L'oeuvre de
Osamu Tezuka est immense. le "dieu du manga" doit son surnom non seulement à la renommée méritée de plusieurs de ses titres tels que La vie de Bouddha, L'histoire des trois Adolf, Black Jack, Phénix, etc..., mais aussi à la quantité astronomique de mangas publiés. Environ 700 oeuvres pour plus de 170 000 pages dessinées. de quoi intimider tout apprenti mangaka (appellation attribuée aux auteurs de mangas). Dans cet océan de titres, Avaler la terre m'est longtemps resté inconnu. Les éditions FLBLB (le format écrit de cet article m'épargne l'épreuve de la prononciation de cette maison d'édition), en republiant ce titre, m'ont permis de corriger cette erreur.
Publié à la fin des années 60, Avaler la terre raconte l'histoire de Zéphirus, déçue et hum
iliée par l'humanité, qui demande à ses sept f
illes, sur son lit de morts, qu'elles la vengent en détruisant les fondements de l'humanité : l'argent, le droit, la morale. La terre serait ainsi avalée et jetée dans le chaos.
UNE OeUVRE AMBITIEUSE AU RYTHME INEGAL
De manière générale, la lecture de ce manga fut agréable. Comme toujours avec
Tezuka, on passe un bon moment, on sourit souvent, on s'attarde devant des planches, et le scénario est dans l'ensemble clair, entraînant et cohérent. Un scénario, même complexe, se conclue toujours clairement chez
Tezuka.
Il ne cède jamais à la fac
ilité d'une fin ouverte. Une fin ouverte en dit davantage sur l'incapacité de l'auteur à résoudre efficacement les problématiques posées que sur sa volonté de faire réfléchir le lecteur. Une autre grande qualité de
Tezuka est que chaque personnage a de l'importance. Cela n'est pas toujours vrai, mais j'ai tendance à reconnaître un grand roman ou un grand manga à la qualité et à l'ut
ilité des personnages secondaires. Les traits d'humour dans Avaler la terre sont un peu plus rares que dans d'autres titres de
Tezuka, mais
ils sont présents et provoquent le rire du lecteur (par exemple lorsque
Tezuka se dessine dans une case du livre dans un but précis. le passage est très drôle. Je vous laisse la surprise de le découvrir).
Toutefois, je ne classerai pas ce manga parm
i les me
illeurs d'
Osamu Tezuka.
Il l'admet d'a
illeurs lui-même dans la postface publiée par l'ouvrage (au passage, un très bel objet). le format d'une série au long cours influe nécessairement sur le rythme de l'ouvrage lu en une seule fois (
il vous faudra bien 4 bonnes heures pour le lire intégralement). Pour rappel, Avaler la terre a été publié sur une période longue de plus d'un an. Cela se ressent. le rythme est très irrégulier, les chapitres se terminent un peu abruptement.
Tezuka développe des thèmes chers à ses yeux, l'oeuvre est ambitieuse, trop peut-être, car on a vraiment l'impression que l'auteur est frustré de ne pas pouvoir tout caser (le jeu de mot est involontaire !) dans le format qu
i lui est imposé.
Le dieu du manga a même décidé d'introduire, en plein m
ilieu du récit principal, de courtes histoires sans rapport avec l'intrigue, mais liées aux thèmes abordés. Je peux comprendre que cela puisse perturber certains lecteurs, mais j'ai personnellement adoré ces deux histoires. Prises séparément, elles ont une véritable plus value et se lisent comme deux parenthèses remplies d'une charge émotionnelle majeure.
UNE ESTHÉTIQUE DES COULEURS ET DES CASES
Si
Osamu Tezuka est considéré encore aujourd'hui comme le plus grand mangaka de tous les temps, ce n'est pas uniquement pour l'émotion qui se dégage de ses personnages, pour sa capacité à sonder l'âme humaine, pour l'humour décapant de ses mangas, ou encore pour la quasi perfection de ses scénarios. C'est aussi et surtout pour la qualité esthétique de ses dessins. Certaines âmes chagrines disent que son dessin est "simpliste", "peu déta
illé", "vie
illot". Je n'invente aucune de ces critiques.
Il faut se pencher et se poser quelques secondes devant certaines de ses cases pour pouvoir admirer le trava
il qu'
il y a derrière. Les traits sont très précis. le noir et le blanc constituent des out
ils parfaitement adaptés pour le talent de
Tezuka, qui parvient à jouer avec pour arriver aux effets dramatiques, comiques, tragiques, etc. Admirez par exemple le jeu des couleurs en page 28 où les corps sont tout de noir ou de blanc, afin de montrer la banalité commune de l'être humain. le paysage dessiné à la page 14 ainsi que le débarquement de la page 32 contredisent par a
illeurs toute critique quant à la simplicité des dessins de
Tezuka. Ou encore l'incroyable dessin d'une v
ille
illustrée dans toute la complexité abusive des transports et des logements (pages 36-37).
Autre caractéristique de
Tezuka qui en fait un mangaka unique,
il a une capacité impressionnante à jouer avec les cases.
Il ne décompose que rarement ses planches de manière classique. Les dessins se superposent parfois sur plusieurs cases (page 144).
Il effectue un effet d'éloignement ou au contraire d'agrandissement de la même image en jouant avec le découpage de la planche (page 102 par exemple). Une autre de ses techniques consiste parfois à ne dessiner qu'une partie du corps, afin de concentrer l'attention sur cet élément très précis, et d'ignorer tout le reste du corps (pages 114-115 ou page 412 par exemple). Toutes ces méthodes fascinent le lecteur que je suis, et m'émerve
illent dès que je lis un de ses mangas. Aucun autre n'y parvient ainsi.
UN MANGA ENGAGE DANS SON TEMPS
Cette oeuvre était l'une des plus importantes aux yeux de
Tezuka, de par son ambition. Zéphirus demande à ses f
illes de la venger de l'humanité. Pour cela, elles vont semer le chaos en détruisant le droit, la morale et l'argent. La vente de peaux synthétiques, tout en permettant de déstab
iliser le système pénal, démontre la superficialité de l'âme humaine. La vénalité de l'humanité est également dénoncée par l'exemple de la dévalorisation globale de l'or. Par a
illeurs,
Tezuka en profite pour condamner des problèmes sociétaux graves comme la ségrégation envers les noirs aux Etats-Unis (tout en dessinant les personnes noires de manière peu subt
ile).
L'auteur montre les accointances entre industries de l'armement, des transports, l'immob
ilier, les banques et les industries de divertissement. La toute puissance de ces industries a provoqué l'émergence d'un monde où règne la superficialité, la loi du plus fort, du plus riche, du plus apte à écraser les autres.
Tezuka semble idéaliser à l'inverse un monde où le troc remplacerait l'argent dans les échanges entre les hommes. Un des passages puissants du manga est l'indignation d'un personnage à qui on oppose un respect nécessaire de l'ordre public :
"Mais votre ordre public, c'est quoi, sinon que les riches sont toujours riches et les pauvres toujours pauvres ?"
Malgré cet apparent pessimisme de
Tezuka quant à l'espèce humaine,
il se dégage de son oeuvre quelques motifs d'espoir : la résistance de certains personnages insensibles aux superficialités du pouvoir et de l'argent, l'histoire de la fam
ille dont chaque membre a été progressivement remplacé par un inconnu adoptant son apparence (cette histoire est incroyable, en particulier la dernière image !), la permanence du remords, comme particularité de l'âme humaine, en dépit des crimes commis.
Tezuka écrit ce manga durant les événements de 1968 ayant eu lieu partout dans le monde. Son optimisme un peu naïf quant à l'émergence d'une société heureuse débarrassée du droit et de la morale s'explique sans doute par ce contexte.
LE CHAOS EST K.O.
Attention, cette ultime partie de la chronique révèle quelques points essentiels de la fin du manga !!
La dernière partie du manga est très intéressante car elle aide à mieux comprendre la conviction d'
Osamu Tezuka. Elle m'a également permis d'éclaircir les raisons du choix de ce titre. le système critiqué par
Tezuka dans son livre a d'immenses défauts. Mais la fin du manga montre que la morale, le droit, la monnaie, sont inhérents au fonctionnement de l'espèce humaine. C'est ce qu
i le distingue de l'animal. S
i l'on supprime ces concepts, la terre verra disparaître cette invention si magnifique qu'est l'être humain. Ce ne sont pas ces concepts en tant que tels qui hum
ilient et exploitent, mais le choix et la mauvaise ut
ilisation de ces concepts. Toute morale n'est pas à rejeter. de même, le droit est indispensable, y compris l'existence d'un système de monnaie, le troc ayant révélé ses limites dans son histoire ("le troc, c'est plus compliqué qu'avec l'argent", se lamente un commerçant à la fin du manga).
La fin du manga me fait penser à la citation de
Henri Jeanson : "le capitalisme, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme. le communisme ? C'est le contraire". La disparition de l'ordre moral et juridique ne rend pas les hommes me
illeurs et plus heureux. Une autre forme d'exploitation prend place. Un personnage s'en plaint, vers la fin du livre : "La victoire revient toujours au plus fort, à quelque époque que ce soit. Et nous faisons partie des faibles".
La nouvelle société est même pire.
Il n'y a plus d'ordre, plus de valeurs respectées. Les individus ayant grandi dans ce monde déconstruit ne respectent plus rien ni personne. le f
ils de l'une des f
illes de Zéphirus n'écoute même pas sa mère, au seu
il de sa mort, qu
i le supplie de rétablir les valeurs anciennes.
Il n'a aucun respect pour sa mère car la morale a disparu, et avec elle l'importance des transmissions et du respect du passé. La république des f
illes de Zéphirus ayant détruit l'ancien ordre des choses finira même par exploser. Tout un symbole.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez lire un roman lié au thème de la vengeance, qu'aborde le manga analysé dans cet article, je vous conse
ille l'excellent roman d'
Alexandre Dumas, le comte de Monte-Cristo, auquel fait directement référence le nom d'un des personnages du manga, d'a
illeurs. Un livre palpitant, mouvementé, très bien écrit, et plein de rebondissements.
L'oeuvre de
Osamu Tezuka est immense. Si vous souhaitez découvrir un très bon titre de cet auteur, en dehors de ses plus grands succès, le manga Gringo est un de mes préférés parmi ses oeuvres moins connues :
il raconte l'épopée en forme de descente aux enfers d'un japonais nommé responsable de sa société en Amérique du Sud. Malheureusement,
Osamu Tezuka n'a pas eu le temps d'achever ce manga, puisqu'
il décède en 1989 avant d'y parvenir, mais en nous laissant une bibliothèque entière de mangas à découvrir. Merci, Sensei !