Wyoming, des années 1960 à nos jours. Il a onze ans et passe ses étés au milieu des chevaux et des cowboys, dans le ranch de son père. Il a douze ans et comment dire à une fille qu'on est amoureux sans lui ouvrir le crâne ? Il a treize ans et regarde un homme se trancher la main lors d'une chasse au cerf. Quatorze ans, quinze ans, il doit abattre son cheval et l'abandonner aux ours. Vingt-deux ans, un hiver passé dans un ranch désert au milieu des chevaux sauvages. Et à près de quarante ans, il est incapable de regarder sa mère mourir.
Je poursuis mon incursion dans l'Ouest sauvage américain : après l'Alaska, le Wyoming. Et l'on est vite convaincu, passé les premiers paragraphes, que le Wyoming est bien le pivot central de ce récit, plutôt que l'auteur qui regarde en arrière, le vrai protagoniste de ce roman-récit. Spragg s'inscrit dans la lignée de
Jim Harrison et de la littérature de l'Ouest sauvage où la nature produit des hommes aussi rudes que le vent qui les cingle. Où l'on croise plus d'ours et de chevaux que de garçons de son âge, d'autant qu'il est toujours urgent d'être un homme, même à douze ans et que l'on mesure l'homme au travail accompli. le monde moderne est particulièrement absent, c'est une contrée étrangère qui n'a rien à voir avec les étés passés au ranch et je me suis surprise plus d‘une fois à avoir du mal à dater les événements. Les citadins, espèce bizarre, sont une source d'amusement sans fin, tels ces avocats venus en grappe goûter aux terres sauvages lors d'une randonnée équestre qui les trouve systématiquement le nez dans la boue et les fesses endolories – bien fait, se dit le gamin, pour ces énergumènes qui considèrent la chasse comme un passe-temps. le père de l'auteur dirigeant un ranch-hôtel, il y a sans cesse matière à s'interroger sans cesse sur « eux et nous », sur leur vergogne, leur incompréhension totale de ce qu'ils sont en train de vivre, et ce que veut dire au fond, être un Homme. le petit garçon le comprend fort bien, lui, et d'étape en étape, accède à cette sorte de symbiose avec sa terre, même quand elle le blesse ou qu'il la fuit.
Bien que ces Rivières prennent source dans les souvenirs de l'auteur, on n'a pas cette impression de discours attendu, de passage obligé par les rites de passage, justement. Il y en a bien quelques uns, le premier baiser, la première bête abattue, les signes d'approbation du père, qui naissent de façon nécessaire de la terre et du vent. L'écriture est, elle, rapidement évacuée, l'auteur préférant concentrer ses efforts sur la jument sauvage qu'il est forcé d'abattre et dont les cris d'agonie le poursuivent tout l'hiver. Il ne s'agit pas d'écrire, mais d'être au monde, l'écriture n'en est qu'un symptôme parmi d'autres.
On peut se demander s'il s'agit d'un bilan, si le projet est de démêler des fils en vu d'un sens ordonnateur quelconque. Peut-être. Les premiers chapitres sont chacun consacrés à une année du jeune garçon et un événement particulier, un membre de son entourage. Puis ces marqueurs se perdent, les années filent, en particulier celles qui ont tenu l'auteur éloigné de chez lui, le récit perd en intensité, jusqu'au point focal qu'est le retour au bercail et la mort de sa mère. La plus grande épreuve est aussi celle qui le laisse démuni, à se sentir lâche et impuissant, comme si toutes les leçons apprises dans le vent et le souffle des chevaux n'étaient pas suffisantes. On suppose que cette disparition est aussi la triste étincelle qui a généré la réminiscence, et le récit. Comme souvent.
Il n'y a rien de particulièrement novateur dans ce récit autobiographique, et je ne dis pas cela comme une condamnation. L'auteur, comme je l'ai dit plus, se place volontairement dans une tradition faite de petits faits vrais, de personnages de western qui flirtent parfois avec le cliché, de ce lyrisme des grands espaces qu'on aime ou pas, mais qui lui permet de rendre hommage, avec solennité, volontiers avec humour. À défaut de leçon de vie,
Là où les rivières se séparent offre une lecture forte, aspirée à larges goulées de vent.
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