Kathryn Stockett évoque le quotidien de plusieurs domestiques noires et de leurs riches patronnes blanches dans le Mississippi des années soixante, à Jackson. Presque cent ans se sont écoulés depuis la fin de la guerre de Sécession et l'abolition de l'esclavage. Si la « liberté » est juridiquement acquise dans les États du Sud, ce n'est pas le cas de l'égalité des droits civiques qui reste problématique. Nous sommes en 1962 et les lois dites de Jim Crow perdurent et imposent une stricte séparation entre les Blancs et les Noirs. Elles sont le fondement de la ségrégation. Ce livre m'a beaucoup touchée quand je l'ai lu car, au milieu de toute cette violence, il y est question d'amour.
L'écrivaine articule son récit avec talent autour de différents points de vue : celui d'Aibileen, la bonne de Miss Leefolt, qui est chargée d'élever Mae Mobley, la fille âgée de deux ans de sa patronne ; celui de Minny, qui travaillait pour la mère de Miss Hilly, et celui de Miss Skeeter, une amie d'enfance de Miss Hilly. L'humour et la tendresse sont omniprésents, bien que les situations tragiques et dangereuses ne soient jamais loin.
Skeeter Phelan a terminé ses études et désire devenir journaliste et écrivain. Elle est en relation avec une éditrice new-yorkaise, Elaine Stein, à qui elle fait part de son projet d'écrire un livre d'entretiens où elle donnerait la parole à des bonnes noires de Jackson. Au départ, elles ne souhaitent pas parler car elles ont peur des représailles du Ku Klux Klan et d'être renvoyées mais Aibileen va peu à peu les convaincre.
À la fin du roman,
Kathryn Stockett rédige une postface intitulée « trop peu, trop tard » où elle explique qu'elle est elle-même originaire du Mississippi et avait une bonne dans sa famille. Elle s'appelait Demetrie et était venue au monde en 1927, deux ans avant la crise de 1929, époque très rude pour une femme noire et pauvre dans une plantation. Elle était entrée à leur service à vingt-huit ans et avait un mari dont elle ne souhaitait pas parler car il était méchant et un buveur invétéré. Elle a, en revanche, marqué l'enfance de
Kathryn Stockett tant elle lui a donné de l'amour et lui a appris à avoir confiance en elle. La lecture de ce court texte m'a émue et il y a sans doute beaucoup de Demetrie dans le personnage d'Aibileen qui élève et aime Mae Mobley comme si elle était sa propre fille. Elle lui apprend à être propre pendant que Miss Hilly milite ardemment pour que les bonnes n'utilisent surtout pas les toilettes de leurs maîtresses car elles pourraient y laisser leurs microbes.
Skeeter désapprouve l'extrémisme mesquin de son amie d'enfance mais comment faire pour s'opposer à des traditions qui se transmettent de génération en génération alors que l'acte de s'opposer peut être fatal, surtout pour les domestiques noires ? « Et à nous, qu'est-ce qu'ils nous feront, Aibileen ? S'ils nous attrapent… », s'inquiète Minny après avoir appris que des membres du Ku Klux Klan avaient assassiné Medgar Evers car il était un militant des droits civiques et désirait qu'une enquête digne de ce nom ait lieu après le meurtre d'un adolescent, Emmet Till.
Skeeter croit dans le pouvoir de la presse, des livres et de la littérature pour faire avancer les choses en douceur, sans ajouter de la violence à la violence ancestrale. Comme Kathreen Stockett, elle aime son Mississippi natal et sa bonne noire, Constantine, une deuxième maman pour laquelle elle a le plus grand respect, mais elle s'interroge aussi sur la difficulté, la cruauté, l'injustice d'un système qui est celui de la ségrégation. Il interdit aux Noirs de s'instruire, de progresser dans leur carrière et ne leur laisse donc pas d'autre opportunité que d'être domestique du maître blanc, comme du temps de l'esclavage.
Tous les personnages de ce roman sont attachants et je ne saurais dire lequel j'ai le plus aimé, tous en réalité. Aibileen aide Minny, qui a une mentalité rebelle et a du mal à trouver une place, à être embauchée chez Miss Celia. Celle-ci, solitaire et exclue de la société des dames convenables de Jackson, arrive pourtant à choquer Minny, la rebelle insolente, quand elle lui propose de déjeuner ensemble puisqu'elles sont seules toutes les deux dans leur coin. Minny n'en croit pas ses oreilles et une forme d'amitié, teintée d'humour, va se développer entre ces deux femmes. Beaucoup de situations sont vues à travers le regard décalé, parfois sarcastique des bonnes. Minny voit Celia comme une inadaptée sociale qui n'en rate pas une quand il s'agit de scandaliser à son insu la bonne société locale. Quant à Aibileen, elle voit sa maîtresse comme une incapable qui ne pense qu'à des futilités et ne sait pas s'occuper de sa fille.
Si j'ai trouvé le livre passionnant, le film l'est, à mon avis, tout autant. Il a donné corps aux scènes que je m'imaginais grâce à d'excellentes actrices : Octavia Spencer joue Minny et a eu l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle en 2012, Viola Davis Aibileen, et Emma Stone Skeeter.
Pour ceux qui s'intéressent au septième art et ont envie de sortir du cliché ancestral du Noir domestique, il y a, dans les années soixante, la filmographie de Sidney Poitier, acteur préféré de ma grand-mère, qu'elle m'a fait découvrir. Entre autres "Dans la chaleur de la nuit" et "Devine qui vient dîner". Pendant la soirée thématique qu'Arte lui avait consacrée il y a quelque temps, Denzel Washington expliquait ce qu'il lui devait car il a contribué à casser tous les clichés. Il est l'officier intelligent du F.B.I. qui vient aider les enquêteurs du Sud qui brille plus par leur racisme et leur bêtise que par leur intelligence ou le médecin qui va travailler à l'O.M.S. à Genève, gendre idéal dont le seul défaut est d'être noir dans une société où ce détail peut détruire votre vie.
Ces rôles avant-gardistes ont initié un mouvement progressiste qui perdure dans les séries américaines ou au cinéma, comme dans "
Les Figures de l'ombre", adapté du livre de
Margot Lee Shetterly, avec Octavia Spencer dans le rôle de Dorothy Johnson Vaughan, une mathématicienne, superviseure d'équipe, en 1962, au centre de recherche de Langley et à l'ancêtre de la Nasa, mais malheureusement pas toujours dans la société, comme en témoignent les récents événements de Charlottesville.