côtés avec un visage humain », etc. Pépite par la description de l'apprentissage de la vie par le héros. Comment accepter la mort de sa mère quand on est un enfant de onze ans ? Comment lui parler ou se souvenir de son visage ? Doit-on tout dire à son ami le plus proche ? Peut-on refuser de vendre un livre à quelqu'un même si le prix proposé est superbement intéressant ? Comment s'y prendre avec une fille ? Doit-on se méfier de tout le monde, respecter son père, les opprimés, les vieux, les malades, la police … ? Pépite par le côté fantastique de nombreux épisodes : le squelette abandonné d'un hôtel particulier dont le heurtoir de la porte d'entrée est une tête de diablotin ; une société secrète d'alchimistes ; un livre qui laisse échapper un nuage de poussière dorée ; une jeune fille (Clara) au teint de poupée et aux yeux blancs, etc. Pépite par l'humour et l'ironie de certaines répliques : « Apportez-nous un peu de jambon, mais pas comme l'autre, hein, parce que pour les pneus, nous avons déjà la maison Pirelli. Il n'y a pas de langues mortes, il n'y a que des cerveaux engourdis. Je rougissais si fort que j'aurais pu allumer un havane à un mètre de distance. La condition de base du bigot ibérique est la constipation chronique. Paris est la seule ville du monde où mourir de faim est encore considéré comme un art. L'amour c'est comme le saucisson : pur porc et mortadelle ; tout y a sa place et sa fonction. » Pépite par ses personnages haut en couleurs : Daniel, adolescent en devenir. Son père, un homme tourmenté. Barceló et son sourire hermétique. Tomas Aguilar, inventeur extravagant. Mr Roquefort et son odeur sui generis si particulière. Julian Carax, pianiste dans un bordel et écrivain surdoué. Mr Federico, horloger du quartier. Bernarda, domestique en uniforme, portant coiffe et arborant l'expression d'un légionnaire. Adrian Neri, professeur de piano dégoulinant de brillantine et amant de Clara. Isaac, cerbère sinistre et gardien du Cimetière des Livres Oubliés. Béatriz, soeur de Tomas. Javier Fumero, sbire de bas étage. Pénélope, amante de Julian. Mr Fortuny, chapelier stérile. Miquel, Nuria, Lain Coubert, Jorge, Fermin Romero, Ricardo, Jacinta et tant d'autres. Pépite par sa poésie : « Ciel de cendre. Yeux de brume et d'absence. Soleil fuligineux se répandant sur la ville comme une coulée de cuivre liquide. Silence hurlant que je n'avais pas encore appris à faire taire à coups de mots. Villa au masque d'aquarelle. Basilique de ténèbres. » Pépite, enfin, par cette histoire en forme de Rubik's cube : qui est réellement Daniel, un adolescent innocent ou l'instrument d'une machination qui s'efforce de brûler toutes traces de son existence ? Julian, qui lui ressemble, serait-il le double de Daniel ou son père ? Est-ce Julian ou Miquel qui aurait été tué en duel ? Et qui serait son assassin, Jorge ou Javier Fumero ? Que sont devenus Pénélope et son enfant, par ailleurs prénommé Daniel, comme notre héros ? Jacinta (qui pourrait aider Daniel à dénouer l'intrigue du roman mais dont on dit qu'elle a le cerveau dérangé) joue-t-elle franc-jeu ?
Un roman d'une force éblouissante, un auteur possédant un talent protéiforme et inouï. Je mets cinq étoiles et je recommande vivement une lecture ou une relecture de ce livre.