Cette rentrée littéraire a vue fleurir quelques romans en provenance de l'Europe de l'Est, dont certains titres russes. Parmi ceux-ci, la maison d'Éditions des Syrtes spécialisée dans ce domaine, a publié trois titres dont
Brisbane d'
Evgueni Vodolazkine, dont je n'ai lu que de bons échos. Titre que j'avais noté tout en haut de ma liste mais je me suis finalement décidé pour son précédent roman
L'Aviateur. Pour la simple raison qu'il traitait des îles Solovki et que j'avais très envie d'en savoir plus après avoir lu il y a quelques années L'île de Sakhaline de
Tchekhov. Entendons-nous bien, le documentaire de
Tchekhov n'était en aucun cas romancé, loin s'en faut, alors qu'il s'agit ici d'une oeuvre de fiction pure. Il y a un autre roman d'
Evgueni Vodolazkine dont j'ai également vu passé des critiques positives
Les quatre vies d'Arséni, qui a pour décor la Russie médiévale. Les textes d'
Evgueni Vodolazkine semblent avoir bonne presse, qu'elle provienne des médias ou des blogueurs/instagrameurs/facebookeurs, et je m'en vais de ce pas rejoindre le cercle de celles et ceux qui ont apprécié leur lecture de Vodolazkine.
Innokenti Petrovitch naît en 1900 et vit sa vie de jeune russe, malgré la mort de son père, jusqu'à ce que les bolcheviks prennent le pouvoir et bouleversent sa vie. C'était le temps du bonheur. Cette nostalgie de la félicité perdue, à jamais, traverse le livre de part en part, la puissance de ces doux souvenirs le font tenir quand il se retrouve totalement démuni de toutes sortes de repères, cette sensation qu'il ne retrouvera jamais plus et à laquelle il se raccroche tant bien que mal. Car Innokenti se réveille à l'aube du XXIe siècle russe dans la peau d'un jeune homme de trente ans, et autant vous dire que le choc est rude. Après un long « coma » de soixante ans, c'est l'absurdité qui le trouve à son réveil, celle de notre monde actuel, rendue par un soupçon d'humour agrémenté de cynisme et d'(auto)dérision. Mieux vaut en avoir, il est vrai, quand on se réveille à l'époque des émissions de télé-réalité!
Parce que la remarque n'est pas innocente quand on s'aperçoit que Robinson Crusoé, lecture favorite de son enfance, ne cesse de ressurgir de sa mémoire, à lui le rescapé d'un temps révolu et des camps de travail des îles Solovki. Innokenti, c'est un vestige archéologique, les archives de sang et d'os de l'état socialiste qui a fini par s'égarer dans les méandres de la société capitaliste qui n'a guère d'autres valeurs que celle de l'argent. Et tant pis s'il s'agit de faire le pitre au milieu d'une publicité pour les légumes congelés! (Je vous tais bien malgré moi l'ironie de la situation que vous comprendrez si vous lisez le roman!). Car il faut de l'argent pour survivre. L'île d'Innokenti est bien petite et l'océan qui le sépare de ce monde sur le point de basculer dans un siècle nouveau est celui de la multitude des tombes des gens aimés, parents, amis ou même connaissances, qui se sont éteints pendant son absence.
Il y a beaucoup d'îles dans ce roman, archipel d'Innokenti: celle de Robin, des Solovki, la sienne ou plutôt les siennes ou celles, comme j'en parlais plus tôt, de la fiction télévisuelle. La mémoire vacillante d'un homme qui doit réapprendre à connaître son pays, cette autre entité qu'il ne comprend plus. Les quelques remarques mi- acerbes mi- résignées sur l'état de la Russie en disent long. L'auteur enchevêtre habilement trois pans, trois époques de la vie de notre jeune-vieil-homme: sa jeunesse encore préservée, puis ses années de bagne sur les îles Solovki et son apprentissage de cette nouvelle fédération russe de 1999. La particularité de ce roman, c'est ce récit journalier qui le structure, une sorte de journal intime de la vie qu'Innokenti redécouvre, de son passé qu'il se remémore peu à peu, ensuite remplacé par un journal à trois voix. Les deux temporalités mélangées, donnent une sensation d'irréalité, de cette impossibilité de s'ancrer dans le réel, de ne faire que survoler la réalité.
Parce que finalement le rôle d'Innokenti,
l'aviateurPlatonov, est, avant tout, celui de donner une vision d'ensemble de la Russie de ce XXè siècle plutôt mouvementé, qui a mis fin au tsarisme, qui est devenu union et enfin fédération. S'il est dans la capacité de donner cette vision élargie de la situation,
l'Aviateur, qui survole époques et décennies, est aussi dans la capacité de donner une nouvelle vision de sa situation actuelle. Ce titre reflète de la complexité et de la profondeur de ce roman qui nous entraine aussi sur une réflexion sur l'Histoire, à travers divers échanges avec le docteur Geiger. Cet échange et comparaison de points de vue est tout à fait instructif d'autant que leur vécu de la Russie est tout à fait différent: l'un a vécu la dictature Stalinienne, et la pire peine qui soit, l'envoi au bagne. Tandis que l'autre voit les hommes d'État se succéder sans pour autant que le pays n'évolue positivement (Nous sommes en 1999, Vladimir Poutine venait juste d'accéder au pouvoir…).
Quel formidable récit l'histoire de cet homme à la conscience gorgée par les souvenirs d'une Russie disparue! On y relève à la fois une gravité certaine, de la part d'un homme qui est revenu du fin fond des enfers, mais aussi une pointe de dérision; et cette combinaison donne toute sa richesse à ce roman, à la fois tragique et drôle, ou les trahisons, et elles sont légions, marquent un homme qui n'a finalement fait que se laisser transporter d'un endroit à un autre, sans vraiment avoir eu le pouvoir de changer les choses, pantin des uns et des autres, jouet de circonstances extérieures, d'autorités supérieures, où le libre-arbitre n'est plus qu'un vain mot. Je me suis laissée envoutée par le parfum mélancolique de la vie disparue, du bon temps d'autrefois, du cocon familial, des premiers émois amoureux, du goût inimitable de cette première vodka, mais aussi de la découverte de la télévision et de son pouvoir hypnotique, de la diffusion immédiate et étouffante d'informations en tout genre, de ce sentiment oppressant de l'instantanéité de l'informatique, des bruits des sabots de chevaux qui a disparu pour laisser place à la cacophonie discordante des moteurs en tout genre.
J'ai aimé l'idée de mettre sur le même plan la Russie ancienne et celle d'aujourd'hui, évidemment il n'y a pas de comparaison à faire mais à travers le personnage principal le lecteur se rend mieux compte de l'évolution du pays, de ses moeurs, et peut-être de la perte de valeurs. Il est vrai que les passages sur les travaux forcés sur les îles ont eu un écho particulier dans mon esprit après avoir lu l'oeuvre de
Tchekhov et d'ailleurs l'auteur a, par le biais de son personnage, évoqué la façon dont l'homme peut endurer le pire, les passages les plus touchants du roman. Rien que pour ces passages-là, ce roman est superbe réussite. Et puis il va sans dire que l'on s'attache à Innokenti, à travers sa justesse d'analyse, sa capacité à voir le monde tel qu'il est, ni mieux ni pire, et ce recul sur lui-même.
Mais tout a une fin, et après avoir gouté les joies des années quatre-vingt dix, notre aviateur va embarquer pour un ultime voyage. Cette découverte d'
Evgueni Vodolazkine et de sa plume à la fois délicate et pleine d'émotions, si juste à la fois dans le révoltant et l'abject, les drames et la nostalgie, l'absurde et le cocasse est une jolie révélation pour moi. J'ai bien envie de m'attaquer à
Brisbane, peut-être en fin d'année, lorsque je serai venue à bout de ma PAL spéciale littérature russe. Je remercie encore Les Editions des Syrtes pour ce passionnant roman!
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