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Critique de Colchik


Quelle description plus acide de l'aristocratie anglaise avons-nous eue avant Les Boucanières ? Il faudrait chercher peut-être du côté de Vita Sackville-West et de son Toute passion abolie. Et sans doute ne pas oublier les romans de Jane Austen et La Foire aux vanités de William Thackeray. Voici donc cinq jeunes filles américaines issues de familles parvenues, dont les pères ont bâti des fortunes rapides et instables à Wall Street, grâce à d'habiles coups de bourse. Cinq débutantes que les milieux huppés de New York boudent car leur ascension sociale est trop fraîche et leurs géniteurs peu distingués. Les aînées du groupe, Virginia St. George et Liz Elmsworth sont deux beautés, l'une blonde et l'autre brune. Si Jinny se caractérise par son égoïsme et sa vanité, Lizzy se révèle par un sang-froid à toute épreuve et une ambition démesurée. Leurs cadettes, Annabel St. George et Mabel Elmsworth ne possèdent pas leur allure, mais la première est sensible et piquante tandis que la seconde possède un sens pratique redoutable. Quant au cinquième membre du groupe, il s'agit de Conchita Clossom, une rousse à la peau mate et aux yeux ensorcelants dont la joie de vivre et l'appétit de plaisirs vont de pair avec une inaltérable bonne humeur. La gouvernante anglaise de Nan, Miss Testvalley, contient tant bien que mal les manières de ces jeunes Américaines dont la liberté de comportement l'étonne.
le mariage précipité de Conchita avec Lord Richard Marable, un aristocrate anglais désargenté et viveur, fils cadet d'une prestigieuse lignée, l'amène à quitter les États-Unis pour l'Angleterre. Sur les conseils de Miss Testvalley, Mrs. St. George gagne Londres à l'approche de la saison estivale car les farces de Dick Marable ont compromis l'entrée dans le monde de ses filles. Ce que l'on ne pardonne pas dans les riches familles new-yorkaises pourra peut-être passer pour de l'excentricité culturelle dans le milieu aristocratique anglais. Mrs. St. George est bientôt rejointe par Mrs. Elmsworth, Lizzy et Mabel. La chasse aux beaux partis peut alors commencer sur les conseils avisés de Miss Testvalley qui connaît l'aristocratie anglaise mieux que quiconque pour avoir éduqué beaucoup de ses rejetons, mais aussi grâce à l'entregent de Miss March, une Américaine qui est parvenue à s'introduire dans le milieu très fermé de la noblesse. le calamiteux mariage de Conchita sert de cheval de Troie pour pénétrer ce monde ; la beauté, la séduction, l'énergie du petit groupe font merveille dans un milieu sclérosé par l'endogamie. Bientôt, Lord Seadow demande en mariage Jinny (ou plus exactement Lizzy opère un renversement de situation qui aboutit à cette conclusion), la trop jeune Nan épouse le duc de Tintagel et Lizzy se marie avec un député conservateur très ambitieux, tandis que Mabel, de retour aux États-Unis, épouse un vieux milliardaire.
Au point où nous en sommes, nous pourrions considérer ce roman comme un conte de fées, au pire une bluette. Ce serait ignorer l'essentiel. Derrière ces mariages brillants que voyons-nous ? Une aristocratie anglaise qui a besoin de redorer ses blasons et pour qui les dots de ces Américaines fortunées apporteront un répit dans la course aux subsides. Lady Brigthlingsea, la mère de Seadow, voit dans le mariage de son fils deux opportunités : le débarrasser de la liaison scandaleuse qu'il entretient avec Lady Churt et trouver des fonds pour l'entretien ruineux d'Allfriars. La duchesse douairière de Tintagel méprise sa belle-fille, mais ce qui lui importe c'est qu'elle assure la descendance de la lignée, ce que compromet Nan par sa fausse couche et par son refus d'accomplir le devoir conjugal. Quant à Dick Marable, il laisse sa femme traiter avec les créanciers pendant qu'il court les tables de jeu et les jupons. Aux stratégies des mères et des filles américaines répondent les spéculations des mères et des fils anglais. le député Hector Robinson a reconnu en Lizzy une femme capable de servir son ambition politique, mais aussi de l'introduire – par ses relations – dans le milieu aristocratique où il pourra nouer les alliances indispensables à une brillante carrière politique.
Laura Testvalley est la figure révélatrice de l'envers du décor. Payée chichement par les familles aristocratiques dont elle élève la progéniture, elle fait le pari d'émigrer aux États-Unis et de vendre à prix d'or son savoir-faire. Cela marche et elle commence à se dire qu'elle pourrait damer le pion à bien des mères anglaises en introduisant ses « boucanières », ses pirates, ses bandits dans la haute société. Et puis, avec le temps, des femmes comme Jinny peuvent se révéler plus sang bleu que le sang bleu, tenir leur rang avec classe et même obtenir les faveurs du prince de Galles.
Mais ce qui peut paraître un défi pour des filles coriaces comme Conchita, Jinny, Lizzy ou encore Mabel s'avère une catastrophe pour une nature sensible comme Nan. Trop jeune, peu aguerrie aux jeux de la séduction, douée d'une imagination vive et nourrie de romantisme, elle épouse le duc de Tintagel sans mesurer le formatage qui l'attend. À peine sortie de l'adolescence, elle est broyée par le protocole qui régit les existences à Longlands, Tintagel ou Folyat House. Écrasée par les décors imposants dans lesquels elle vit, méprisée par une belle-mère incapable de comprendre l'effroi que peut susciter la lourdeur des obligations, incomprise par un mari faible et cependant autoritaire, elle s'enfonce dans la dépression. Trop jeune et inexpérimentée, elle ne peut manipuler les hommes comme Conchita ou les subjuguer comme Jinny. Elle n'a pas non plus les ressources d'une Lizzy qui sait s'adapter aux circonstances pour faire face aux revers de situation. Celle qui peut comprendre Nan est sa chère Miss Testvalley. Les seuls contradicteurs de l'ordre social sont Annabel et Guy Thwarte, le fils de Lord Hemsley. Ils se rencontrent à Honourslove (prémonitoire), partagent le même goût pour les vieilles pierres, la peinture, la poésie mais, surtout, la même exigence de droiture, d'engagement altruiste (l'une auprès des pauvres et l'autre auprès des travailleurs des mines de son beau-père), ils ressentent une réelle empathie pour leur prochain. Ils sont faits pour se reconnaître et s'aimer, le sentent confusément et se perdent. Il leur faudra éprouver leurs sentiments, Annabel auprès d'Ushant et Guy auprès de Paquita, connaître des désillusions et vivre le sentiment douloureux de l'amour dissimulé pour accepter de se rejoindre. Cela au prix du scandale, de l'opprobre de leur milieu.
Edith Wharton ne cache rien de la condition qui est faite aux femmes à la fin du 19e siècle. Riches, ce sont des proies faciles à attirer. Pauvres, comme Laura Testvalley, elles triment pour subvenir aux besoins de leur famille, subissent les manoeuvres de séducteurs peu scrupuleux, et doivent souvent renoncer au bonheur quand il se présente. Célibataires, elles jouent les faire-valoir et les entremetteuses (Miss March). Divorcées, elles font figure de déclassées scandaleuses (Mrs. Closson, la soeur d'Anthony Grant-Johnston). Mariées, elles se taisent devant les frasques de leur mari (Mrs. St. George, Conchita), doivent se plier à ses exigences (Nan) quand il tient solidement les cordons de la bourse et peut faire appel à la loi pour le respect des obligations du mariage. Les boucanières sont des pirates, mais elles ne font que se tailler leur part du butin dans une bataille impitoyable où les hommes continuent à asseoir leur domination. La jeune fille américaine des années 1870 n'est-elle pas le prototype d'une révolution féminine à venir ?
Les cinq derniers chapitres ont été écrits par Marion Mainwaring à partir des notes laissées par Edith Wharton. Peut-être le style y est-il moins enlevé, mais qu'importe. La traduction de Gabrielle Rolin est un régal et fait justice à la vivacité de l'écriture de l'auteur et à un récit haut en couleur.
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