En 1991, à Londres, le couple composé de Kay et Cyril Wilkinson, la cinquantaine, assiste depuis dix ans à la déchéance progressive du père de Kay, et à sa mort, à cause de la maladie d'Alzheimer. Travaillant tous deux dans le domaine médical, puisque Cyril est médecin tandis que Kay est infirmière, ils ont l'habitude de ces maladies neurodégénératives, mais n'en redoutent pas moins d'en être eux aussi victimes. C'est alors que Cyril fait à son épouse une proposition inattendue : ils se suicideront lorsque Kay atteindra quatre-vingts ans, c'est-à-dire un peu après que Cyril lui-même sera arrivé à cet âge. Cyril n'a aucun problème pour se procurer les médicaments idoines, qui restent au réfrigérateur, dans une boîte à savon. Bien sûr, à cinquante ans, l'âge de quatre-vingts ans paraît très lointain. Mais un jour il arrive… Que feront-ils ? ●
Lionel Shriver nous propose non pas une mais douze réponses à cette question, en douze chapitres dont la plupart sont vraiment très réussis. ● Pour ce suicide, Cyril a des tas d'arguments qu'il défend face à une Kay moins convaincue que lui : « As-tu remarqué que, dans la nature, on ne voit jamais d'animaux qui ont l'air vraiment vieux – des animaux voûtés qui perdent leurs poils et marchent avec difficulté ? Prenons le cerf, par exemple : il arrive à l'âge adulte, puis il garde plus ou moins le même aspect toute sa vie durant et ensuite, il meurt. On s'habitue à voir des gens très âgés mais on est aussi des animaux, or, chez les animaux, survivre dans un état de délabrement avancé est contre nature. […] On ne vit pas plus longtemps. On n'en finit pas de mourir ! […] [P]our conserver la maîtrise de sa fin de vie, il faut avoir la volonté de renoncer à une petite tranche d'une existence qui n'est pas encore pourrie. Sinon, c'est la dégringolade, les médecins et la famille prennent le relais et on est bons pour perdre cette partie de nous-mêmes qui réfléchit et qui agit. La fenêtre de tir qui nous permet d'exercer encore la maîtrise de notre vie est étroite. […] C'est la meilleure façon de tirer sa révérence, martela-t-il. À nos conditions, chez nous, quand nous sommes encore sains d'esprit et capables de nous reconnaître mutuellement, de nous embrasser pour nous dire au revoir. Avant que nous tombions dans la déchéance et l'humiliation. Avant de coûter un bras à nos compatriotes pour survivre à l'état d'imitations grotesques de ce que nous étions jeunes ou comme de simples outres à souffrances. Nous contrôlons nos destinées. Rappelle-toi ce qui est arrivé à tes parents. » ● Kay et Cyril ont trois enfants qui joueront un rôle dans les différentes suites proposées par l'autrice. Simon, l'aîné, est trader, conservateur bon teint et plutôt mou. Hayley (qui « à seulement quarante-huit ans, ressemble à un tonneau ») a obtenu un diplôme universitaire en spectacle vivant, mais ne doit sa relative prospérité qu'à un mari titulaire d'une chaire universitaire à University College. Enfin Roy mène une existence marginale, sans argent, et se drogue sans doute. ● L'enjeu principal du roman, le suicide du couple et ses alternatives, est doublé par le problème du Brexit, pouvant être considéré comme le suicide d'une nation (
Lionel Shriver est américaine mais vit en Grande-Bretagne depuis plusieurs années). Cyril, qui se prétend « socialiste » (il dit quand même « j'en suis venu à me demander si je ne m'étais pas fait le chantre de la justice sociale surtout pour avoir une bonne opinion de moi-même… »), est farouchement pour rester dans l'UE, tandis que Kay, que le problème préoccupe moins, est plutôt pour partir. ● A cet égard, je suis d'accord avec mon ami Dominique (@Blok), qui écrit que le livre perd beaucoup dans la traduction de son titre « Should we stay or shall we go », qui se réfère à la fois au suicide et au Brexit, sans compter la référence à la chanson des Clash. Pourquoi ne pas l'avoir intitulé « Partir ou rester » ? ● En revanche, je suis en totale opposition avec la conclusion de Dominique, qui fait du suicide tel qu'envisagé par les protagonistes une « démission […] presque un déshonneur métaphysique ». Lorsqu'on a vu ses parents se dégrader lentement jusqu'à la complète déchéance, on n'a pas du tout envie de suivre le même chemin. Je comprends très bien qu'on veuille quitter ce monde avant cette descente fatidique à laquelle nous condamne la médecine moderne. Je milite d'ailleurs pour cela dans plusieurs associations. ● Pour revenir au roman, il faut insister sur son humour, car même si le sujet est grave le ton est guilleret et on s'amuse beaucoup. ● Je trouve tout de même qu'à partir de la moitié du roman, les scénarii proposés sont outranciers, que ce soit dans la description de l'hospice ou dans la science-fiction de la cryogénisation, et donc moins réussis. La fin en revanche redevient intéressante. ●
Lionel Shriver a une finesse d'observation remarquable comme lorsqu'elle écrit : « Mais pour les personnes désespérément plus âgées comme Kay et Cyril, la progression inexorable des années était passée d'attendue à surprenante, de surprenante à invraisemblable, puis à sidérante jusqu'à ce que la date dans le coin gauche de leur Guardian quotidien se transforme en une manifestation de l'impossible. Vivre en 2010 apparaissait en soi à Cyril comme une expérience étrange et il restait persuadé, dans le même temps, que l'année en question n'appartenait qu'à la science-fiction. » C'est curieux comme moi aussi je me suis déjà dit que 2023 relève de la science-fiction. ● Il y a aussi, bien sûr, dans son livre, une épaisseur métaphysique : « J'ai mis un temps fou à me rendre compte que je ne comprends toujours pas à quoi rime tout ça, lança gaiement Kay. Je trouve difficile d'abandonner quelque chose quand on ignore encore ce que c'est. J'ai peut-être quatre-vingts ans, et je ne mérite peut-être pas de vivre plus longtemps, mais je n'arrive toujours pas à cerner ce que signifie être vivant et encore moins être mort. Je ne sais pas ce qu'est cet endroit, ou même s'il est réel, et encore moins ce qu'on est censés y faire et, si j'ai perdu mon temps, je ne peux toujours pas te dire ce que j'aurais dû faire à la place. Je ne sais pas plus qu'à cinq ans ce qui est important. Je continue d'avoir le sentiment qu'il y avait un truc à saisir, or j'aurais du mal à m'y atteler maintenant qu'il me reste (elle vérifia l'heure à sa montre) quatorze minutes ! » ● Elle va jusqu'à faire allusion au pari pascalien revisité : « On perd, point : on perd tout, toute notre mise. Gagner quelque chose ou perdre tout ? Comme disent les jeunes : ‘lol'. » ● Elle va aussi jusqu'à citer « cette Shriver », « hystérique », omniprésente « sur Radio 4 ». ● En conclusion, c'est un roman très agréable à lire, plein d'humour, que je conseille !