LES NOMBRES
Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres,
Le front fendu, d’avoir buté,
Obstinément, contre leur fixité.
Arbres roides dans le sol clair ;
Les ramures en floraisons d’éclair ;
Les fûts comme un faisceau de lances ;
Et des rocs quadrangulaires dans l’air :
Blocs de peur et de silence.
Là-haut, le million épars des diamants
Et les regards, aux firmaments,
Myriadaires des étoiles ;
Et des voiles après des voiles,
Autour de l’Isis d’or qui rêve aux firmaments.
Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres.
Ils me fixent, avec les yeux de leurs problèmes ;
Ils sont, pour éternellement rester : les mêmes.
Primordiaux et définis,
Ils tiennent le monde entre leurs infinis ;
Ils expliquent le fond et l’essence des choses,
Puisqu’à travers les temps, planent leurs causes.
Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres.
Mes yeux ouverts ? — dites leurs prodiges !
Mes yeux fermés ? — dites leurs vertiges !
Voici leur danse rotatoire
Cercle après cercle, en ma mémoire,
Je suis l’immensément perdu,
Le front vrillé, le cœur tordu,
Les bras battants, les bras hagards
Dans les hasards des cauchemars.
Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres.
Textes de quelles lois infiniment lointaines ?
Restes de quels géométriques univers ?
Havres, d’où sont partis, par des routes certaines,
Ceux qui pourtant se sont cassés aux rocs des mers.
Regards abstraits, lobes vides ou sans paupières,
Clous dans du fer, lames en pointe entre des pierres.
Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres !
Mon cerveau triste, au bord des livres,
S’est épuisé, de tout son sang,
Dans leur trou d’ombre éblouissant ;
Devant mes yeux, les textes ivres
S’entremêlent, serpents tordus ;
Mes poings sont las d’être tendus,
Par au travers de mes nuits sombres,
Avec, au bout, le poids des nombres.
Avec, toujours, la lassitude
De leurs barres de certitude.
Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres.
Dites, jusques à quand le net supplice
De redouter leur maléfice,
Haineusement, dardé vers ma folie ?
Immatériels ou réels, que sais-je ?
Ils me sont froids comme la neige
Et leur fatalité me lie,
En une atroce anomalie.
Dites ! jusques à quand, là-haut,
Le million épars des diamants
Et les regards aux firmaments,
Myriadaires, des étoiles,
Et ces voiles après ces voiles,
Autour de l’Isis d’or qui rêve aux firmaments ?
Celui de l'horizon.
J'ai regardé, par la lucarne ouverte, au flanc
D'un phare abandonné que flagellait la pluie :
Des trains tumultueux, sous des tunnels de suie,
Sifflaient, toisés de loin par des fanaux de sang.
Le port, immensément hérissé de grands mâts,
Dormait, huileux et lourd, en ses bassins d'asphalte ;
Un seul levier, debout sur un bloc de basalte,
Serrait en son poing noir un énorme acomas.
Et, sous la voûte en noir de ce ciel de portor,
Une à une, là-bas, s'éloignaient les lanternes
Vers des quartiers de bruit, de joie et de tavernes,
Où des femmes dansaient entre des miroirs d'or.
Quand, plaie énorme et rouge, une voile, soudain,
Tuméfiée au vent, cingla vers les débarcadères,
Quelqu'un qui s'en venait des pays légendaires
Parut, le front compact d'orgueil et de dédain.
Comme des glaives d'or et des lances au clair,
Il dégainait sa rage et ses désirs sauvages
Et ses cris durs frappaient les échos des rivages
Ou traversaient, de part en part, l'ombre et la mer.
Il était d'Océan. Il était grand d'avoir
Mordu chaque horizon saccagé de tempête
Et de maintenir haute et tenace sa tête
Sous les poings de terreur que lui tendait le soir.
Effrayant effrayé. Il cherchait le chemin
Vers une autre existence éclatée en miracles,
En un désert de rocs illuminés d'oracles,
Où le chêne vivrait, où parlerait l'airain,
Où tout l'orgueil serait : se vivre, en déploiements
D'effroi sauvage, avec, sur soi, la voix profonde
Et tonnante des Dieux, qui ont tordu le monde
Plein de terreur, sous le froid d'or des firmaments.
Et depuis des mille ans il défiait l'éclair,
Dressant sur l'horizon les torses de ses voiles
Et guettant les signaux des plus rouges étoiles
Dont les cristaux sanglants se cassaient dans la mer.
Poésie - Le péché - Emile VERHAEREN