Patrice Salsa est de ces (rares, en ce qui me concerne) auteurs qui vous mettent des complexes. Le verbe haut, le style flamboyant, le vocabulaire foisonnant, des références constantes qui transpirent une érudition omniprésente.
Le registre de langue de cette novella, volontiers emphatique et délicieusement suranné, m'a donné immédiatement des images de la bourgeoisie du XIXe siècle. Les protagonistes de cette histoire sont pourtant nos contemporains, mais je n'ai pas pu me les imaginer autrement qu'avec des favoris, en redingote et chapeau haut de forme, devisant en marchant avec une canne d'apparat et en fumant le cigare.
C'est qu'il y a du Balzac et du Maupassant dans le phrasé de ce Salsa-là.
Hélas, chacun doit pouvoir avouer ses limites ; les miennes ont buté sur les développements concernant les théories de Roland Barthes à propos de la photographie. Pendant quelques pages, l'auteur m'a perdu, je le confesse avec contrition.
Mon impression d'ensemble reste pourtant celle d'un émerveillement léger, auréolé du mystère de cette étrange et fantastique joueuse de théorbe.
Un petit livre qui n'est certes pas à la portée de tout le monde, mais qui ravira, à n'en pas douter, les amateurs de belle et fine littérature.
Commenter  J’apprécie         20
Le spectacle de la déchéance d'autrui agit habituellement sur moi comme un répulsif, et je me sens toujours fort démuni dans les circonstances où j'en suis le témoin. Une paralysie de la fibre empathique m'empêche de prononcer les mots compatissants qui sont d'usage ou les paroles réconfortantes qui s'imposent lorsqu'un de nos semblables se trouve affligé, que ce soit par des circonstances extérieures ou qu'il ne puisse s'en prendre, en toute objectivité, qu'à lui-même. Cette ankylose a bien pour effet de restreindre un peu le cercle de ma vie sociale, mais ceux qui appartiennent à celui-ci s'en accommodent, et d'autant plus qu'ils savent que je n'attends aucunement les consolations que je suis incapable de prodiguer. Un peu de tenue, que diantre.
— C’est un petit amusement pratiqué – autrefois, sans doute, car aujourd’hui, je ne sais s’il a toujours cours, et même je redoute que non – par les enfants. Il s’agit d’un pliage en volume dans lequel on glisse le pouce et l’index de chaque main, avec huit faces internes que l’on peut ouvrir ou fermer à volonté, mais seulement par groupe de quatre. C’est-à-dire qu’on ne peut jamais voir les huit faces ensemble. Je ne sais plus trop d’ailleurs comment on s’en divertit, je crois qu’on fait choisir un nombre à une personne et que celui qui tient la salière ouvre et ferme les faces en comptant à chaque fois, et qu’arrivé au terme, la personne doit alors choisir parmi une des faces, agrémentées d’un numéro ou d’un petit symbole, et qu’ensuite on lui lit le texte situé au revers de la face, genre une plaisanterie ou un gage… Là n’est pas le point. Ce que j’en retenais à ce moment-là, c’est que ce pliage unique, suivant les faces qui apparaissent durant sa manipulation, peut montrer deux choses très différentes, voire antagonistes. Quatre petits cœurs, ou quatre étoiles ; quatre têtes d’angelot, ou quatre figures de diablotin ; des symboles sacrés, ou des pentacles maléfiques. Enfin bref, une belle image de la dualité du réel.
Je ne sais combien de temps je restai à contempler cette figure, hypnotisé par le sourire à peine amorcé et l’arc d’un sourcil haussé comme pour une petite moquerie, toujours est-il que je fus tiré de ma transe par une moniale sans âge qui m’informa que l’heure de la fermeture était venue. Dans l’ombre qui avait progressivement envahi les lieux, le tableau acquérait une luminosité irréelle, qui semblait sourdre de la chair de toile, irradiant la chaleur de la vie même. En m’arrachant à regret à ce spectacle, je me souviens d’avoir murmuré "Quel dommage que plus de quatre cents ans nous séparent, et comme je voudrais que tu sois à mes côtés, belle joueuse de théorbe", avant de sursauter. Un reflet du soleil couchant, renvoyé brièvement par le vitrail d’un fenestron que la moniale venait de refermer, avait frappé le visage peint, lui conférant, l’espace d’un éclair, un halo flamboyant.
Quoique abasourdi, je m'enquis des circonstances de la mort de celui que je n'avais osé appeler mon ami, titre que l'annonce soudaine de sa disparition lui conférait ex abrupto – ainsi est fait l'homme, qui ne mesure la valeur d'une relation qu'au moment où une perte irrémédiable l'en dépossède à tout jamais.
Interview de Patrice Salsa par Vera Sayad pour le Tremplin des Auteurs, diffusée le 11 et le 15/02/2014 sur Radio Lez'Art.fr