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Que les amoureux de
Johannes Vermeer lèvent la main.
J'ai récemment critiqué la grande exposition du Louvre consacrée à « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre » qui se tint en 2017 au Louvre.
Aujourd'hui, je clôture mon cycle Vermeer en parlant de la grande exposition, l'exposition du siècle à mes yeux, qui se tint en 1996 au musée du Mauritshuis à La Haye. Elle rassemblait la presque totalité des oeuvres peu nombreuses de
Johannes Vermeer : 23 sur environ 35 connues.
Si je n'avais qu'un seul livre à conseiller pour mieux faire connaître la peinture du Sphinx de Delft, ce serait certainement le magnifique catalogue de cette première exposition consacrée uniquement à l'oeuvre de
Johannes Vermeer, mon peintre préféré. Tout Vermeer est dedans, accompagné d'une superbe iconographie en couleur.
23 années déjà…
Je vais tenter de partager avec vous ce moment inoubliable que j'ai eu la chance de vivre. Je ne pourrai, malheureusement car cela ferait trop long, parler en détail de toutes les magnifiques toiles exposées. Je vais donc en survoler la plupart, sur un ton romanesque, pour terminer par le clou de l'exposition placé à la toute fin : « La Jeune fille à la perle ».
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Mai 1996. L'eau à peine ridée de l'étang du Hofvijver renvoie l'aspect blanc marbré du Cabinet Royal de Peintures Mauritshuis, superbe bâtiment 17ème. Nous suivons le flot bigarré des visiteurs. Je talonne ma compagne, Flo, qui s'engage résolument sur la courte passerelle franchissant l'étang et menant au rez-de-chaussée du musée.
Nous gravissons lentement l'imposant escalier en bois sculpté recouvert d'un épais tapis de velours rouge. Cette montée des marches me fait l'effet d'une cérémonie religieuse. Flo, le visage grave, paraît consciente de l'importance de l'instant. Au dernier étage, une foule disciplinée s'agglutine devant la première salle qui ouvre l'exposition. Comme nous, toutes ces personnes sont là uniquement pour voir 23 petites toiles, soit la quasi-totalité des oeuvres connues de
Johannes Vermeer qui viennent des plus grands musées dans le monde, le Mauritshuis n'en possédant que trois. Quelle magnifique récompense pour ce peintre qui faillit disparaître dans l'oubli du temps, pensai-je… Il fut redécouvert au 19e par le critique d'art français Thoré-Bürger.
Je tente de retrouver ma concentration intérieure avant de pénétrer chez Vermeer…
Une multitude de têtes frémissent en silence cachant les toiles accrochées sur les murs verdâtres. Un lieu étroit, presque sombre. Cet endroit convient mieux à la peinture intimiste de Vermeer. Il doit apprécier…
Pas simple de se frayer un passage ! Sur la gauche de la porte d'entrée, une masse humaine compacte contemple je ne sais quoi ? Par l'ouverture laissée entre deux crânes, j'aperçois un morceau de toile : quelques nuages ensoleillés… des toits dorés ? Pour chauffer l'ambiance, les organisateurs ont cru bon de mettre la « Vue de Delft », qui appartient au Mauritshuis, au début de l'expo.
Le grand tableau occupe tout un pan de mur à lui tout seul. Je m'en voulais d'avoir entraîné Flo dans cette galère. Même sur la pointe des pieds, son mètre 55 ne pouvait la hisser au-dessus de cette barrière humaine.
- Vas-y tout seul… Je t'attends ici, dit-elle, résignée.
Instantanément, j'imagine une stratégie que je n'aurais jamais osée en temps normal. J'agrippe la main de Flo qui se demande pourquoi je la secoue ainsi, donne un coup d'épaule persuasif dans les reins d'un immense viking moustachu qui s'écarte, étonné, déplace légèrement un homme grisonnant qui, les yeux rivés sur la toile ne se rend compte de rien, et m'empare du premier rang inespéré qu'un jeune couple vient tout juste de déserter. Tout s'est passé très vite.
- Tu es gonflé, me dit Flo ! J'avais déjà vu çà dans un France-Irlande de rugby à Paris. Quel talent !
Je lui souris fièrement.
La clarté rase qui enveloppe la « Vue de Delft » est incroyablement lumineuse. Coincée entre l'immensité du ciel et l'eau sombre du canal, cette ville toute en longueur, comme une frise, aimantait le regard. Au premier plan du tableau, des petits personnages bavardent sur la bande de sable rosée.
— Tu sens la respiration de la ville, dis-je à Flo, pas encore complètement remise de notre passage en force ? Imprègne-toi de cette présence physique étonnante… Regarde bien les maisons, la muraille, les portes de la ville et le pont au centre.
Elle m'écoute attentionnée.
— La matière des murs en briques et des vieilles pierres déformées est exprimée par des empâtements rugueux de différentes tonalités dispersés un peu partout… Tu distingues l'ondulation des tuiles sur les toits rouges dans l'ombre, sur la gauche ? du sable a été mélangé exprès à la peinture pour donner du relief... Remarque ces bateaux très sombres à droite. L'aspect granuleux de leurs coques s'oppose fortement à la transparence lisse de l'eau. le peintre les a bombardées de petits points lumineux clairs et de rehauts bleutés. N'est-ce pas que cette ville respire ?
Flo tentait de comprendre, soucieuse. Au bout d'un moment, elle se hasarda : « Tu as raison, elle vit… Cette lumière éparpillée un peu partout… C'est quoi le petit pan de mur jaune de
Proust dont tu m'as parlé ? »
¬ On ne sait pas bien... C'est peut-être la fin du mur d'enceinte qui longe le canal, là, devant toi, à côté de la porte de Rotterdam sur la droite. À moins que ce ne soit tout simplement un de ces toits dorés, juste au-dessus, en pleine lumière.
Quelques instants encore, je contemplai la Delft du 17ème siècle qui n'existe plus aujourd'hui. Vermeer n'avait peint qu'un seul grand paysage comme celui-ci, mais c'était un coup de maître unique. Aucun paysage de ses contemporains n'approchait cette luminosité exceptionnelle.
J'entraîne Flo dans les petites salles suivantes. Rien que des chefs-d'oeuvre sur tous les murs. Les peintures de jeunesse du peintre sont présentes : deux grandes toiles représentant des scènes religieuses. Ce n'est pas encore la grande période de l'artiste. Plus loin « La ruelle », seul petit paysage peint par l'artiste avec la « Vue de Delft ». Je souffle à Flo : « Cela s'annonce périlleux… tous les tableaux à venir sont de la même taille ou à peine plus grands. Je te ferai la courte échelle ! » Elle m'envoie une grimace dubitative.
De biais, j'observe « La leçon de musique ».
- Cette toile me ravit, susurrai-je. Quelle finesse de coloris ! Vise la cruche blanche posée sur un tapis d'Orient bariolé, c'est un petit bijou de délicatesse ! Pendant que Flo cherchait les lignes de perspective du tableau, j'en profitai pour scruter les alentours.
En furetant, je trouve un endroit précis, placé dans la diagonale des quatre petits tableaux de jeunes femmes seules, debout, occupées à une activité quotidienne qui permet de les découvrir d'un seul regard : « La femme en bleu lisant une lettre », « La femme à la balance », « La jeune femme à l'aiguière » et, clôturant l'angle de la pièce, « La femme au collier de perles ».
Sur le visage des visiteurs, je discernais une expression d'enchantement. Ils avaient succombé au charme de ces créatures venues d'ailleurs. La lumière de Vermeer giclait, enveloppant les femmes d'un même halo lumineux.
Dans une encoignure, « le géographe » paraît intimidé au milieu de toutes ces jolies femmes qui lui font les yeux doux. La lumière pénétrant par les fenêtres dessine le beau profil du savant. Quel dommage que
Le Louvre, en gardant « L'Astronome », n'ait pas permis les retrouvailles de ces deux frères à jamais séparés, pensai-je ? (Ils seront réunis dans l'exposition du Louvre en 2017).
« La Laitière » indifférente à cette foule qui la scrute reste attentive à verser le lait dans la jatte.
Les gens sont collés devant « La dentellière » du Louvre, la plus petite toile de l'expo. Elle médite sur son ouvrage. Elle m'apparaît encore plus épanouie. L'air du pays sans doute. Les fils blancs et rouges s'échappent indéfiniment du sac à couture et se répandent sur le tapis verdâtre.
Flo agrippe fermement ma main et s'engouffre à grandes enjambées dans le couloir libéré au centre de la pièce. Un homme examine de près « La jeune fille au chapeau rouge » qui semble le combler. Dire que cette femme avait failli ne pas être attribuée à Vermeer ! Difficile de ne pas reconnaître la patte de l'artiste… Ce contraste de rouge vif et de bleu froid… les reflets subtils renvoyés par l'étrange chapeau à plumes rouge orangé sur les joues… l'empâtement blanc pur sous le menton… tous ces rehauts clairs comme des gouttes de rosée… Ce Vermeer est un magicien !
Je m'adresse à Flo :
— Regarde « La lettre d'amour » sur la droite. Elle va t'étonner. Elle est conçue comme une pièce de théâtre que l'on regarde des coulisses. La servante apporte une lettre à sa maîtresse et a décidé de laisser en plan son travail jusqu'à l'ouverture de la lettre… le message d'un amant ? Épatant ce face-à-face psychologique entre ces deux femmes, ne trouves-tu pas ?
Flo semblait fatiguée. C'était la fin de l'expo et sa concentration retombait.
Nous nous dirigeons tout droit vers « La jeune fille à la perle » qui concentrait toutes les attentions.
La « Joconde du Nord »… Jamais une peinture ne m'avait laissé une telle impression de beauté. Même si l'exposition n'avait présenté que ce seul tableau, je me serais déplacé ! Vermeer avait tout donné dans ce portrait. Au top de son art, pensai-je… le visage lumineux aux contours indécis de la jeune femme rayonnait littéralement sur ce fond sombre. le turban exotique bleu enserrant sa tête lui donnait un aspect mystérieux… Ce regard ? Quelque chose d'indéfinissable s'en dégageait… J'y lisais…
Les gens autour de nous semblaient comme chloroformés, anesthésiés, les yeux rivés sur cette vision étrange. Flo retrouvait, un instant, ses forces abandonnées.
Que dire devant un tel spectacle ? Même si l'on ne s'intéresse pas à la peinture, l'on devient captif des yeux translucides de la jeune fille.
Flo me jette un regard de détresse. Nous nous éloignons à regret. C'était peut-être la dernière fois que je la voyais ? À distance, je me retourne pour la contempler à nouveau : les reflets blancs de ses prunelles et de la perle accrochée à son oreille continuaient d'irradier dans la pénombre…
A la sortie de l'exposition je baignais dans un océan de tendresse dont les vagues m'emportaient loin, très loin, vers un lieu inaccessible…
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