En parcourant les textes de géométrie, il se demandait si cela valait vraiment la peine de savoir lire, et il ne conserva de ces livres qu’une seule longue phrase qu’il sortait dans les moments de mauvaise humeur : « Dans un triangle rectangle, l’hypoténuse est le côté opposé à l’angle droit. » Phrase qui, par la suite, devait produire un effet de stupeur chez les habitants d’El Idilio, qui la recevaient comme une charade absurde ou une franche obscénité.
C'était l'amour pur, sans autre finalité que l'amour pour l'amour. Sans possession et sans jalousie.
- Nul ne peut s'emparer de la foudre dans le ciel, et nul ne peut s'approprier le bonheur de l'autre au moment de l'abandon.
La vie dans la forêt avait trempé chaque centimètre de son corps. Il avait acquis des muscles de félin qui se durcirent avec les années. Sa connaissance de la forêt valait celle d’un Shuar. Il nageait aussi bien qu’un Shuar. Il savait suivre une piste comme un Shuar. Il était comme un Shuar, mais il n’était pas un Shuar.
Ce fut la découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l'antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. Il savait lire.
Antonio José Bolivar Pronao lisait des romans d'amour et le dentiste le ravitaillait en livres à chacun de ses passages.
- Ils sont tristes ? demandait le vieux.
- A pleurer, certifiait le dentiste.
- Avec des gens qui s'aiment pour de bon ?
- Comme personne ne s'est jamais aimé.
- Et qui souffrent beaucoup ?
- J'ai bien cru que je ne pourrais pas le supporter.
Il avait peur de se rendre ridicule en entrant dans une librairie de Guayaquil pour demander : Donnez-moi un roman d'amour bien triste, avec des souffrances terribles et un happy end..." On le prendrait certainement pour une vieille tante. Et puis il avait trouvé une solution inespérée dans un bordel du port.
Il savait lire.
Ce fut la découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l'antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. Il savait lire.
«Si la piste est trop facile et que tu crois tenir le jaguar, c'est qu'il est derrière toi, les yeux fixés sur ta nuque», disent les Shuars, et c'est vrai.
-Sa femme le tuera. Elle fait des provisions de haine, mais elle n'en a pas encore assez. Ces choses-là demandent du temps.
Antonio José Bolivar ôta son dentier, le rangea dans son mouchoir et sans cesser de maudire le gringo, responsable de la tragédie, le maire, les chercheurs d'or, tous ceux qui souillaient la virginité de son Amazonie, il coupa une grosse branche d'un coup de machette, s'y appuya, et prit la direction d'El Idilio, de sa cabane et de ses romans qui parlaient d'amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes.