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Citations sur Là où les rivières se séparent (42)

Je pense au premier ours mort que j’ai vu. Il était dépecé, son cadavre nu ressemblait remarquablement à celui d’un gros homme. Mon cheval l’a senti, a fait un écart, s’est cabré et m’a jeté en l’air. Quand je pense à cet ours, je rougis. J’ai l’impression que c’est un crime de les tuer, alors que ma famille vit de leur mort. On m’a appris que tout crime mérite châtiment.
Quand j’avais onze ans, l’un de nos employés m’a emmené dans une décharge en lisière de Yellowstone, au beau milieu de la nuit. Nous sommes restés dans le pick-up, avec le chauffage et les phares allumés, pour regarder une vingtaine de grizzlys qui se disputaient les meilleures ordures. C’était un spectacle dégradant. Les ours étaient batailleurs, cupides. Ils se battaient pour des résidus en putréfaction, ils s’attaquaient au milieu des vieilles couches-culottes, des canettes et des bouteilles en plastique. Ils n’avaient pas l’air d’être des ours. On aurait dit un congrès de gros ivrognes crasseux. Je plissais les yeux de mon mieux pour rendre la scène floue. C’était un truc pour m’empêcher de pleurer pour garder de ces animaux une image idéale.
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L'idée que ce vieillard a un jour touché une femme sans avoir à la ligoter me fait l'effet d'un serpent qui serait tombé dans le col de ma chemise. Si je pense à ses mains se posant sur n'importe quelle femme (ses ruminations sur les femmes sont précises), toutes les femmes deviennent suspectes. Mes fantasmes deviennent aussi rances que le whiskey qu'il lampe. Je préfère que les filles qui existent dans mon imagination ne connaissent rien des ivrognes titubants. Je préfère que les filles qui existent dans mon imagination ne connaissent que moi.
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Nous avançons à travers le bavardage des écureuils. D’énormes corbeaux, de la taille de ceux qu’on sculpte sur les totems, nous regardent du haut de branches mortes, le soleil joue sur le luisant de leurs plumes noires et polies, sur les perles noires de leurs yeux. Le parfum des pins est partout. L’odeur plus légère du tremble borde la rivière.
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Je suis réveillé de bonne heure par un cri inquiétant et incessant. Je ne me dis pas : Ce sont les cris d'une femme, d'un ours ou d'un cheval.
Je ne dis rien. Je sens mon cœur battre plus vite, s'emballer. Pendant un instant, j'ai l'impression que la terre tremble et va s'ouvrir, que je suis pris dans les mâchoires d'un immense accident. Je saute hors du lit, j'enfile mon pantalon, je mets mes bottes et je cours hors de la maison. Je cours tout en passant ma chemise. Le bruit paraît surnaturel, aussi furieux que le hurlement d'un dieu courroucé. Je cours vers ce bruit parce que je suis convaincu de ne pouvoir y échapper.
Mon esprit parcourt le rapide catalogue des victimes. Il y a le cri de l'homme coincé sous un derrick cassé et écroulé, cri de douleur et de stupeur intenses ; le cri d'un couguar qui a pris une balle dans le ventre, d'un aigle à tête chauve tombé dans ce que j'imaginais alors être un combat perdu, combat familial ou sexuel. Je sais maintenant que tous ces sons ne font qu'un, un son qui dépouille les os de leurs muscles, qui réduit l'auditeur à l'état de squelette vibrant, nu et blanc comme un diapason d'ivoire. Je cours plus vite. Je pense à un ermite fou, accablé par le poids de sa solitude. Je pense que c'est ce que je risque de trouver. Je pense au hurlement comme à une prière folle, déchaînée, arrachant un homme à ses passions.
Le cri m'attire vers son centre, contracte et relâche mes tendons et mes ligaments, précipite mes genoux en l'air, rend tout mon corps élastique et rapide, sous l'effet de la peur. Ce n'est pas tant que je veux connaître la source du bruit. C'est que je veux le faire cesser.
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Le parking est semé de gravier, creusé par une pluie récente, parsemé de mauvaises herbes sur les bords. Les pick-up sont maculés de boue, la plupart tirent des remorques, leurs pare-chocs et leurs pare-brise sont des champs irréguliers de cadavres d’insectes en bouillie. Il y a une rangée de bétaillères. Un semi-remorque est garé sur l’aire de chargement. Une demi-douzaine d’enfants blonds jouent à l’ombre d’un arbre, se relayant pour prendre au lasso un vieux chien jaune et rouan. La cataracte rend ses yeux vitreux. Sa langue pend de son museau gris. Il se laisse prendre, les enfants ne tirent pas la corde. Une jolie femme aux cheveux roux attachés en queue-de-cheval est assise à l’arrière d’un camion. Son chemisier à carreaux est ouvert, et elle allaite son bébé. Elle sourit. Le soleil caresse le globe de son sein. Des hommes montés sur les enclos observent les animaux qui tournent en rond ; aligné sur la barrière, ils les montrent du doigt, fument et rient. On entend les mugissements du bétail, le bêlement des moutons, le hennissement aigu d’un cheval. Le sol tremble comme une épaisse peau de tambour sous le martèlement des sabots. Le vrombissement des mouches remplit l’air comme l’écho d’une sirène au loin.
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Les bars sont pleins dès le milieu de l’après-midi. Les hommes frappent du pied, comme ils le feraient pour faire tomber la boue ou la neige de leurs bottes et de leurs jambes de pantalon, mais ils ne font que reprendre pied, pour se rappeler comment on se tient sur un sol qui n’est pas ébranlé par le vent. Les femmes dansent en foule autour du juke-box, ensemble, elles boivent des whiskeys secs, elles montrent parfois leurs seins. Les pros boivent leur premier verre très vite, sans parler. Elles rient, haussent les sourcils, plissent le front, sifflent comme pour indiquer que c’est un hasard si elles ne se sont pas encore fait remarquer. Tout le monde boit assidûment ; tous les prétextes sont bons pour se rassembler sous un toit. Et puis les églises ne se prêtent pas à la conversation ou aux préliminaires.
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Le matin, je balance mes pieds dans l’obscurité froide du chalet et je les pose sur le grain du plancher. Je m’assieds sur le bord du matelas et je tends la main vers la chaise à dossier droit à la tête de mon lit. Je prends le fond de whiskey bon marché qu’on a laissé pour moi sur le siège, j’avale sans réfléchir, j’avale parce que je fais ça depuis l’âge de quinze ans. C’est le premier pas de mon régime matinal. Le whiskey se précipite vers mon estomac comme une guêpe qui se noie. Chaque matin, le whiskey me fait grimacer, me fait venir les larmes aux yeux, me réveille en me brûlant. J’ai seize ans. Plusieurs années s’écouleront avant que j’apprenne que tous les garçons ne reçoivent pas, à la puberté, le même traitement revigorant à base de malt.
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Je m'étends dans l'herbe haute, devant la maison, et j'examine le ciel immobile, sans défaut. La terre est chaude. Je m'endors et me réveille en fin d'après-midi. Il ne me vient pas à l'esprit que mes fantasmes de solitude sont naïfs. Par exemple, j'ignore que, dans un lieu solitaire et élevé, fantasmes et intentions s'aiguisent contre l'esprit humain, deviennent tranchants et dangereux comme un couteau d'obsidienne. J'ignore que je suis en train de me séparer, de façon permanente, de la vie que j'ai vécue et que toutes les blessures sont lentes à guérir, en altitude.
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- Tu sais quel âge j'ai ?
- Ça m'est égal, dis-je.
Mais ce n'est pas vrai.
Tous les cow-boys qui habitent les baraquements se demandent quel âge a le vieil homme. C'est un ivrogne hors concours. Un spécimen en matière de délinquance. Respecté pour sa dégradation opiniâtre. Les hommes d'âge moyen, John, Gordon et Phil, s'abandonnent régulièrement à la boisson pendant trois ou quatre jours, mais ils se donnent un mois de répit entre deux beuveries. C'est la constance du vieux qui leur donne du courage. Ils se disent que s'il a survécu à ses mauvaises habitudes, ils ont un espoir de vivre aussi vieux que lui.
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Je suis fatigué des conversations, de la télévision, de la musique, même des rires. Je veux être dans les montagnes, me tenir contre elles, sans bruit, me réparer, intérieur comme extérieur.
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