Des liens invisibles nous attachent aux autres- aux morts comme aux vivants- créant en nous comme une obligation morale inconsciente de ne pas oublier, une promesse « dont nous ignorons l'écho », dit
Delphine de Vigan dans «
les Loyautés ».
Ces fidélités silencieuses à ce que nous avons vécu dans l'enfance, sommeillent dans notre corps, nous permettent de nous rebeller et de nous émouvoir, de devenir forts et de plonger dans le chaos, de nous réveiller ou d'endormir nos rêves quand supporter semble infaisable.
« Nos ailes et nos carcans. », dit-elle.
Etre loyal, pour le jeune Theo, c'est essayer de ne pas parler de sa semaine passée chez son père, lorsqu'à son retour, sa mère lui intime : « va te doucher », car il véhicule selon elle la trace de l'ennemi.
Il ne peut pas en parler, mieux vaut oublier.
Il s'arrange donc avec son propre vécu, sa semaine doit être mise entre parenthèse, se recouvrir d'une totale opacité.
Ce petit de douze ans, déjà pris entre la loyauté envers son père, dont il ne dévoile à personne le désarroi, la pente vers le désastre et le déclin social, et envers sa mère dont la jalousie menaçante recouvre sans doute de l'amour bafoué , est perdu.
Il paye le prix fort lorsque la mère après sa semaine de garde partagée le soupçonne de s'être bien amusé, il ne peut répondre aux questions du collège, il est perdu.
Théo ne parle pas, c'est
De Vigan qui s'exprime à sa place. Il regarde, abasourdi, sa mère sortir ses habits au bout de la semaine damnée, et s'exploser en pleurs, agenouillée devant son sac de sport, lorsqu'il manque un habit. Il ressent ces sanglots à l'intérieur de son corps, comme une loyauté envers celle qui lui a donné le jour.
Delphine de Vigan, avec un phrasé précis, détaillé, à faire pleurer, donne la parole à la première personne à Hélène son professeur, dont on apprend la loyauté ou mieux la résurgence du souvenir de son enfance maltraitée, ce qui est une forme de loyauté, lorsqu'un étrange intérêt trouble envers Théo la réveille, comme si, même sans preuves, elle en subodorait la proximité avec son enfance à elle.
Lire «
les loyautés», c'est entrer peu à peu dans la déréliction de l'adolescent, comprendre son mutisme, ne pas comprendre les émois incontrôlés d'Hélène qui risque son poste à tellement s'impliquer dans un cas qui n'en est pas un, puisque les blessures de Théo sont internes, et aussi graves que s'il avait été battu, mais indéchiffrables.
Hélène elle même ne comprend pas sa soudaine passion brutale, sans fondement : chercher ce qui se cache derrière le mystère Théo.
« Quelque chose à l'intérieur de moi, ce mélange de peur et de colère qui s'était endormi pendant des années-sous l'effet d'une anesthésie aux apparences de douce somnolence, dont je contrôlais moi-même les doses, délivrées à intervalle régulier-, quelque chose en moi s'est réveillé.»
Se greffent les réflexions de Cécile, la mère du meilleur ami de Théo. Elle voit de plus près, ne peut en parler, prise par ses propres problèmes, car elle aussi, fille d'alcoolique, promue par son mariage à un niveau social plus élevé, s'aperçoit de la fausse loyauté quand son mari se vante, invente des anecdotes, et qu'elle se tait .
Association de malfaiteurs, le couple.
Elle découvre surtout les secrets de son mari : peut être chacun cache-t-il en lui des démons silencieux, ou des appartenances pas mises au grand jour, peut être comme nous tous, quand nos mensonges recouvrent à la fois nos failles et notre capacité à voler plus haut.
Un des livres les plus émouvants, une écriture lyrique, et une avancée de la pensée sur les principes illicites qui nous rongent et nous enferment, sur les liens invisibles que nous gardons envers nos parents, que nous protégeons parfois par un pacte de silence qui nous noie et peut nous conduire vers la mort.
Sans oublier les liens, que nous tissons dans nos lectures, ces loyautés envers celles et ceux qui écrivent si bien, nous inspirant de lire à notre tour .