Citations sur Poésie complète (15)
Masse
La bataille finie,
et mort le combattant, est venu vers lui un homme
qui lui a dit : « Ne meurs pas; je t’aime tant ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent :
« Ne nous quitte pas ! Courage! Reviens à la vie ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui
clamant : « Tant d’amour et ne rien pouvoir contre la mort ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
L’entourèrent des millions d’individus,
implorant d’une seule voix : « Reste, frère !
Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Alors, tous les hommes de la terre
l’entourèrent; les vit le cadavre triste, ému;
il se releva lentement,
serra dans ses bras le premier homme; se mit à marcher…
Les Hérauts Noirs, 1919
Il y a, dans la vie, des coups si forts... Moi je ne sais !
Des coups comme de Dieu la haine ; comme si avant eux
le ressac de tout ce qui fut souffert
se déposait dans l'âme... Moi je ne sais !
Ils sont peu nombreux ; mais ils sont... Ils creusent d'obscurs sillons
sur le plus fier visage, sur le dos le plus fort.
Ils sont parfois les poulains de barbares attilas ;
ou bien les hérauts noirs que la Mort nous envoie.
Ce sont les chutes profondes des Christs de l'âme,
d'une adorable foi que le Destin blasphème.
Ces coups sanglants sont les crépitations
d'un pain brûlant pour nous à la porte du four.
Et l'homme... Pauvre... Pauvre ! Il tourne les yeux, comme
quand sur l'épaule un battement de main nous appelle ;
il tourne des yeux fous, et tout ce qu'il vécut
se dépose, comme une flaque de remords, dans le Regard.
Il y a des coups dans la vie, si forts... Moi je ne sais !
Les Hérauts Noirs, 1919
Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Mon frère, écoute, écoute…
Bon. Et que je ne parte pas
sans emporter de décembres,
sans laisser de janviers.
Car je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je mastique… Mais ils ne savent pas
pourquoi dans mon vers grincent,
obscur déboire de cercueil,
des vents lyissés
décrochés du Sphinx
indiscret du désert.
Tous savent… Et ne savent pas
que la Lumière est phtisique,
et l’Ombre grosse…
Mais ils ne savent pas que le Mystère synthétise…
qu’il est la bosse
musicale et triste qui à distance annonce
le passage méridien des lisières aux Lisières.
Je suis né un jour
où Dieu était malade,
gravement.
Les Hérauts Noirs, 1919
Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je suis mauvais : mais ils ne savent rien
du décembre de ce janvier.
Car je suis né
un jour où Dieu était malade.
Il est un vide
dans mon air métaphysique
que personne ne palpera :
le cloître d’un silence
qui parla à fleur de feu.
Les pas lointains
Mon père dort. Son auguste visage
figure un cœur serein ;
il est maintenant si doux…
s’il est en lui quelque chose d’amer, ce doit être moi.
Il y a de la solitude au foyer ; on prie ;
et pas de nouvelles des enfants aujourd’hui.
Mon père s’éveille, ausculte
la fuite en Égypte, l’adieu apaisant.
Il est maintenant si proche ;
s’il est en lui quelque chose de lointain, ce doit être moi.
Et ma mère se promène là-bas dans les jardins,
savourant une saveur désormais sans saveur.
Elle est maintenant si suave,
si aile, si départ, si amour.
Il y a de la solitude au foyer sans tumulte,
sans nouvelles, sans vert, sans enfance.
Et s’il est quelque chose de brisé ce soir,
et qui descend et qui grince,
ce sont deux vieux chemins blancs, courbés.
Mon cœur les parcourt à pied.
//Traduit par Nicole Réda-Euvremer
Ce piano voyage en dedans…
Ce piano voyage en dedans,
voyage par sauts joyeux.
Ensuite il médite, en repos ferré,
cloué par dix horizons.
Il avance. Il se traîne sous des tunnels,
plus loin, sous des tunnels de douleur,
sous des vertèbres qui fuguent naturellement.
D’autres fois, ses trompes vont,
lents et jaunes désirs de vivre,
vont s’éclipsant
et s’épouillent d’insectiles cauchemars
déjà morts pour le tonnerre, héraut des genèses.
Obscur piano qui guettes-tu
avec ta surdité qui m’entend,
avec ton mutisme qui m’assourdit ?
Oh pouls mystérieux.
Dieu
Je sens Dieu marcher
tellement en moi, avec le soir et la mer.
Ensemble nous allons avec lui. La nuit tombe.
Ensemble nous sombrons dans la nuit, orpheline
Solitude…
Mais je sens Dieu. Et même il semble
qu’il me dicte je ne sais quelle bonne couleur.
Comme un hospitalier, il est bon et triste ;
s’étiole un tendre dédain d’amoureux :
son cœur doit lui faire très mal.
Oh, mon Dieu, je m’approche tout juste de toi,
maintenant que j’ai tant d’amour ce soir ; maintenant
que dans la fausse balance des seins,
je mesure et pleure une fragile Création.
Et toi, comme tu pleureras… Toi, amoureux
d’un si énorme sein giratoire…
Je te sacre DIEU, parce que tu aimes tant ;
parce que tu ne souris jamais; parce que ton cœur
toujours doit te faire très mal.
//Traduit par Nicole Réda-Euvremer
Amour
Amour, tu ne reviens plus vers mes yeux morts ;
et comme mon cœur idéaliste te pleure.
Mes calices attendent tous ouverts
tes hosties d’automne et tes vins d’aurore.
Amour, croix divine, abreuve mes déserts
de ton sang d’astres qui rêve et qui pleure.
Amour, tu ne reviens plus vers mes yeux morts
qui redoutent et désirent tes larmes d’aurore !
Amour, je ne t’aime pas quand tu es distant
balançant entre tes fards de joyeuse bacchante,
et tes traits fragiles et fades de femme.
Amour, viens sans chair, d’un ichor qui étonnera ;
et que moi, comme un Dieu, je sois l’homme
qui aime et engendre sans plaisir sensuel !
//Traduction de Nicole Réda-Euvremer
Les dés éternels
Pour Manuel Gonzalez Prada
Mon Dieu, je pleure sur l’être que je vis
je regrette d’avoir pris ton pain;
mais la pauvre boue pensive que je suis
n’est pas croûte fermentée dans ton flanc :
toi tu n’as pas de Maries qui s’en vont !
Mon Dieu, si tu avais été un homme,
aujourd’hui tu saurais être Dieu ;
mais toi, qui as toujours été bien,
tu ne sens rien de ta création.
En fait l’homme te souffre : le Dieu c’est lui !
Aujourd’hui que dans mes yeux sorciers luisent des chandelles,
comme dans ceux d’un damné,
mon Dieu, tu vas allumer tous tes cierges,
et nous jouerons avec le vieux dé…
Peut-être que, oh joueur! sortant le chiffre
de l’univers entier
surgiront les cernes de la Mort,
comme deux funèbres as de boue.
Mon Dieu, en cette nuit sourde, obscure,
tu ne pourras plus jouer, car la Terre
est un dé rongé et désormais rond
à force de rouler à l’aventure,
qui ne peut s’arrêter que dans un trou,
le trou d’une immense sépulture.
//Traduction: Nicole Réda-Euvremer
Pluie
Sur Lima… Sur Lima tombe
la pluie sale d’une douleur
ô combien meurtrière. Elle tombe
du larmier de ton amour.
Ne joue pas l’endormie,
souviens-toi de ton trouvère ;
car je comprends bien… je comprends
l’humaine équation de ton amour.
Résonne dans la flûte mystique
la gemme tempétueuse et fausse,
le sortilège de ton « oui ».
Mais tombe, tombe l’averse
sur le cercueil de mon sentier,
où pour toi je me consume jusqu’aux os…
//Traduction de Nicole Réda-Euvremer