Galen ne parvenait pas à la regarder. Il retourna à la maison et remonta à sa chambre. Il tremblait. Il n'arrivait pas à croire qu'elle puisse imaginer qu'il lui ferait du mal. Comme s'il était une espèce de monstre.
Les humains avaient créé les modes de vie les plus merdiques. Maisons de retraite, voitures, asphalte, coincés dans les déserts comme ici, des endroits où l'on ne pourrait supporter de vivre un jour de plus. Ils auraient été plus avisés de continuer à se balader tout nus sans rien inventer.
- Tu sais ce que ça fait de ne pas se souvenir ?
- Non.
- C’est comme n’être personne, mais être pourtant obligé de vivre.
Galen lisait Le Prophète de Khalil Gibran, son livre le plus précieux, celui qu'il étudiait lorsque son attachement au monde devenait insupportable. "Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à la vie. Ils viennent à travers vous mais pas de vous, et bien qu'ils soient avec vous, ils ne sont pas à vous." Galen savait que c'était la vérité. Il était bien plus important que sa mère, destiné à bien davantage. Elle devait comprendre qu'elle n'avait aucun droit sur lui. Ou l'illusion de sa mère devait comprendre cela, ou bien Galen devait comprendre que l'illusion de sa mère n'avait aucun droit sur lui, ou quelque chose dans ce goût-là. Tout était très confus. Quoi qu'il en soit, il fallait qu'il brise l'attachement de sa mère envers lui, car elle le retenait en arrière.
Ce qui était difficile, toujours, c'était la transition, passer à la tâche suivante et s'y habituer. Il aimait la répétition. C'était de cela qu'était faite la religion. Répéter les mêmes paroles, encore et encore, ou les prostrations, ou s'asseoir et se concentrer sur chacune de ses respirations. Nous étions terrifiés par le néant, par l'ignorance de ce que nous réservait l'avenir, de ce que nous devions faire, de ce que nous devions être. La répétition était un point de concentration, un refuge.
L'air était irrespirable. Si brûlant que sa gorge était un tunnel desséché, ses poumons fins comme du papier, incapables de se gonfler, et il ne savait pas pourquoi il ne parvenait pas à partir, tout simplement. Elle avait fait de lui une sorte d'époux, lui, son fils.
Le poulet et les dumplings. Sa mère et sa grand-mère commencèrent à cuisiner, remettant le monde debout. Combien de fois ? se demanda-t-il. Combien de fois avaient-elles remis le monde debout ? Et pourquoi ? Pourquoi ne pas le laisser tomber en morceaux et rester en morceaux, pourquoi ne pas laisser libre cours à la vérité ? Ce serait plus simple. Ils pourraient tous se détendre. Ils pourraient tous s'avouer leur haine mutuelle et passer à autre chose. Mais pour une étrange raison, c'était impossible, et sa mère et sa grand-mère s'affairaient donc à découper deux poulets près de l'évier.
La peur du noir était l’antithèse même de la transcendance. L’exacte antithèse. La pire direction envisageable. Les hommes des cavernes recroquevillés près du feu, regardant par-dessus leur épaule, à l’affût d’un craquement de brindille. La peur du noir trahissait une confiance aveugle en l’univers, l’asservissement total, et elle empêchait toute progression. Pour une raison inconnue, tout ce que Galen avait appris ne s’additionnait pas. Au lieu d’approcher du but, Galen apparaissait par intermittence, disparaissant aussitôt, sans aucun contrôle sur l’endroit où il risquait d’apparaître à nouveau.