Citations sur La lumière des justes, tome 3 : La gloire des vaincus (30)
Le gout de la fatalité était ancré au cœur du peuple russe .
Nicolas escalada son tabouret pour regarder par la fenêtre. Au soleil couchant, la Néva était une coulée de métal en fusion. Toute la ville brasillait, rose, noire et or, pailletée de vitres, hérissée de coupoles, de croix et de flèches. Un bateau transbordeur se détacha du ponton de la forteresse. Le père Myslovsky se tenait debout, à la poupe, tête nue, la barbe au vent. Sa silhouette se découpait, dure comme une carapace de scarabée, à contre-jour sur le flamboiement liquide. Il leva la main et bénit la prison. « Encore un jour qui finit, pensa Nicolas. Dois-je m'en réjouir ou le regretter ? »
Les hommes normaux ont une vie d’un seul tenant. Quand ils songent à leur passé, ils se voient grandir, évoluer, vieillir en douceur. Ils se reconnaissent à tous les âges. Mais nous autres, les forçats libérés, nous sommes coupés en deux. Nous avons commencé une certaine existence. Et puis, à trente ans, à quarante ans, nous en commençons une autre. Les gens qui nous entendent raconter que nous avons eu de la chance, de la fortune, une carrière, des amis illustres, se moquent de nous et nous traitent de hâbleurs. Alors, nous finissons par faire comme eux, nous ne croyons plus à nos souvenirs, pour ne pas trop regretter ce que nous sommes devenus.
" Ma bien-aimée, si je ne reviens pas de la périlleuse journée qui se prépare, sache que ma dernière pensée aura été pour toi. Pardonne-moi d'avoir sacrifié au salut de mon pays une existence que, peut-être, j'aurais dû te consacrer tout entière. Mon excuse est qu'en me dévouant à cette œuvre politique j'avais la conviction de servir une cause qui t'était aussi chère qu'à moi..."
Il noircit quatre pages, les cacheta et écrivit sur le pli : " A remettre, en cas de malheur, à mon épouse, Madame Ozareff. "
L’homme heureux, libre, léger, qu’il avait été, s’enfonçait dans un passé incroyable. Pour survivre, il fallait résister à l’attraction désespérante des souvenirs. Accepter d'être un autre. Un nouveau venu, né en prison, à l’âge de trente et un ans. Alors, tout semblait plus facile. On adaptait ses désirs, ses craintes, ses appétits, à l'ordre pénitentiaire. On cessait de rêver aux séductions de l’extérieur pour tirer de soi-même toutes les distractions qu’un esprit humain peut donner. On s'organisait, avec ses réserves, comme une ville assiégée. On devenait son propre ami, son propre ennemi, son propre juge, son propre public. Peut-être même finissait-on par être heureux d'une certaine façon ?
Ce sont ceux qui parlent le plus qui font le moins !
Un bataillon d’hommes résolus vaut mieux qu’une multitude indécise !
Nous luttons pour la liberté et nous n’osons pas le dire au peuple. Nous lui faisons croire que notre but est d’installer Constantin sur le trône. Mais, si nous réussissons notre coup d’État, les soldats s’apercevront vite que nous ne voulons pas plus de Constantin que de Nicolas, que Constantin n’a été pour nous qu’un prétexte, que nous nous sommes servis de son prestige pour provoquer non pas une révolution de palais, mais une révolution tout court !
Amour, amitié, charité, conviction politique, rien ne tenait devant les exigences d'une brillante carrière .
Pouvait-on élever son âme vers de nobles problèmes, quand il suffisait d'ouvrir les narines pour se rappeler sa pourriture ?