C'est après avoir lu et apprécié
La rafle des notables, évoquant un aspect méconnu de la traque des juifs de France (nuit du 12 décembre 1941) et en particulier l'histoire de son grand-père paternel Léonce Schwartz, que j'ai décidé de lire également ce 21, rue de la Boétie, évoquant cette fois son grand-père maternel, Paul Rosenberg (1881-1959), grand marchand d'Art et galeriste parisien avant d'être, en raison des circonstances (la guerre et la traque des juifs) forcé de devenir new-yorkais.
J'ai apprécié ce second livre d'
Anne Sinclair qui a mis ici en oeuvre tout son talent de journaliste (non d'intervieweuse mais d'investigation cette fois) pour aller à la pêche aux informations documentées et fiables, disséminées ici ou là, sur ce grand-père, certes connu et aimé d'elle en sa qualité de petite-fille, mais néanmoins méconnu dans son rôle de chef de famille auprès des siens et de grande figure de l'Art en France et aux Etats-Unis, en sa qualité de conseil, mécène, galeriste et marchand de très grands peintres : Braque, Matisse, Léger, et surtout Picasso, et ce, dans un contexte particulier.
Pourquoi une telle démarche ?
A la base, car il a fallu à
Anne Sinclair renouveler sa carte d'identité française et elle s'est trouvée confrontée à un vrai obstacle : faire la preuve que ses grands-parents à la fois paternels et maternels et ses parents étaient bien Français en fournissant les documents ad hoc.
En fouillant les archives familiales, elle a découvert toute une somme de documents précieux sur sa famille, mais aussi sur l'histoire de l'Art au cours du XXe siècle, documents qu'elle a donc envisagé d'exploiter pour sa famille en premier lieu, mais aussi pour le plus grand nombre considérant leur portée historique.
Bien sûr, par ce livre, elle avait à coeur de rendre hommage en premier lieu à ce grand homme que l'Histoire d'aujourd'hui à quelque peu oublié (sauf sans doute les spécialistes de l'Art), mais aussi de laisser traces à des fins de transmission aux descendants de sa famille et à des fins d'utile information pour les autres.
Laisser traces de son parcours personnel et initiatique dans le domaine de l'Art aux côtés de son père (et arrière-grand-père d'
Anne Sinclair) Alexandre Rosenberg - antiquaire de son état - et de son frère Léonce et cheminer avec elle à la découverte de sa vie intime avec sa famille, de son parcours, de ses compétences spécifiques, de son côté ambitieux et novateur, de sa démarche d'accompagnement auprès des peintres qu'il a eu à protéger et à promouvoir.
Laisser traces d'un contexte spécifique en matière d'Art. Dans ce domaine, les courants artistiques sont très nombreux et le XXe siècle est, en cela, particulièrement parlant. Mais, certains peintres évoluent parfois plus vite dans leur peinture que les personnes (et les institutions de type musées) susceptibles de les apprécier à leur juste mesure. Aussi, toute la subtilité et le savoir-faire d'un marchand d'Art qui se respecte est de faire en sorte que les goûts parviennent à évoluer progressivement pour, à un instant T et alors que les stocks de nouvelles oeuvres ont été savamment constitués, faire en sorte de générer la demande et les vendre aux meilleures conditions ! Paul Rosenberg avait du nez pour détecter l'usure des acheteurs potentiels, pousser ses protégés à innover et à évoluer, favoriser l'envie des potentiels collectionneurs.
Laisser traces aussi de l'histoire d'un lieu spécifique : le 21 rue de la Boétie qui a servi de galerie à Paul Rosenberg, mais aussi de lieu d'habitation jusqu'à son départ aux Etats-Unis (automne 1940). de nombreuses descriptions des lieux, mais aussi de la décoration et des oeuvres qui ont pu y être exposées font de ce lieu vivant un personnage de l'histoire à part entière. Ce lieu aura tout un autre destin au cours de l'occupation par les Allemands : suite à réquisition, il hébergera en mai 1941 les locaux de l'Institut d'étude des Questions juives (sic !) devenu en 1943 l'Institut d'étude des Questions juives et ethno-raciales (IEQJER). Entre ces deux périodes,
Anne Sinclair évoque la façon dont les oeuvres, les meubles, la vaisselle, la décoration, etc. ont été littéralement pillées par les Allemands avec la complicité du concierge de l'endroit, qui n'a pas hésité à se servir au passage (cf. le procès qui s'est tenu).
D'autres lieux sont également évoqués tout au long du livre, les lieux de vacances, le Castel aux environs de Bordeaux où un temps la famille a trouvé refuge, la galerie de New-York (1941-1953), d'autres adresses où Paul Rosenberg a logé après son retour en France, mais aussi des endroits où certains peintres avaient leurs habitudes de vie (on entre ainsi, un peu, dans leur intimité de vie) en région parisienne ou sur leurs lieux de villégiature.
Laisser traces des circonstances qui ont conduit la famille Rosenberg a émigré aux Etats-Unis, de la façon dont ils ont été accueillis, de leur implication certes limitée mais néanmoins importante pour financer certains projets et maintenir vivace l'intérêt pour l'Art français, de l'implication des autres membres de la famille en temps de guerre (Alexandre qui suivra la 2e DB du Général Leclerc ; Les frères et soeur de Paul) et leur devenir après-guerre.
Laisser traces du contexte dans lequel évoluaient les peintres et les marchands de l'époque, dans un Paris et dans une France occupée. On verra ainsi, ceux qui auront eu l'indécence de collaborer avec l'ennemi sans doute pour continuer d'exister et de s'enrichir et ceux qui, d'une façon ou d'une autre, faisaient tout pour résister à l'occupant).
laisser traces des liens amicaux particuliers qu'ont entretenu Paul Rosenberg et
Pablo Picasso et de la teneur de leurs échanges (verbaux ou écrits) avant, pendant, et après-guerre.
Laisser traces de l'incroyable spoliation de leurs biens dont les juifs ont été les victimes (trop souvent avec la complicité de Vichy et de la police française), mais aussi du pillage systématique des oeuvres (et pas seulement les peintures) dans les musées nationaux (Hitler a ainsi fourni aux musées allemands des oeuvres qu'ils n'auraient jamais pu acquérir et Goering, grand amateur d'Art devant l'Eternel n'a pas manqué de constituer sa grande collection privée). Certaines seront malgré tout sauvées grâce au courage de Français (travaillant dans des musées) impliqués au péril de leur vie.
Enfin, le livre se termine sur les actions menées par Paul Rosenberg (et plus tard par ses héritiers) pour tenter de retrouver, en France, en Europe (Allemagne, Suisse) ou dans d'autres pays, chez des particuliers, dans des musées, ou chez des marchands ayant encore pignon sur rue, et le plus souvent par voie de justice, les oeuvres qui ont été volées à sa famille.
Mais aussi, sur la culpabilité ressentie par Paul Rosenberg d'avoir survécu après avoir fui pour sauver sa famille.
C'est un livre vraiment passionnant, mais je dois reconnaître qu'il faut toutefois s'accrocher tant il fourmille de va-et-vient et de détails (personnels, professionnels, contextuels, historiques) qui renseignent certes mais qui en font une matière particulièrement dense.
Je croyais lire une biographie et en fait, j'ai eu à lire, une enquête particulièrement fouillée et documentée (mêlant l'histoire d'une famille, l'histoire de certains peintres, l'histoire des courants artistiques au XXe l'Histoire de France...) évoquant beaucoup (trop ?) le domaine de l'Art et notamment les relations entre Paul Rosenberg et les peintres qu'il a suivis. Pour pouvoir aller au bout, j'ai vraiment dû sortir de ma zone de confort : si je connais bien la littérature et les écrivains, je ne connais pas grand-chose à la peinture et à ses nombreux courants (donc, de nombreuses informations ne me parlaient pas vraiment). de même, je ne visualisais pas une grande partie des oeuvres (magistrales ou pas) dont il était question ici.
Mais, je ne doute pas qu'un lecteur ou une lectrice avertie des choses de l'Art appréciera cette plongée dans l'univers de la peinture du XXe siècle.