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Marie Vrinat (Traducteur)
EAN : 9782940628926
288 pages
Editions des Syrtes (06/01/2022)
4.25/5   26 notes
Résumé :
Théodora Dimova explore les stigmates laissés par l'épuration sanguinaire lors de l'arrivée au pouvoir des communistes, en 1944.
Un tribunal populaire juge sommairement l'élite qualifiée de "monarcho-fasciste". Ces mois de terreur, de disparitions, d'assassinats, sont évoqués par trois femmes et une petite fille dont les maris et père sont abattus. Elles se retrouvent lors d'un matin froid de février 1945, au bord de la fosse dans laquelle on a jeté les corp... >Voir plus
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La lecture récente de « Lisière » de Kapka Kassabova m'avait fait voyager aux frontières bulgaro-gréco-turques, et avait levé un voile pudique et humaniste sur tout un pan de l'histoire bulgare.
J'avais notamment perçu l'importance de la présence musulmane dans ce pays qui a été sous emprise ottomane cinq siècles durant (de 1396 à 1878). J'avais réalisé que ces frontières avaient été témoins de nombreux déplacements de populations, musulmans chassés de ce pays devenu pourtant également le leur au fil des siècles, allemands de l'est essayant d'atteindre la frontière grecque en passant par la Bulgarie au moment de la guerre froide, ou encore, plus récemment, réfugiés syriens. J'avais également compris que le communisme avait laissé une empreinte forte dans ce pays, rendant notamment tout culte religieux interdit, secret, caché. Enfin, j'avais surtout réalisé que je connaissais très peu de choses sur ce pays tant sur un plan géographique que sur un plan historique.

En attendant de lire le deuxième livre de Kapka Kassabova, « L'écho du lac », c'est tout naturellement que je me suis tournée vers ce livre de la bulgare Teodora Dimova sorti en janvier de cette année aux belles éditions des Syrtes. La critique, foisonnante et personnelle, de @MaxSco m'a convaincue. Et il faut dire que la couverture m'a fait de l'oeil, c'est peu de le dire, d'ailleurs elle résume à elle seule assez joliment le livre : les visages de quatre femmes y apparaissent, dont surtout un, central, les autres visages en ombre chinoise sur celui-ci. le tout sur un fond rouge vif. Rouge sang. La couleur du communisme, « la seule couleur que le communisme ne tue pas » m'a fait remarquer très justement une amie Babeliote à la suite d'une des citations posées.
L'auteure, par ce livre, réalise un devoir de mémoire, met « le doigt dans la plaie et souhaite exprimer l'intuition du plus grand nombre possible de gens ». Car si Teodora Dimova n'a pas connu les atrocités perpétrées par le régime communiste qui a envahi la Bulgarie en 1944, elle a connu enfant la manipulation des esprits par ce même régime, et surtout sa grand-mère les a vécues. A l'heure où cette génération s'éteint, où la mémoire peut tomber dans l'oubli, Teodora Dimova écrit ce roman magistral sur cette arrivée du communisme en Bulgarie.

Pour contextualiser un peu, expliquons en quelques mots la situation de la Bulgarie au moment des faits relatés dans le livre : ce pays, durant la Seconde Guerre Mondiale, a rejoint les forces de l'Axe et est donc alliée à l'Allemagne nazie. Un territoire important et stratégique pour Hitler lui permettant d'envahir la Grèce et la Yougoslavie. Malgré cette alliance, la Bulgarie n'a pas déclaré la guerre à la Russie et reste pacifiste, maintenant les relations diplomatiques avec elle. Pourtant la Russie envoie ses troupes ukrainiennes en 1944, ne rencontrant aucune résistance. L'Armée rouge, avec l'aide du Front de la patrie bulgare, fait un coup d'état amenant les communistes au pouvoir.

Ce livre parle de l'épuration sauvage par le régime communiste de ce qu'il pense être contraire et dangereux à cette idéologie : les artistes, dont les écrivains et les peintres, les prêtres, les journalistes, les entrepreneurs qui ont réussi. Entre autres. Des ennemis du pouvoir populaire. Quatre voix de femmes pour décrire l'inhumain, l'ignoble, la bêtise crasse, la monstruosité. Cette éradication, qui de sauvage deviendra peu à peu légale, est réalisée en 1944/1945 par des hommes de main enrôlés dans les prisons où ces criminels, ces bandits croupissaient et auxquels on a promis la liberté en contrepartie de bons et loyaux services pour faire le ménage. Purger le pays de la vermine fasciste. Surtout purger le pays de personnes dont la liberté de penser peut devenir une menace, ou la réussite sociale une injure à l'utopie égalitaire. Pas la peine de vous dire qu'ils ne font pas dans la dentelle ces hommes fraichement recrutés qui peuvent enfin devenir puissants face à cette intelligentsia qu'ils méprisent. A coup d'expropriation, de déportations, de tortures et d'exécutions sommaires, ils manifestent leur toute puissance, tous ces nouveaux camarades.

Le point commun qui réunit ces quatre femmes est l'exécution de 147 hommes une même nuit, abattue froidement puis jetés dans une espèce de fosse commune. Ces quatre femmes, épouse, fille, voire petite-fille ensuite, racontent ce recueillement sur cette fosse, fosse sur laquelle est posée aujourd'hui une stèle funéraire. C'est là que l'auteure est présente pour la commémoration de ce triste événement, le 1er février 2016, et c'est durant ce moment de recueillement qu'elle réalise la nécessité d'écrire un roman sur cette tragédie collective.

Ce qui est le plus marquant dans ces quatre récits est la façon dont chacune relate l'avant et l'après ce coup d'État. Nous avons l'impression, comme le souligne avec délicatesse @Nathalie_MarketMarcel dans sa belle critique, que le rose s'oppose au rouge. le rose délicat et doux du bonheur, des fleurs, des senteurs, des plaisirs de la vie au rouge du sang, du diable, de la douleur. Ce contraste, amené avec poésie, m'a marquée dans chaque récit. de même que les victimes présentées sont aussi belles que les hommes de main sont violents et ignares. Pour autant il n'est nullement question de manichéisme ; les frontières entre les deux camps s'effacent parfois, les victimes se compromettant ou les bourreaux se remettant en question, et à la fin du récit les victimes sont de moins en moins idéalisées, n'arrivant pas dépasser le drame et en faisant subir les conséquences aux plus jeunes. Non pas de manichéisme mais un procédé qui permet de marquer le lecteur quant au drame qui s'est joué et aux vies dévastées en très peu de temps.

« Alors que nous déjeunions, un jour, sur la table de marbre, près de la rocaille, à Boliarovo, dans la verdure et la fraîcheur du jet d'eau, des pierres de Bigorre couvertes de mousse, des fleurs de montagne plantées autour de nous, entourés par les pins séculaires de notre jardin, les tourterelles qui roucoulaient amoureusement dans les arbres, les roses qui embaumaient et les insectes qui bourdonnaient, le rire des enfants, tout à coup je me suis levée et me suis ruée dans la maison, et j'ai fondu en larmes ».

Chaque récit est un cri d'une beauté stupéfiante. Nous observons d'abord la femme, nous lecteurs, spectateurs extérieurs, puis peu à peu c'est elle qui prend la parole, nous sommes dans ses pensées, ou dans ses écrits. Nous ressentons avec oppression sa décrépitude. Sommes les témoins des souvenirs égrenés comme autant de perles précieuses, chapelet tentant de conjurer l'angoisse et la déchéance. Il est impossible d'arrêter la lecture au cours d'un des récits tant le ton est poignant. Et à chaque fois différent.

« Qu'un demi-siècle ne t'appartienne pas, voilà ce qui est difficile à expliquer. Or, c'est justement ce qui a été grignoté, ce qui est vide, qui m'appartient, parce que je n'ai rien d'autre, je ne sais si vous me comprenez, si cela ne parait pas, comment dire, un peu fou. Bien plus tard, j'ai compris que ma mère, à cette époque-là, à Boliarovo, jouait véritablement magnifiquement. Elle jouait toute la journée, elle jouait sans s'arrêter, elle était grisée, mettait de la passion dans son jeu. Et moi j'adorais me glisser dans un coin ou me coller à la fenêtre et écouter. Ce que j'aimais par-dessus tout, c'était l'hiver, quand il neigeait et que je l'écoutais jouer. Je restais alors à la fenêtre et scrutais la danse des flocons de neige, j'avais l'impression qu'ils se laissaient guider par le rythme de maman, qu'ils se dispersaient ou se rassemblaient grâce à ses mains, qu'ils se balançaient et dessinaient diverses figures grâce aux mélodies créée par ses mains. C'était une magicienne, comme elle m'apparaissait, qui maitrisait la neige, la tombée de la nuit, le vent, la caresse, les tons de son piano pouvaient incarner la tendresse, ils parlaient une autre langue, pas une langue humaine, mais je la comprenais mieux que celle des humains ».

Alexandra prend la parole en dernier et c'est sans doute cette adolescente qui m'a le plus marquée tant sa solitude vire à la folie. J'aime penser que c'est elle, sur la couverture, dont on voit le visage, elle qui hérite du poids des drames des femmes qui l'ont procédée. C'est la petite fille de la première narratrice, de Raïna, qui a perdu son mari et qui a été déportée dans la campagne. On comprend à quel point ce drame a marqué à jamais la lignée de ces femmes, que les enfants d'Alexandra seront à leur tour marqués, au fer rouge, par les atrocités commises dont la douleur est transmise de génération en génération et dont on ne s'habitue pas.

Ce livre est une pépite. Il est magnifiquement écrit, il est bouleversant, et permet de comprendre la grande Histoire tout en n'étant pas assailli de dates, de faits, Teodora Dimova ayant choisi de mettre à l'honneur quatre destinées, quatre femmes touchées par cette tragédie collective dont j'ignorais tout. Une douce et poignante sororité pour dénoncer et ne jamais oublier.
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Comment survivre à l'exécution d'un mari ou d'un père ?
Comment vivre en étant fille d'un « traitre » ou petite fille d'un « collabo » ?

Lors d'une commémoration à la mémoire des victimes du régime communiste en 2016, la romancière constate qu'aucun responsable bulgare n'est présent, ce qui l'incite à rendre hommage aux dévastés.

Raïna, l'épouse de l'auteur Nikola Todorov, Ekaterina, celle du pope Mina Tomov Zakhariev, Viktoria de Boris Piperkov, trois condamnés à mort à la suite du coup d'état communiste de septembre 1944, se rencontrent en février 1945 au bord de la fosse commune où reposent les exécutés.

« Les Dévastés » raconte la vie de Raïna avant, pendant et après le joug soviétique. Puis celle d'Ekaterina, de Viktoria et de Magdalena, leur fille. Et enfin celle d'Alexandra (née en 1960 comme Théodora Dimova) la petite fille de Raïna.

Alexandra incarne la romancière élevée en Bulgarie sous dictature communiste dans les années 60-70, obligée de disserter à la gloire du PC, ce qui fait pleurer sa mère et sa grand-mère et lui révèle le secret familial qui les ronge.

Trois familles, cinq femmes, trois générations et le même drame. Trois hommes fusillés, parmi des milliers d'autres. Trois familles bannies, privées de leurs biens, déracinées. Victimes à la « libération » de la jalousie d'un pisse copie devenu juge, de la revanche d'un ouvrier, de la vengeance d'un bâtard… de la banalité du mal. Un même drame mais des souffrances différentes liées à leur santé, leur milieu, leur culture, leur foi et leur situation familiale. Avec finesse et style la romancière observe la diversité des destins, des désespoirs et aussi des espérances, qui font de ce récit un réel chef d'oeuvre.

Superbement écrit et traduit par Marie Vrinat-Nikolov, ce texte bouleversant fait écho à la tragédie en cours dans le Donbass, mais aussi aux tragédies endurées par exemple par les mères de la Plaza de Mayo en Argentine, et à toutes les veuves, filles et petites filles de victimes des régimes totalitaires.

Un ouvrage bouleversant, effrayant, incontournable qui rend hommage à la résilience et au courage des femmes et réhabilite les victimes du communisme.
Une couverture qui dessine 4 femmes, dévastées par les rouges, mais tendant les mains aux lecteurs pour « qu'ils ne vivent pas dans le monde humiliant du mensonge ».
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Difficile de refermer un roman comme Les dévastés. C'est une oeuvre déchirante qui se lit la gorge serrée tant elle est traversée par des vies douloureuses. Des vies pour lesquelles l'évocation nostalgique du bonheur se mêle à la douleur brutale de la perte dans un récit où Teodora Dimova s'empare du coup d'État qui a vu les communistes bulgares prendre le pouvoir en 1944 avec sa litanie d'arrestations arbitraires et de meurtres de masse.

Mais dans ce récit resserré sur l'expérience intime, L Histoire ne se découvre que du coin de l'oeil à travers la voix de trois femmes issues de la bourgeoisie qui ont vu leur mari broyé par les meules du nouveau régime. On plonge alors dans un univers tenu par les émotions, happé par le malheur de ces femmes, leur incompréhension, leur résignation, l'empreinte trouble et silencieuse qui se transmet au sein des familles.
Mais cela se fait sans excès sans artifice. Par la simple profondeur des personnages et l'écriture pénétrante, Teodora Dimova offre une belle intensité au récit, au monologue, à la lettre, on pourrait aisément les confondre avec des témoignages. Il y a véritablement la faculté chez la romancière à donner une force et une authenticité à son roman qui pourrait être érigé en recueil commémoratif. Car Dimova a non seulement su créer des liens qui rendent solidaires des êtres meurtris pour faire de ces drames individuels une véritable tragédie collective. Mais elle laisse l'impression d'écrire les pages enfouies de l'Histoire de son pays, se rapprochant de celles un peu plus documentées des pays voisins, lesquelles rapportent les mêmes cortèges de violence et de vengeance qui accompagnent le basculement vers un régime autoritaire.
C'est un beau roman qui réussit à crever l'épaisseur du silence instauré par la peur du régime communiste. Il lève un peu le voile noir jeté sur les familles qui empêche de vivre et de mourir tout à fait mais l'opacité demeure sur les années précédant le putsch dans une Bulgarie alliée de l'Allemagne nazie. La description raffinée du bonheur perdu et la vie douce au coeur de la jolie petite ville de Boliarovo ne témoignent d'aucune restriction liée à la guerre mondiale. Comme si la terreur des milices communistes avait tout balayé d'un revers de la main. Á moins que les contraintes de la guerre y étaient moins pesantes qu'ailleurs...
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Victimes du totalitarisme

En racontant un pan demeuré tabou de l'histoire de la Bulgarie, Théodora Dimova réussit un formidable plaidoyer contre l'oubli et nous rappelle à la vigilance face à tous les totalitarismes.

Les rumeurs de guerre se faisant de plus en plus persistantes, Raïna veut suivre l'exemple de nombreux compatriotes et fuir la Bulgarie. Nikola, son mari, ne comprend pas son attitude, lui qui au bout d'un travail acharné a réussi à vivre de sa plume, à la tête d'une revue et publiant régulièrement des romans. Il ne se voit pas quitter leur belle propriété de Boliarovo, des terres héritées des parents de Raïna pour une vie précaire en Suisse. Tout juste envisage-t-il de laisser son épouse partir avec ses enfants, Siya et Teodor. Mais pour Raïna la famille constitue un tout qui ne saurait être divisé et elle décide de rester aux côtés de son mari.
Un choix lourd de conséquences puisque, en cette année 1940, la Bulgarie va être secouée par un mouvement initié par Moscou, le combat contre tous les fascistes, contre tous les ennemis du peuple. Voilà que naissent des milices, des comités de salut public dont la première mission est l'éradication de tous ces militaires, hauts fonctionnaires, capitaines d'industrie, intellectuels qu'ils jugent mauvais. Très vite, Nikola va se retrouver sur leur liste. Malgré ses paroles rassurantes et son envie de croire que la raison l'emportera, il est arrêté, torturé, jugé par un simulacre de justice. Raïna aura beau intercéder en sa faveur, tenter de le faire libérer, elle n'obtiendra guère plus qu'un allègement passager de ses mauvais traitements avant son exécution.
Le sort de l'écrivain sera aussi celui de nombreuses autres personnes qui ont refusé de quitter leur pays.
Théodora Dimova choisit de nous raconter plusieurs de ces récits, de dire le destin de ces familles brisées par l'arbitraire de ce nouveau pouvoir personnalisé par un trio de bourreaux, trois jeunes hommes qui vont prendre un malin plaisir à arrêter chaque jour ceux qu'ils n'aiment pas. Vassa, Yordann et Anguel sont les oiseaux de mauvais augure de cet épisode dramatique de l'histoire de la Bulgarie longtemps resté tabou. Ce n'est du reste pas un hasard qu'aucun membre du gouvernement ne sera présent au moment des cérémonies en hommage aux victimes de ces crimes d'État.
En confiant à Alexandra, la petite-fille de Raïna, le soin de creuser cette histoire familiale, Théodora Dimova peut donner du recul à l'analyse, mais aussi nous révéler quelles furent les suites de ces forfaits. Comment les veuves ont survécu, comment leur combat a été mené au fil des années. Un roman fort et très émouvant, mais aussi un plaidoyer contre l'oubli et pour une analyse lucide du régime totalitaire. On ajoutera qu'au moment où l'Europe est à nouveau en guerre, ce livre peut aussi se lire comme un cri d'alarme, un appel à la vigilance.


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J'ai eu un véritable coup de coeur pour @Les dévastés que j'ai lu d'une traite et puis relu encore une fois. Tellement émue par l'écriture de @Théodora Dimova et les sujets qu'elle traite, j'ai acheté et dévoré @Les mères dans la foulée. Pour écrire la critique du roman @Les dévastés, cela a en revanche été un processus très long. Je connais la Hongrie depuis toute petite, une amitié de famille, des amis comme une famille. Mes parents, mon frère et moi allions passer à Siofok, au bord du lac Balaton presque tous les étés. J'étais toujours fourrée avec Istvan, du même âge que moi. Nous sommes toujours comme des cousins.
Nos vacances à Siofok, c'était à la fin des années 60 et pendant les années 70. J'étais là-bas la plus heureuse des petites filles. Maria et Zsiga, respectivement pédiatre et gynéco-obstétricien n'avaient pas de fille et je me sentais comme leur petite princesse. Maria avait étudié le français. Son mari et elle étaient issus d'un milieu bourgeois et intellectuel. Leurs amis aussi. Je ne me posais pas de questions. J'adorais me baigner. Zsiga m'appelait « mon petit poisson » ! Jouer avec Istvan et les autres. C'était le bonheur. Cependant, pensant être à l'abri de l'indiscrétion des enfants, j'avais surpris à plusieurs reprises des discussions auxquelles je ne comprenais pas grand-chose. Des moments où les adultes chuchotaient. Il y avait de la peur. Il était question d'amis qui n'étaient plus là où n'auraient pas dû être là ? On pouvait les voir se serrer fort dans les bras. Parfois, les larmes coulaient. Dans ces cas-là, nous étions comme des petites souris et nous filions. On m'avait expliqué que des biens avaient été pris à la famille de nos amis, que c'était compliqué pour les Hongrois de sortir de leur pays. J'ai connu le rideau de fer. J'ai rangé dans ma valise des livres d'auteurs interdits en Hongrie. Je « ressentais » les malaises, j'étais si triste pour eux et si heureuse lorsqu'ils ont pu venir pour la première fois en France (au départ, seulement Maria et Istvan, pas la famille en entier) mais ce n'est que plus tard que j'ai réellement compris la douleur cachée des parents d'Istvan, de leurs parents et de leurs amis. L'histoire de leurs familles. Leur liberté confisquée. Longtemps, je n'avais vu que la chaleur de nos amitiés. J'étais à Budapest. A Miskolc. Sur un cheval dans la Puszta. Près du Balaton. Avec Istu. Je voyais son sourire. Je ne voulais de toute façon voir que leurs sourires. Leurs sourires à tous. Je vivais au présent. Et mon présent avec « ma famille hongroise », il ne pouvait qu'être beau, lisse, lumineux. Un jour, Istvan et moi parlions de cette époque de notre enfance et adolescence, lorsque la Hongrie était toujours un pays satellite de l'ex URSS. Il m'a dit alors que pour décrire son pays de ces années-là, c'était le mot « gris » qui lui venait à l'esprit. Il m'a demandé si je me souvenais de cette absence de couleurs Et je lui ai répondu « non ». Non, à cette époque-là, son pays ne m'apparaissait pas du tout comme ça.
Alors, même si la Hongrie n'est pas la Bulgarie, le processus soviétique a été le même, la douleur partagée, les secrets bien gardés, les mensonges de familles fracassées et des générations marquées.
Emotionnellement, il a fallu que je prenne du recul pour pouvoir écrire une critique de cette merveille de roman, @Les dévastés. Ma critique, dont je ne suis pas contente (trop longue, trop semblable à un résumé), la voici :

@Les dévastés. Qui n'aurait pu être dévasté à ce moment précis de l'histoire de la Bulgarie alors que tant de vies basculaient dans le cauchemar ? La grande épuration de masse fera des milliers de victimes. Dans son roman, au titre si éloquent et à la couverture tellement expressive, @Théodora Dimova s'attache à leur rendre un hommage particulier et bouleversant. Elle part d'un terrible événement qui a eu lieu à Boliarovo : 147 hommes arrêtés, emprisonnés, jugés par un Tribunal populaire et… fusillés en 1945.
Soutenus par l'armée russe, les communistes bulgares étaient arrivés au pouvoir. Les purges démarraient, arrestations aléatoires et justice expéditive.
Au 21ème siècle, les victimes du communisme sont officiellement reconnues mais en toute discrétion, comme devaient l'être les exactions de leurs bourreaux. A l'écart des représentants de l'Etat. Voudrait-on aussi que cela soit à l'écart de la population ? @Théodora Dimova ne veut pas que la Bulgarie perde la mémoire. Alors, dans son roman @Les Dévastés, elle réussit, avec une justesse inouïe et un talent littéraire immense et singulier, à extirper son pays d'une amnésie forcée. L'amnésie d'un pan de l'histoire aux conséquences terriblement douloureuses et dont les Bulgares portent les stigmates génération après génération.
Les quatre chapitres du roman portent des prénoms de femmes. C'est déjà dire leur importance.


@Les dévastés s'ouvre sur le chapitre Raïna.
Raïna erre dans son appartement. Après l'arrestation et plusieurs mois d'emprisonnement, son mari, Nikola, va être exécuté. Alors, pour ne pas devenir folle, elle lui parle. En silence pour ne pas réveiller les enfants. Nostalgie. Passé. Présent. Bonheur. Détresse. Et dans son monologue, Raïna répète sans cesse le prénom de son amour, Nikola. Nikola, Nikola. Comme une litanie. Presque à chaque phrase, Nikola. Nikola encore et toujours pour ne pas le quitter. Nikola pour sentir sa main dans la sienne. Nikola pour ne pas laisser de place à la mort.
La famille vit à Sofia mais passe les jours trop chauds à Boliarovo, destination prisée des riches sofiotes. Nikola est un écrivain et éditeur admiré, courtisé. Un fleuron de l'élite intellectuelle. Mais en dépit d'une vie mondaine et intellectuelle qui se poursuit encore, la guerre est là et Raïna sait que le danger est imminent. Elle voudrait quitter la Bulgarie. Nikola refuse. Il lui propose de partir seule avec les enfants. C'est impossible pour Raïna. Jamais elle n'abandonnera Nikola.
Jusqu'au bout elle sera là. Nikola ignorera le si douloureux sacrifice consenti par sa femme afin qu'il ne soit plus torturé jusqu'à son exécution.
Et toujours, Raïna s'en voudra de ne pas avoir su trouver les mots pour convaincre Nikola de la nécessité d'un exil. A elle la culpabilité quand, comme toutes les autres femmes, elle ne faisait que subir les conséquences des décisions prises par les hommes.

Le chapitre suivant se nomme Ekaterina, une jeune femme enseignant la littérature. Mina, son époux, prêtre orthodoxe, est exécuté le même jour que Nikola. Des bruits couraient concernant les persécutions des gens d'Eglise. L'angoisse se diffusait partout. Or, Mina, comme Nikola, ne voulait pas y croire.
Pour ce chapitre si émouvant, @Théodora Dimova a choisi la forme épistolaire. Ekaterina, gravement malade, sait qu'elle va mourir et elle écrit une lettre à ces enfants afin qu'ils puissent savoir, lorsqu'ils en auront l'âge, qui était leur père et qui elle était. Après la mort de Mina, la famille a été déportée à la campagne, chez des logeurs sommés d'accueillir ces femmes et enfants de traîtres et ils vont vivre dans des conditions misérables.
La lettre d'Ekaterina est absolument déchirante dans la façon qu'elle a de s'adresser à ses enfants, de les observer tandis qu'elle leur écrit, sachant le peu de temps qu'il lui reste pour les aimer. Comment trouve-t-elle la force pour décrire leur père, leur dire ce qu'il attendrait d'eux, leur donner les pièces manquantes du puzzle de l'histoire de leur famille ? Elle exhorte ses fils à quitter la Bulgarie où ils seront toujours persécutés, coupables de ce que leur père était. Leur réflexion (elle transmet la parole de Mina) doit exclure la haine de ceux qui ont fait exploser leur vie. Il est nécessaire de comprendre et afin qu'ils s'en prémunissent, elle leur explique la stratégie des communistes.
Le troisième chapitre porte le nom de Viktoria et Magdalena. Il prend la forme d'un récit. le mari de Viktoria, Boris, fait partie lui aussi de ces hommes fusillés en cette nuit glaciale de février 45. Nikola, Mina et Boris partageaient la même cellule. Sans s'être vues, les familles se connaissaient comme elles connaissaient, de façon différente, les trois jeunes hommes ayant procédé à l'arrestation de leur mari, comme elles avaient attendu et cherché avec toutes les autres veuves, la fosse commune où leurs hommes fusillés avaient été jetés, comme elles avaient allumé des bougies et chanté. Un grand moment d'hommage à leurs hommes. Un grand moment de communion. Une immense dignité tenant ces veuves, les pieds plantés dans la boue du cimetière.
Boris est entrepreneur. La coopérative qu'il a créée et étendue lui rapporte beaucoup d'argent. Sa femme et lui vivent dans l'opulence. Viktoria a connu Paris, ses peintres, ses auteurs. Elle émaille ses conversations de phrases en français. Elle aime le piano et en joue fort bien, en dépit de l'indifférence de son mari à cet égard comme à d'autres. Elle ne peut enfanter et, le hasard faisant bien les choses, voici qu'elle va trouver à sa porte une petite Magdalena, toute propre et déjà baptisée. Viktoria en est folle. Ne trouvant pas sa mère biologique, le couple va adopter Magdalena mais cette adoption doit rester un secret. Lorsque son mari est arrêté, huit ans plus tard, la vie de Viktoria s'effondre comme se sont effondrées les vies de Raïna et d'Ekaterina. Elle ne joue même plus avec Magdalena. Comme Ekaterina, elle va être déportée à la campagne. Les conditions de vie sont identiques. Viktoria fera des ménages puis sera engagée dans une briqueterie. Elle va noyer son chagrin dans l'alcool. Magdalena fera les frais de son alcoolisme. le soir, ivre, Viktoria parle. Magdalena a compris que si elle cessait de poser des questions, les logorrhées de sa mère seraient moins pénibles et moins longues. Elle se demande si ce que sa mère raconte relève de son imagination ou pas.
Dans ce chapitre figure un passage écrit bien plus tard par Magdalena. C'est à la fois joli et absolument terrible. Les femmes de @Théodora Dimova sont pleines de ressources et de courage. En l'occurrence, Magdalena parle de ses souvenirs comme s'ils appartenaient à quelqu'un d'autre qu'elle. « On » lui a grignoté, dit-elle, cinquante ans de sa vie et elle est passée directement du statut d'enfant à celui de femme de plus de soixante ans. Pour des raisons administratives, elle n'a pu retourner à Sofia qu'en 1990. Et c'est alors que sa vie a commencé…

Durant ces trois chapitres, nous vivons les arrestations des maris. Toujours par les mêmes trois jeunes communistes. Vassa a été sorti de prison en jouant la carte de la politique alors qu'il purgeait une peine pour avoir égorgé sa petite amie. Yordann est un enfant adultérin, à la vie misérable, un jeune empli d'aigreur et de haine. Anguel est le seul des trois à être là pour des raisons idéologiques. Il lit, il réfléchit. Et il n'est plus si sûr de lui. Il voit bien comment, au nom de la politique, des comptes personnels se règlent, il voit tous ces petits arrangements sordides et il se pose de plus en plus de question sur son « sale boulot » qui lui paraissait avant comme un mal nécessaire pour construire une société idéale. Il doute, Anguel, de plus en plus.


Le dernier chapitre, Alexandra, vingt ans plus tard, nous font retrouver Raïna, sa fille Siya et sa petite-fille, Alexandra (de la même génération que @Théodora Dimova).

Au tout début du chapitre, Alexandra a cinq ans. Entourée de personnes en deuil qui ne lui parlent pas, elle, elle sait bien que son père et mort. Tout le monde veut le lui cacher. Elle en est blessée. Déjà, cette petite fille que nous retrouvons juste après adulte nous fend le coeur. Son enfance a été d'une tristesse inouïe.
Un an après le décès de Mikhaïl, son père, elle emménage avec sa grand-mère, Raïna dans un grand appartement sinistre. Un appartement prévu par son père mais où Siya, sa mère, refuse de s'installer au motif que la ressemblance d'Alexandra avec son père lui fait trop mal. Siya va habiter dans l'atelier de peintre de son mari.
Les couleurs, dans ce chapitre où l'art de peindre est si important, sont constamment présentes.
Pour Alexandra, à cette époque de sa vie de petite fille, les couleurs n'existent qu'à Boliarovo où sa grand-mère l'emmène de temps à autre. Raïna lui montre son ancienne maison. Elles partent ensuite pique-niquer dans la forêt et c'est comme une bouffée d'oxygène, c'est comme reprendre vie. Les joues d'Alexandra sont moins pâles. Raïna et elle rentrent à Sofia avec des bouquets de feuilles. Cela semble pour Raïna un pèlerinage qui, bien que la faisant passer pour une folle, à regarder comme elle le fait sa maison, la relève, allège ses souffrances et pour Alexandra, c'est de la santé mentale et physique qu'elle aspire à grandes goulées.
Sinon, la vie à Sofia n'est que « silence assourdissant », oxymore résumant la terrible vie de cette petite fille ; heures mortes ; vie sans couleurs. Alexandra est totalement dévouée à sa grand-mère. Elle l'écoute mais elle voudrait savoir pourquoi son grand-père a été fusillé, pourquoi on dit que son père a été tué, son coeur éclaté. Quelles images terribles pour une enfant.
Alexandra pense être une malédiction et elle est pour moi le personnage le plus attachant. Comment se relever lorsque tant de mensonges, de non-dits, de cruauté aussi pèsent sur une vie d'enfant ? Elle pense être responsable de la peine des adultes. Elle pense être responsable de sa ressemblance avec son père. Elle voudrait tout faire pour éviter la souffrance de sa mère. Elle fait tout pour ne pas exister. « Mon coeur ne parvient pas à éclater, maman, malgré tous mes efforts. » Ces mots ont brisé mon coeur de lectrice. Alexandra porte tout le poids des culpabilités accumulées et elle pense réellement empêcher sa mère de vivre. C'est terrible.
Durant des années, elle croira que la vie n'a de frontières que celles qu'elle connaît, circonscrites à sa triste vie quotidienne. Puis elle se rendra compte que d'autres mondes existent. La peinture la rapprochera de son défunt père et elle comprendra comment les incohérences du Parti, les humiliations infligées, son expression artistique bridée l'ont tué.
Alexandra s'occupera de Raïna, sa grand-mère, jusqu'à sa mort. Entre cette mort imminente et l'espèce de folie qui habite la vieille femme, Alexandra recueillera des bribes de l'histoire familiale. C'est bouleversant et grâce à Alexandra, Raïna pourra mourir, l'air apaisé, dans ses bras.

@Les Dévastés est un roman qui m'a touchée au plus profond de moi-même. On ne lit pas souvent des romans d'une telle intensité. le talent d'écrivaine de @Théodora Dimova. Sa façon de trouver des tonalités différentes pour chaque chapitre et d'assurer une cohérence parfaite à l'ouvrage m'a bluffée. Ces longues phrases sans ponctuation qui nous oppressent comme l'ont été ces femmes. On se sent à leurs côtés, à chaque époque, dans les moindres détails.

Les femmes de ce roman @Les Dévastés, ces familles sont uniques et en même temps représentatives de toutes les victimes du communisme en Bulgarie. Elles sont LES victimes et viennent combler les blancs d'une histoire que l'on réécrit toujours en chassant ce qui encombre. @Théodora redonne mémoire et dignité, non seulement aux victimes du communisme mais à tout son pays. Chacun sait bien que rien ne peut se construire sur les secrets, les mensonges, les non-dits. Les femmes sont représentées dans tout ce qu'elles peuvent donner de plus fort. Elles sont dignes et courageuses. Vraiment, @Les Dévastés est un livre nécessaire. Et quelle magistrale écriture. Nous avons envie de la lire, encore et encore. Et c'est tellement précieux. Merci pour la grande écrivaine que vous êtes, @Théodora Dimova et merci aussi à votre traductrice, Marie Vrinat. Merci infiniment à BABELIO de nous permettre de découvrir de telles pépites et de nous ouvrir à une autre littérature. Et bien sûr, merci aux @Editions des Syrtes

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critiques presse (2)
LeMonde
13 septembre 2022
L'écrivaine rappelle les crimes ayant suivi la prise du pouvoir par les communistes à Sofia, en 1944, dans un roman nécessaire.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LePoint
23 mai 2022
Porté par une langue d'une finesse remarquable, habité d'une grande puissance émotionnelle, Les Dévastés est traversé de scènes poignantes, qu'il est impossible de lire, en 2022, sans songer au drame ukrainien.
Lire la critique sur le site : LePoint
Citations et extraits (31) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
RAÏNA
Le mois le plus froid, la nuit la plus noire, le vent le plus glacial. Raïna va et vient, comme une chauve-souris, entre les pièces, comme si elle ne voyait pas les murs, en s’y cognant. Elle erre dans l’appartement en cette nuit de février, amaigrie, assombrie, exsangue, l’ombre de la femme qu’elle était encore seulement quelques mois auparavant, elle ne trouve pas sa place, s’approche d’un objet puis s’en écarte, comme s’il la brûlait. Elle ouvre une fenêtre et tend l’oreille dans le silence de la nuit glacée, le froid fait irruption, elle s’enveloppe encore plus chaudement dans son étole en angora gris foncé, recule, s’empresse de refermer la fenêtre et reprend son absurde promenade d’une pièce à l’autre, dans le salon, le bureau, la chambre à coucher, elle passe devant la chambre des enfants, s’arrête, écoute jusqu’à ce qu’elle perçoive la respiration paisible et régulière de Siya et de Teodor, puis retourne à la fenêtre, l’ouvre de nouveau et se fige dans l’attente d’un bruit quelconque.
Oui, Petko lui avait promis qu’à l’instant où il apprendrait quelque chose il lui enverrait un message ou viendrait en personne, à défaut, il trouverait le moyen de lui faire signe. Mais elle n’avait aucune nouvelle de lui, ce qui augmentait sa tension nerveuse.
La voici de nouveau dans la cuisine, mais que faire dans la cuisine, sa longue jupe de laine se prend dans les pieds des chaises qui entourent la table, ranger la nappe, déplacer le petit vase, redresser l’icône, ouvrir le cellier, voir les bocaux de confiture de cerises blanches rangés l’un à côté de l’autre dans un ordre si apaisant. À chaque bocal est attaché un papier blanc avec un fil, on dirait une petite robe, et maintenant, refermer le cellier, traverser de nouveau le couloir à pas de loup en marchant sur les dalles blanches et pas sur les noires, puis, dans le salon, faire le tour des fenêtres, mettre encore un peu de charbon dans le poêle de faïence, le charbon est près de se terminer et il faut l’économiser, elle ne sait pas où on l’achète, dans les entrepôts jouxtant la ville, lui a-t-on dit, mais quels entrepôts, comment les trouvera-t-elle, c’est l’affaire des hommes, c’était Nikola qui s’occupait du charbon, Nikola qui s’occupait des taxes scolaires à l’école allemande, de la rémunération de la petite bonne, Koula, qui somnolait sur la banquette de la cuisine. Pouvait-on vraiment dormir pareille nuit, Koula comprenait-elle ce qui se passait ou avait-elle du mal à réaliser, avec son esprit indolent, et n’y croyait-elle pas complètement. Il va revenir, kakoraïno, il va revenir, répétait Koula d’un ton incantatoire, la nuit où l’on avait emmené Nikola, c’était à la mi-octobre et, depuis lors, tout avait tourné au cauchemar dont Raïna ne se réveillait que pour s’enfoncer dans un rêve encore plus sinistre. Elle était de taille moyenne, altière, avec une distinction naturelle, la peau mate et les cheveux châtain clair, les yeux noisette et un peu malicieux qui s’éclairaient toujours lorsqu’elle commençait à discuter avec quelqu’un. Il émanait d’elle légèreté naturelle et joie de vivre, de respirer l’air, d’être avec les autres créatures autour d’elle. En sa présence, les choses les plus infimes et apparemment les plus insignifiantes du quotidien resplendissaient et acquéraient du charme. Je ne comprends pas comment tu parviens à faire du poisson que tu as acheté et cuisiné une aventure aussi excitante, s’exclamait Nikola extasié en s’affairant impatiemment autour d’elle dans l’attente fébrile du dîner en perspective. Car tout devait être ordonné, bien arrangé, beau, et alors seulement on pouvait s’asseoir à table et commencer le repas. Devant toi, je me sens comme insignifiant, Raïnitchka, confiait parfois Nikola d’un air pensif, et elle, elle riait et passait les doigts dans les cheveux de son mari. Même si je suis bien plus intelligent et cultivé que toi, s’écriait Nikola en riant à son tour, et il prenait sa main gracieuse dans la sienne. Cultivé et intelligent, mais en réalité manquant de profondeur et prévisible. Peu importe si je tire de ma poche un savoir quelconque, comme un prestidigitateur. Alors que la manière dont tu vas acheter et cuisiner un poisson, ça, ça a du sens et c’est essentiel, et toutes mes connaissances ne valent pas un clou face à ton poisson, Raïna, ma petite biche à moi, chuchotait tendrement Nikola, tandis que les yeux de Raïna se mettaient à briller comme de l’or. Peu de temps auparavant, encore, elle ressemblait à la fois à une fée et à une concubine, une créature d’un autre ordre, jetée malgré elle parmi les hommes, enveloppée dans un cocon d’un monde distinct, impénétrable aux autres. Entre ces derniers et elle, il y avait toujours une distance, un abîme invisible qui incitait à ce qu’on le franchisse, elle attirait aussi bien les hommes que les femmes, qui aspiraient à devenir ses confidents et ses amis, afin de déchiffrer son mystère. Les gens adoraient être conviés aux dîners donnés par Raïna et Nikola, aux pique-niques qu’ils organisaient avec une énergie infatigable et avec dévouement près de leur villa de Boliarovo. Peu de temps auparavant, encore, leur demeure était le centre de leur cercle artistique rassemblant ceux qui partageaient leurs idées, et quiconque y avait accès se sentait intégré aux valeurs élevées du monde de l’art. Ils organisaient des après-midi littéraires, comme ils les appelaient pour blaguer, durant lesquels, au milieu d’un cercle restreint et choisi d’amis, Nikola lisait durant des heures les chapitres de son nouveau roman qu’il venait de rédiger, après quoi Raïna servait un dîner léger fait de sandwiches et de vin, et tous se lançaient dans des commentaires fort intéressants de ce qu’ils venaient d’entendre, qui s’achevaient parfois à l’aube. Nikola aimait dire pour plaisanter que, sans ces lectures, il ne pourrait pas écrire, que, grâce aux débats et aux explications qui duraient toute la nuit, il peaufinait ses idées, exprimait son intuition, voyait réellement ses héros assis parmi eux, les entendait parler, suivait leurs gestes, les expressions de leur visage, leurs réactions. Nikola s’efforçait de voir ce qu’il avait écrit à travers les yeux de ses auditeurs, il les interrogeait, leur posait des questions harassantes, mais il était certain que ces discussions l’aidaient, lui indiquaient la bonne direction, sans compter qu’elles étaient le fondement qui donnait sa forme et précisait les principes de leur cercle littéraire nommé avec humour par eux-mêmes « Cercle 19 ».
Elle passait pour la énième fois de la chambre à coucher à la salle à manger, de là dans le vestibule, le long du haut buffet en noyer dont les vitrines de cristal laissaient voir les figurines en verre et les verres en cristal, le long des fauteuils et du divan à la nouvelle tapisserie rose foncé qu’elle avait changée cet été-là. C’était comme si tout avait appartenu à une autre vie : le choix de l’étoffe, de la couleur, la commande des artisans qui travaillaient dans la maison et avaient fini en quelques jours de retapisser les meubles viennois anciens, et tout cela s’était passé durant l’été, à peine cinq ou six mois auparavant, Raïna ne pouvait s’arrêter d’y penser, durant l’été, tandis que quelques-uns seulement prêtaient l’oreille aux rumeurs selon lesquelles la Bulgarie allait rompre ses relations diplomatiques avec l’Allemagne, l’Union soviétique lui déclarerait la guerre afin d’avoir un prétexte pour franchir le Danube, pénétrer dans le pays, fouler le sol des Balkans, ce qui avait toujours été le but de l’Empire. À ce moment-là, durant l’été, les rumeurs concernant une éventuelle occupation par les Alliés étaient quelque chose de bien réel que les imprévisibles caprices du destin pouvaient encore permettre d’éviter. Et, de fait, un grand nombre de personnes quittaient le pays et partaient surtout en Suisse, or Raïna avait une cousine germaine qui y avait fait un mariage heureux. Raïna se rappelait chaque jour de cet été préoccupant et chaud, empreint de trouble et de tensions. Ils vivaient dans leur villa de Boliarovo, Siya et Teodor passaient toute la journée dans le jardin, ils se balançaient sur les balançoires à cordes que Nikola leur avait confectionnées, ou bien ils sortaient avec les enfants du voisinage et ne rentraient, épuisés d’avoir joué, qu’en entendant la voix inquiète de leur mère qui les appelait de la rue. Nikola travaillait sur les manuscrits pour la revue ou sur son nouveau roman qui, selon ses propres mots, racontait le naufrage de la génération qui avait connu son épanouissement après la Guerre européenne. Les pertes endurées par la Bulgarie, à ce moment-là, s’étaient transformées en traumatismes profonds auxquels ses héros n’avaient ni la force ni le courage de faire face. Les stigmates de la société se transforment en tragédie individuelle, c’est ce qui va arriver à notre génération, Raïna, son épanouissement a également été fauché par cette guerre dont nous attendons qu’elle prenne fin le plus tôt possible. Ce qui s’est produit va inéluctablement se répéter, sous une forme ou sous une autre, c’est, comment dire, ma révélation, ce que je veux le plus suggérer à mes lecteurs.
Souvent, des amis venaient spécialement de Sofia faire un crochet par leur villa de Boliarovo pour passer le chaud après-midi d’été à l’ombre et dans la verdure de leur jardin. Du petit jet d’eau avec la sculpture d’une jeune fille dansant s’échappait le paisible clapotis qui donnait une impression de fraîcheur. Raïna servait sur la petite table de marbre près du kiosque un sirop de griotte dans de hauts verres, ainsi qu’un café turc fleurant bon qu’elle venait de moudre avec son petit moulin. Raïna se rappelait ces après-midi nonchalants, sans un brin de vent, durant lesquels même les chats s’abritaient du soleil brûlant. On commentait les nouvelles de la politique, on se livrait à des conjectures quant à d’imprévisibles arrangements entre les grandes puissances, on partageait de
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Si tu n'avais pas d'enfants et une famille, tu serais une poétesse, Ekaterina, une grande poétesse, me disait-il souvent. L'élément sauvage et païen en toi jaillirait sous les formes verbales les plus merveilleuses, maîtrisée, ta féminité transmettrait par des rimes et le rythme de tes vers, la profondeur du sens étonnerait par des nuances et des détails inattendus. Tu créerais une musique, Ekaterina, une musique faite de mots tout comme, en ce moment, tu crées une harmonie et une musique à partir de cette demeure, Ekaterina, à partir de chaque instant où nous sommes ensemble. Tu es une magicienne, Ekaterina, tu transformes la vie ordinaire en poésie et en éternité, c'est pourquoi tu aurais dû être une poétesse, Ekaterina.

Moi je riais, évidemment, en entendant ses mots, mais en quoi les enfants m'empêchent-ils, Mina, d'être une grande poétesse, lui rétorquais-je pour plaisanter, si je pouvais créer des vers sublimes, rien ne pourrait m'arrêter.

Tu as du talent, Ekaterina, me disait votre père, tu ne dois pas le laisser sans bouffées d'air, tu ne dois pas l'étouffer sous le lourd fardeau de la maternité et des soins que tu nous prodigues, tu dois garder du temps pour toi, uniquement pour toi, et écrire, chaque jour tu dois écrire quelques pages dans ton journal intime, décrire l'essentiel, tes impressions, tes idées, tes sensations, tes rêves. Promets-moi, Ekaterina, que tu ne perdras pas ton talent à cause de nous.

C'est ainsi que me parlait votre père.
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Ensuite, ils t'ont laissé seul dans le bureau. Tu es resté ainsi toute la nuit, les mains attachées dans le dos, accrochées au tabouret. Mais ce n était pas un tabouret ordinaire. Ses pieds de devant étaient plus courts de dix centimètres que ceux de derrière, de manière à ce qu’au bout de quelques heures la tension dans les genoux et la position inconfortable du corps, les mains attachées en arrière, commencent à faire naître des douleurs indescriptibles, Nikola. Et lorsque tu te levais, le poids du tabouret pesait sur tes poignets. C'était un nouveau moyen de torture digne du Moyen Âge élaboré localement pour maintenir les victimes en éveil, Nikola, continuellement en éveil. Cela sî est répété sept nuits d'affilée. Tous les soirs, on te faisait venir dans le bureau du juge d'instruction et on t'attachait au tabouret. Pendant la journée, on te ramenait dans la cellule où, de toute façon, il était impossible de dormir parce qu'ils faisaient en sorte que les couloirs soient toujours bruyants. Le huitième jour, tu as écrit ta deposition.
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Les générations qui ont grandi dans la Bulgarie communiste étaient manipulées dès l'enfance pour faire l'éloge du « Parti ». Ce qui faisait l'objet de la censure la plus stricte, c'était la mémoire du passé. La loi fondamentale de tout régime totalitaire est : « Qui maîtrise le passé maîtrise aussi l'avenir. Qui maîtrise le présent maîtrise aussi le passé. » La mémoire manipulée a marqué de son empreinte notre présent. Ce qui sera tragique, c’est si elle marque de son empreinte l’avenir également. Alors, l'avenir est condamné à être aussi glacial que ce jour de février.

La génération de ma grand-mère, qui avait la mémoire de la vérité, a depuis longtemps quitté ce monde. Notre génération se trouve à la frontière sur laquelle nous pouvons transmettre la mémoire de la vérité à ceux qui vivront après nous. Pour qu'ils ne vivent pas dans le monde humiliant du mensonge.
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Un jour, Mina a apporté chez nous un tableau qu'il avait acheté à un marchand ambulant : sur les marches devant une maison, un garçon au short usé et à la chemise élimée est endormi, près de lui, un chien errant au pelage râpé baisse la gueule, on dirait qu'il le lèche ou qu'il veille sur lui, tandis que le garçon sourit dans son sommeil. C'est émouvant, lui ai-je dit, de voir cet enfant endormi sur le paillasson.

Oui, mais c’est autre chose qui est émouvant, a rétorqué votre père, ce qui est émouvant, c'est qu'il n’est pas seul ! Car il se trouvera toujours quelqu'un, Ekaterina, pour prodiguer des caresses à l'enfant abandonné, même si ce n’est qu'un cabot errant qu'on chasse à coups de pied, car on n’est jamais complètement abandonné, Ekaterina, même dans les moments les plus durs, on n’est jamais complètement seul.
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Vidéo de Teodora Dimova
A l'occasion du festival Week-end à l'Est, Théodora Dimova s'est entretenue avec les Editions des Syrtes au sujet de son dernier roman, Les Dévastés. Ce roman choral entremêle les voix de trois femmes dont les vies ont été bouleversées par l'arrivée des communistes au pouvoir en Bulgarie en 1944 et les purges qui ont suivi.
Traduction du bulgare: Marie Vrinat
Prise de vue et montage: François Deweer
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