Défi ABC 2023 2024 : Lettre U.
"Entre les mots et les morts il n'y a qu'un air", écrit mystérieusement Immaculata, une des protagonistes. Eh bien, ce magnifique roman, porté par un style où coulent les métaphores, leur rend un bel hommage.
(le langage) Les mots, ou le langage, c'est la matière d'un roman. La symbolique des prénoms, de la musique qui est une forme de langage, du mot "
ejo", titre d'un autre texte de l'autrice qui signifie à la fois hier et demain en kinyarwanda, et les "virgules entre les périodes", tout cela dans le cadre d'une "famille en lambeau". Des proverbes et des références littéraires, qui enracinent la langue et n'en font pas une abstraction. Et tout, jusqu'au moindre détail, est beau et harmonieux, rien ne détonne. Beaucoup de tendresse et de mélancolie. Les mots, c'est aussi le non-silence. Or, le silence est aussi analysé dans le roman, car Immaculata est muette, elle a sombré dans le mutisme après son traumatisme familial.
(mémoire du génocide) Les morts, ceux du génocide et la mémoire des survivants. Lorsque l'époux de Blanche demande à sa belle-mère Immaculata de consigner son témoignage, pour ne pas que sa mémoire soit confisquée, on suppose qu'il a de bonnes intentions, et le geste est louable, mais il est questionné : comment peut on raconter le génocide en faisant abstraction d'
ejo (avant et après), comme si une mémoire humaine se construisait par "périodes cloisonnées" ? Car ce n'est pas un "livre sur le génocide", quoique quelques scènes y soient racontées. C'est plutôt un livre sur la mémoire, qui aborde aussi d'autres thèmes telle la critique de l'"instinct maternel", (et j'ai trouvé le parallèle entre Blanche et Immaculata, les deux mères, très bien mené). L'âme d'un peuple y est évoquée, et ce de manière subtile, non manichéenne, je dirais même métissée, puisque Blanche et son fils Stokely sont, comme l'autrice, métisses. (J'y ai par exemple appris, même si on ne lit pas cet ouvrage pour apprendre, que certains Hutus ont caché des Tutsi mais en ont tué d'autres).
(une narration éparse et dispersée, à l'image d'un peuple et d'une famille) La question générationnelle, les époques et souvenirs épars qui se rassemblent à l'image des retrouvailles et des rencontres entre Immaculata, Blanche et Stokely, constituent autant de facettes de diamant. le fils, Stokely, le plus éloigné de cette mémoire, et c'est un "lettré", amateur de contes et joueur de clarinette. Tout ce qui est épars, décousu dans la forme, correspond (intentionnellement je pense) aux "enfants dispersés" du titre et de la Bible. Cette distinction et ce refus de linéarité épouse la forme de la mémoire. Un texte non linéaire, mais très littéraire.
De la pudeur et de la dignité. Même le manque d'action est pardonné : un proverbe dit qu'on peut échapper à un poursuivant derrière soi, mais pas à une poursuite intérieure, car l'action, c'est ici la langue et la métaphore. En fait, ce livre le dissipe, cet air entre les mots et les morts.
C'est le livre qui donne envie d'écrire une belle critique en espérant qu'il orne toutes les bibliothèques et avec le temps, qu'il devienne un classique.
Je lirai sûrement "
le convoi", un témoignage, essai et écriture de soi sur le génocide des Tutsis, de la même autrice sorti en 2024. le geste de l'autrice, qui consiste à passer de la forme poétique et de la nouvelle, au roman puis à la non fiction, me semble une forme de lent déshabillage pudique.