Tu te souviens d’eux inquiets en permanence. Ils avaient peur de se perdre, puis ils avaient peur de se retrouver ailleurs que là où ils voulaient aller. Ils avaient peur du pays devant eux – l’immense horizon rouge sang vers lequel ne s’étendait rien d’autre que de l’herbe et un ciel si bleu qu’il leur faisait mal – mais ils avaient plus peur encore du pays derrière eux. Alors, ils continuaient à marcher, et toi, qui étais si jeune, tu marchais avec eux.
Tu te souviens encore de ce ciel implacable. Parfois morcelé par des nuages et parfois non. Tu te souviens de ce vaste désert d’herbe qui n’était même plus l’Amérique, mais quelque autre pays, tu te souviens que le vent était sans saveur, et tu ne te souviens pas de grand-chose d’autre. Des étoiles la nuit, peut-être.
De cet endroit. De sa solitude sèche, stridente, peuplée de quelques compagnons de voyage, blottis les uns contre les autres dans cette obscurité écrasante autour de feux tremblotants qu’ils allumaient sur des tas de bouses racornies. Le vent déchiquetait les feux de camp et les bruits de battements qu’il provoquait donnaient l’impression que si elles avaient eu des ailes, les flammes elles-mêmes se seraient envolées dans cette obscurité. Qui pouvait recéler n’importe quoi. Parfois, les hommes sortaient des instruments de mesure et grimpaient sur les chariots eux-mêmes pour viser l’horizon et les endroits morts entre les étoiles, puis ils effectuaient leurs réglages et prenaient des notes avec leurs grosses mains rugueuses faites pour des tâches plus rudes et des outils plus grossiers, et dans lesquelles les crayons paraissaient tellement gauches. Tu te souviens de ton père avec sa boussole solaire collée à l’œil, si bien que lorsque tu levais le regard vers lui, les deux extrémités se dressaient de chaque côté de sa tête comme des cornes, le transformant en diable. Et de M. Brown avec son sextant, lui-même silhouette sombre se découpant sur l’insondable voûte étoilée, tel un marin d’autrefois sur une mer houleuse de vin doré. Jour après jour après jour. Sans amarres, à la dérive. Tu te souviens comme ils s’inquiétaient et se tourmentaient, comme ils transpiraient et se démenaient. Et les jours sans fin s’enchaînaient dans un grincement ininterrompu. Personne ne disait que vous étiez perdus. Non, personne ne disait cela.
Tom le regarda. La vie, ça n’est que ça dit-il à Pigsmeat, une absence de but en dehors de la nourriture, d’un abri et d’un peu de chaleur.
J’ai entendu dire que la Mort est la Reine de toutes les Terreurs. Mais chacun de nous doit mourir. Tous autant que nous sommes. Même vous, païens de Peaux-rouges répugnants. Bon, alors, qu’est-ce que la Mort, sinon une vaste fraternité fourmillante où nous devons tous nous retrouver un jour ?
Cette première nuit, il lui prit tout ce qu’elle avait à donner ; tout ce qu’elle ignorait même qu’elle possédait, jusqu’au moment où il lui prit. Tout ce qui pour elle signifiait être une enfant lui fut pris sur ces draps frais.
Rachel Hawkins avait passé la semaine à essayer de s’occuper de son fils. Elle l’avait dorloté, ou plutôt elle avait essayé, quand il l’avait laissée faire, et s’il n’existait guère entre eux de cette intimité naturelle qui unit habituellement une mère à son fils, il y en avait tout de même un peu qui se glissait tant bien que mal au cœur des interstices du silence dans lequel ils passaient leurs journées.
Il parlait trop fort pour la pièce et sa bouche édentée s’ouvrait et se refermait comme un sphincter rose dans le cadre de sa barbe couleur de paille.
Des plis de sa veste de costume, Flora sentait s’élever une odeur de chair cuite et de terre chaude, ainsi que des relents âcres et graisseux d’ongles fondus. À son accent, elle le devinait autrichien ou allemand – un pays de l’Ancien Monde sous un ciel gris, avec des châteaux resplendissants et de sombres forêts – quand il lui dit qu’il s’appelait Wislizenus, elle en conclut qu’elle ne s’était pas trompée de beaucoup.
La grammaire de ceux qui l’avaient estimée et vendue, de ceux qui l’achetaient, ne fût-ce que pour un moment, était le langage de la race et du sang, du mélange et de l’enchaînement, un langage qui l’avait déchirée, fibre après fibre, tout au long de sa vie, avec des mots – exacts ou non – tels que mulâtre et métisse, quarteronne et octavonne.
L’homme secouait le journal et agitait le chapeau. De l’écume s’échappait de ses lèvres et il avait le visage rouge. Il disait que ce n’était pas au gouvernement national de décider de faire la guerre, car seul le peuple détenait ce pouvoir. Et aucun individu sain d’esprit ne choisirait les horreurs de la guerre plutôt qu’une pais bénie.
Il flottait une odeur de fumée, de sueur et de poussière, à quoi s’ajoutait la puanteur aigre et cuivrée qui accompagne la violence, et tout cela se mélangeait dans l’air pour donner une pestilence palpable, aussi visible, presque, que la poussière.