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On a beaucoup parlé, beaucoup dit ou médit des qualités ou des défauts respectifs de tel ou tel exercice de traduction. À l'heure actuelle, j'ai l'impression qu'on ne jure plus que par la VO. « Oh ! ma pauvre, tu le lis en français, ce livre ?! Malheureuse, IL FAUT le lire en anglais, sans quoi tu perds tout ! » J'imagine qu'effectivement, ça doit être mieux — quand on maîtrise parfaitement la langue — de lire Tolstoï en russe, Pessoa en portugais, Pamuk en turc, Murakami en japonais, etc., etc. Mais, voilà, mes pauvres amis, mes capacités linguistiques étant ce qu'elles sont et me sentant déjà incapable de lire la Chanson de Roland en ancien français, ce qui est censé être ma propre langue dans sa version 1.0, qu'en sera-t-il du reste ?

C'est l'air du temps, il faut croire, l'ère du mondialisme à tout prix. On oublie, ou l'on feint d'oublier, que beaucoup d'oeuvres exceptionnelles de notre patrimoine littéraire francophone sont en réalité des traductions ou, plus exactement, des transcriptions ; c'est-à-dire que l'on se détache de la rigueur de la lettre pour en mieux conserver l'esprit, pour en révéler toute la force, pour magnifier toute la teneur du texte dans notre propre langue, ce qui est définitivement impossible si l'on colle de trop près à la lettre (ou si l'on est un locuteur somme toute moyen de la langue en question comme le sont bon nombre de ceux qui m'enjoignent de lire en VO).

Je cite, par exemple, le Cid de Corneille, transcription géniale de Guillén de Castro ; Dom Juan de Molière, transcrit de Tirso de Molina ; les Fables de la Fontaine, transcrites d'une brochette d'auteurs antiques. Plus proche de nous, on pourrait encore citer le Moine d'Antonin Artaud, transcrit de Lewis. Bref, chaque fois que d'authentiques auteurs se donnent la peine de transcrire un autre auteur dans leur langue, le résultat a des chances d'être à la hauteur des espérances, même si la lettre est outragée (cf la traduction de Poe par Baudelaire).

Mais les auteurs ne se donnent plus guère cette peine, on laisse la tâche aux traducteurs, qui, dans leur immense majorité sont des champions de la lettre mais pas forcément de l'esprit des oeuvres qu'ils traduisent. Les plus récents exemples d'oeuvres réellement transcrites en français et non pas simplement traduites sont peut-être celui de Finnegans Wake (car sa traduction simple était réputée infaisable) ou celui de Vie et Opinions de Tristram Shandy par Guy Jouvet, qui s'éloigne ainsi de l'ancienne traduction de Charles Mauron.

Alors si je m'éloigne — moi aussi ! — autant de l'oeuvre qui nous occupe aujourd'hui, c'est pour vous signaler un exercice de traduction — de traduction certes — mais quelle traduction, quelle somptueuse traduction ! le traducteur de Flush : une biographie, et qui n'est autre que le Charles Mauron précédemment cité mais qui, cette fois, pour Virginia Woolf, a réalisé un petit trésor d'orfèvrerie de la traduction.

Son texte coule, glisse, avance, pétille, frétille, fourmille, scintille à nos pupilles, émoustille nos papilles et tout ce que vous voudrez encore de rimes en « ille ». Il a su conserver, restituer, révéler l'esprit de son auteure, par delà la lettre et c'est un vrai bonheur à lire. Chapeau, donc, Monsieur Mauron, pour cette fidèle non traduction — sans oxymoron, cela va sans dire.

Qu'en est-il de l'oeuvre elle-même ? En 1932, c'est une Virginia Woolf qui possède déjà une grande expérience en matière d'écriture — certains diront « des heures de vol au compteur », ce dont je me garderai bien car j'approche dangereusement, et chaque jour davantage, de ce même âge fatidique. C'est une auteure, donc, qui a déjà trouvé son identité littéraire : le courant de conscience.

Immerger le lecteur dans la subjectivité (dans la tête) du personnage. Telle pourrait être, très succinctement, la définition du courant de conscience. Et c'est ici que se révèle la grande originalité (pour l'époque) de Virginia Woolf, en ce sens qu'elle prend le parti de nous faire pénétrer dans la tête d'un chien. Mais pas n'importe quel chien, un chien ayant réellement existé et pour lequel des éléments biographiques existent concrètement, puisqu'il s'agit du chien du couple Browning, l'un et l'autre poètes réputés de l'époque victorienne, ayant entretenu une épaisse correspondance au cours de leur vie. le chien, Flush, un cocker spaniel, appartenait, plus précisément à l'épouse, Elizabeth, née Barrett, avant même son mariage avec Robert Browning.

Virginia Woolf se livre à un exercice délicat, car largement hypothétique et lacunaire, mais pourtant balisé de nombreuses références authentiques. D'après moi, elle y excelle quoique… Quoique non, finalement, car, certes, elle a su trouver un ton fantastique, la dose exacte d'humour et de désinvolture qui convenait dans les trois premiers chapitres et le final, le tout allié à une grande pertinence avec son projet littéraire global du courant de conscience. Mais, oui, il y a un mais — et je rejoins totalement en cela le lecteur ileana dans sa critique : il y a ce qu'il appelle « une baisse de régime au milieu du récit » et que moi j'appellerais plutôt un changement de ton.

Virginia Woolf, dans les deux gros chapitres centraux et qui constituent à peu près la moitié de l'ouvrage, devient plus sérieuse, plus factuelle, moins distanciée. Ce n'est pas désagréable à lire, loin s'en faut, mais ce n'est plus du tout le même plaisir à la lecture, la même légèreté jouissive des premiers chapitres. Et donc, malgré sa grande expérience du roman, j'aurais tendance à lui adresser ce tout petit reproche : exercice réussi et maîtrisé dans l'ensemble, à l'exception de ce changement de ton non expliqué et apparemment non justifié au milieu, qui perturbe un peu la lecture et, en ce qui me concerne, m'a fait prendre beaucoup moins de plaisir que le début ou la toute fin du roman.

Vous êtes donc transportés, dans l'essentiel de l'oeuvre, à la place du chien. Vous percevez et interprétez les événements à la façon d'un chien du XIXème siècle, sans toutefois perdre votre double lecture d'humain spectateur du XXIème. On y lit également certains partis pris propres à Virginia Woolf, en sa qualité de femme écrivaine, appartenant à un milieu proche de celui auquel appartenait Elizabeth Barrett-Browning.

Très intéressant, donc, de mon point de vue, avec la petite limitation sus-mentionnée. Mais qui suis-je pour faire des remarques d'ordre stylistique à Virginia Woolf ? Je suis bien d'accord avec vous et par conséquent, gardez toujours à l'esprit que ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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"En dehors du chien, le livre est le meilleur ami de l'homme. En dedans, il fait trop noir pour y lire."
(Groucho Marx)

Quand j'ai appris que Virginia Woolf avait écrit un petit roman biographique sur Elizabeth Barrett-Browning, raconté du point de vue de son cocker, je l'ai tout de suite classé mentalement dans la catégorie "décidément à lire". Et je suis relativement déçue... quoique, oui, dans certains cas ce livre peut s'avérer idéal. J'ai d'abord planifié que la lecture de "Flush" me permettra de procrastiner pendant mes travaux de rénovation domestique... finalement ce fut le contraire, et par conséquent j'ai achevé toutes mes bricoles beaucoup plus vite que prévu.

On trottera au pas de l'épagneul Flush, qui, encore tout jeune chien, arrive dans la luxueuse maison de la célèbre poétesse. Un cadeau de la modeste famille des Milford à leur chère mademoiselle Barrett, dont l'esprit si merveilleusement vif reste emprisonné dans un corps si regrettablement inerte. La peur et la langueur du jeune chiot vont se transformer peu à peu en amour inconditionnel entre Flush et sa nouvelle maîtresse. Flush va renoncer à sa liberté, aux lapins et aux galipettes à l'air libre, et tout cela rien que pour elle. Les choses se compliqueront quelque peu, quand Miss Barrett tombera amoureuse de Mr Browning...

Mon plus grand problème avec le livre se trouve dans la conception du protagoniste principal, coincée quelque part à mi-chemin entre l'anthropomorphisation et le portrait fidèle d'un animal. Virginia Woolf ne propose décidément pas une image réaliste de la mentalité canine, comme le fait, disons, Eric Knight dans "Lassie" (par exemple, en observant les occupations de sa maîtresse, Flush souhaite savoir écrire comme elle). le monde à travers les yeux noisette de l'épagneul reste cependant très différent du nôtre, ce qui réduit l'angle de vue du narrateur lié au personnage de Flush. le résultat est une pelote emmêlée d'observations qui ne sont ni tout à fait humaines, ni tout à fait canines. C'est pourtant un des points intéressants du récit : l'absence de langage commun entre le chien et sa maîtresse, remplacé par l'affection qui se passe de toute verbalisation... mais malgré tout, je ne savais pas vraiment quoi en penser. A l'exception d'un passage vraiment réussi - la description des odeurs à Florence ! Dans le flux lénifiant de la narration, elle fait l'effet d'un feu d'artifice de l'imagination créative.
Assurément, la lecture devient bien plus captivante au moment où le trio central, les époux Browning avec Flush, arrive en Italie. Jusqu'ici le chien ne fait que rester allongé aux côtés d'Elizabeth malade dans les décors somptueux et moroses de la Wimpole Street londonienne. Les descriptions de l'intérieur font vraiment partie des qualités du roman, mais tout de même - elles remplissent la bonne moitié du livre ! Tandis qu'en Italie, le monde réel avec sa lumière, son mouvement et ses bruits, entre enfin dans la vie d'Elizabeth et de Flush.
J'admets aussi très volontiers que Virginia évoque l'atmosphère historique à la perfection. Londres de l'époque victorienne avec ses slums et ses voleurs de chiens, l'Italie révolutionnaire qui réclame une constitution (1848), spiritisme, romantisme avec sa fine fleur littéraire... bref, la moitié du 19ème siècle comme si on y était.

Dans ses journaux, la romancière décrit son épuisement extrême après avoir fini "Les Vagues", ses tension et ses appréhensions en attendant les réactions à ce livre, et elle dit que la rédaction de "Flush" était pour elle une façon de se reposer.
C'est écrit avec humour et légèreté, et cela se lit de la même manière. Virginia y valorise tout ce qu'elle a l'habitude de démanteler dans ses autres romans : l'inertie et le beau fixe de la société victorienne, avec toutes ses règles et ses impassibles coulisses. C'est sans doute la raison pour laquelle "Flush" se vendait aussi bien, à l'époque, et pourquoi il garde toujours son intérêt.
Mais je ne suis pas persuadée que de nos jours c'est une lecture transcendante pour les amateurs de Virginia Woolf... ni même pour les amateurs de chiens. La noblesse de race y est souvent thématisée, on touche à l'élevage, y compris à l'élimination de chiots dont le toupet ne correspond pas exactement aux standards exigés, et par moments ça m'a agacée.
Puis, en finissant la lecture dans un nuage de poils, la main entre les oreilles du chat, j'ai compris la véritable raison pourquoi "Flush" ne sera jamais en mesure de me convaincre complètement... d'où mes 3,5/5 très personnels.

[...] "Roses, gathered for a vase,
In that chamber died apace,
Beam and breeze resigning —
This dog only, waited on,
Knowing that when light is gone,
Love remains for shining." [...] (Elizabeth Barrett-Browning, "To Flush, My Dog")
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Mon premier Virginia Woolf sur une biographie canine, Wouaf !
Flush est un épagneul vivant en Angleterre au 19ème. De Miss Mitford à Miss Barret, il trouve son bonheur dans le regard que sa maîtresse porte sur lui, amant ou bébé non bienvenus. Et même si ses instincts sont subitement réduits à un espace domestiqué, peu lui importe, il en fait son afflair. Un toutou quoi, vous me direz.
Le roman surfe sur l'ambivalence du regard porté sur le monde, est-ce celui d'un humain ou d'un chien, ou d'un chien humanisé ? «Certes le biographe serait heureux d'en inférer que la vie de Flush, ne fut qu'une suite d'orgie dépassant toute description, et d'écrire que si le bébé, chaque jour saisissant au vol un nouveau mot, repoussait plus loin de lui la réalité ingénue, le destin de Flush, au contraire, était de rester dans un paradis où les essences se conservent dans leur pureté suprême et où la nudité des choses s'imprime immédiatement sur la nudité des nerfs : par malheur ce serait faux. ».
Écrit sur un coup de fatigue, pour se délasser après l'éreintante chevauchée des « vagues », mais aussi pour parodier les biographies à succès de l'époque, ce Flush prend des allures de coup de poker gagnant. Une écriture de haut vol, qui me donne envie d'en connaître plus sur l'auteur.
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La biographie d'un cocker peut-elle à la fois amuser le lecteur et l'instruire sur les moeurs d'une époque ? Absolument comme le démontre ici Virginia Woolf en nous plongeant dans un récit au ton badin et moqueur, ponctué d'apartés plus sérieux sur les travers de la société. Que ce soit sur les choses qui n'ont pas de prix, sur l'indulgence dont profite les hommes quant à leurs comportements sexuels, ou encore sur le gouffre qui sépare la bourgeoisie des classes laborieuses, l'auteure sait, en quelques remarques acérées, nous indiquer clairement son point de vue.

Écrire sur ce que ressent un chien sans tomber dans l'anthropomorphisme est un défi et, à cet égard, ce roman me semble particulièrement réussi; Flush appréhende le monde avec son odorat, démontre l'exubérance et la fidélité propres à sa race et laisse les considérations philosophiques aux humains. Au fil de sa vie il est question d'attachement, de liberté, des compromis entre les deux, mais surtout de joie de vivre. Au-delà de ses pérégrinations, et en même temps à cause de celles-ci, le lecteur entrevoit ce que peut être une vie de chien; et ce n'est pas nécessairement celle que désigne l'expression populaire.
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Mes excuses par avance aux connaisseurs de l'oeuvre de Virginia Woolf car je suis totalement inculte quand à ce. Lorsque j'ai vu que Folio publiait dans sa collection « 2 € » un de ses romans, je me suis dit : « Pourquoi pas ? ».

Je découvre donc son écriture à travers une petite biographie remplie de tendresse, nous racontant avec une pudeur distante et pourtant chaleureuse, l'amour et l'amitié entre Flush, cocker très attachant, et sa maîtresse Mrs. Barrett au milieu du XIXe siècle.

Renseignements pris sur la toile, il s'avère que Flush et Miss Barrett, future Mrs. Browning, ont réellement existé, ce qui ajoute un supplément d'âme à ce récit.

L'histoire est mignonne comme tout, l'autrice invente avec beaucoup de vraisemblance ce que peuvent être les ressentis et les émotions d'un chien, ainsi que la communication entre lui et son humaine.

Je sors de ce livre séduite par l'originalité du récit. le ton se veut léger mais le fond ne l'est pas tant que ça. Je vous laisse découvrir et me dire ce que vous en avez pensé si vous êtes tenté.e par ce petit bonbon d'antan.
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Avec cette biographie fictive, Virginia Woolf m'a surprise et enchantée. Loin d'être seulement un exercice de style, ce texte offre en une centaine de pages un concentré d'esprit, d'imagination et d'acuité au service d'une histoire aux multiples dimensions. Inspirée par la lecture de la correspondance d'Elizabeth Barrett Browning et des poèmes qu'elle consacra à son épagneul cocker nommé Flush, Virginia Woolf se glisse dans la peau de ce chien très spécial pour mieux observer et analyser ce qui se joue autour de lui. Né à la campagne, le jeune Flush habitué aux grands espaces se retrouve confiné à Londres dans la chambre d'une Miss Barrett souffrante qui ne la quitte pas souvent. C'est à la construction d'une relation que nous assistons en même temps qu'à la découverte par Flush des spécificités de son nouvel environnement qui lui vaudront de nouvelles connaissances mais également de nouvelles règles et... de nouveaux dangers. C'est avec ses yeux que nous profitons des observations teintées d'humour de Virginia Woolf à travers un réjouissant parallèle entre les espèces, une forme qui lui offre une liberté dont elle use avec malice à l'encontre de la société victorienne. Et c'est avec les impressions et les sentiments de Flush que nous participons au basculement de l'existence de Miss Barrett dès lors que Robert Browning et l'amour entrent dans sa vie ; mariage secret, fuite et installation en Italie, la jeune femme se débarrasse de l'emprise d'un père tyrannique et son état de santé s'en trouve bien amélioré tandis que Flush une fois remis d'un premier élan de jalousie, renoue aussi avec la liberté de gambader qui lui avait été confisquée à Londres. A l'aune de cette double émancipation, le récit de Virginia Woolf fait la part belle aux sens qui s'épanouissent au soleil et à la lumière de Toscane. le lien qu'elle dessine entre Flush et Elizabeth n'établit aucune hiérarchie, au contraire elle s'attache à pointer les ressemblances sans excès ni mièvrerie. J'ai lu en faisant quelques recherches que ce livre écrit en 1932 fut un best-seller en Angleterre dès sa parution ce qui n'est pas très étonnant. C'est d'une habileté confondante qui fait de Flush l'une de mes plus belles figures rencontrées en littérature.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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Dans une lettre datée du 23 février 1933 et adressée à une de ses amies, Virginia Woolf explique qu'elle est sortie épuisée de la rédaction de son ambitieux roman : Les Vagues et profondément touchée par la disparition de son ami l'écrivain biographe Lytton Strachey auteur de Victoriens éminents. Elle souhaite lui adresser un dernier clin d'oeil à travers un nouveau projet qui l'amuse beaucoup : écrire la biographie du chien de la poétesse Elizabeth Barrett Browning (1806-1861) dont elle lit la correspondance.
Baignée dans la culture antique gréco-latine et nourrie des grands classiques européens, la jeune Elizabeth écrit depuis son plus jeune âge. Après la perte de sa mère en 1928 et le décès accidentel par noyade de son frère en 1840, elle est prise d'une paralysie qui l'oblige à vivre recluse dans sa chambre tapissée de lourds rideaux de damas vert, à Londres, au 50 Wimpole Street, surveillée par un père très aimant qui n'imagine pas voir sa fille quitter un jour sa maison. Coupée du monde par sa maladie, elle ne sort guère et passe son temps à écrire.
Sa seule compagnie, en dehors de sa famille et de deux ou trois amis, est un cocker nommé Flush qu'une amie vient de lui offrir.
Séduit par ses écrits, le poète Robert Browning entreprend une correspondance avec elle et finira par la rencontrer en mai 1845 et par … l'aimer ! Deux années passent et le couple décide de se marier en cachette le 12 septembre 1846 et de fuir ensuite avec la nurse Wilson et Flush le 19 septembre à Florence, Casa Guidi, Via Bassio, près du Palais Pitti où Elizabeth mourra en 1861.
Une vie pour le moins romanesque que nous découvrons dans l'oeuvre de Virginia Woolf à travers les yeux de Flush, le propre chien d'Elizabeth Barrett Browning !
S'il est évident que Virginia Woolf s'amuse de ce point de vue plutôt original, elle dresse néanmoins un portrait très saisissant de la société de son temps. Et son petit roman eut un succès considérable… que l'on comprend car c'est une pure merveille.
Traversant rapidement toutes les époques pour évoquer les origines du petit cocker, l'auteur suppose que l'année de naissance de Flush se situe en 1842. Il vécut les premiers mois de sa vie à Three Mile Cross dans une ferme près de Reading où il découvrit lors des sorties avec Miss Mitford les « odeurs fortes de la terre ; odeurs sucrées des fleurs ; odeurs innommées des feuilles et des ronces ; odeurs aigres des routes traversées ; odeurs âcres à l'orée des champs de fèves ». Bouquet enivrant de fragrances multiples…
On imagine ainsi volontiers le choc de Flush lorsqu'il fut offert à la poétesse qui vivait enfermée dans sa chambre « sombre et verte à cause du lierre », des haricots rouges, des convolvulus et des capucines qui obstruaient une fenêtre à jamais fermée.
« Flush, d'abord, ne distingua rien dans ce crépuscule verdâtre » surchargé de meubles, de miroirs, de bustes et de livres, le tout baignant dans une odeur d'eau de Cologne insoutenable pour le flair ultra sensible d'un quadrupède !
Finie la liberté…
La maîtresse observa l'animal, l'animal observa la maîtresse : « Entre eux béait le gouffre le plus large qui puisse séparer un être d'un autre. Elle parlait; il était muet. Elle était femme ; il était chien. »
L'animal, désespéré, finit par se coucher « sur la courtepointe, aux pieds de Miss Barrett ». Quelques rares sorties dans les magasins pour choisir un tissu et dans Regent's Park mais en laisse : le bonheur des courses folles dans la campagne semble disparu à jamais. « Tous ses instincts étaient refoulés, contredits. »
Cela dit, observant ses congénères, notre Flush prend quand même conscience qu'il fait partie des privilégiés, des toutous aristocrates somme toute…
Journées longues et répétitives où sa maîtresse écrit sans relâche, reçoit quelques visites et parle longuement, le soir, avec son père avant de s'endormir.
Et c'est ainsi que notre Flush changea : « Il est naturel qu'un chien toujours couché avec la tête sur un lexique grec en vienne à détester d'aboyer ou de mordre ; qu'il finisse par préférer le silence du chat à l'exubérance de ses congénères et la sympathie humaine à toute autre. », il vieillit, s'attacha « à la vie à la mort » à sa maîtresse-allongée-sur-son-sofa et aima finalement sa petite vie bien confortable et bien régulière… jusqu'à ce qu'un soir de janvier 1845, arrive une lettre qui bouleversa Miss Barrett, d'autres suivirent de plus en plus nombreuses. Elizabeth se jetait alors sur sa plume, étrangement agitée, les joues rouges et les yeux vifs sous l'oeil inquiet de son cocker…
Un jour, un homme fut annoncé : « Mr.Browning » : alors « Flush s'agita aux pieds de Miss Barrett. Elle n'y prit pas garde. Il gémit. On ne l'entendit même pas. Alors il s'abîma dans un muet désespoir » qui ne durera pas… rassurez-vous ! Mais, je ne vous en dis pas plus…
Ce texte délicieux et plein d'humour nous plonge dans l'intimité d'une femme de la société victorienne qui, contre l'avis de son père et de ses frères, va choisir son destin en se libérant d'une société patriarcale qui sous couvert d'aimer et de protéger les femmes, les enferme, les étouffe et finit par les tuer ! A coup sûr, Virginia Woolf admirait cette femme écrivain capable de refuser les décisions des hommes qui lui étaient chers ( après son mariage et sa fuite, elle ne reverra jamais son père) et de rompre ses liens les plus forts pour se protéger et enfin revivre.
Par ailleurs, ce qui nous est dépeint, c'est le monde bien cloisonné de la société victorienne : Wimpole Street d'un côté et ses belles maisons alignées, Whitechapel de l'autre, où les gens vivent dans des « compartiments de briques entrecoupés de venelles, avec un ruisseau pour égout. » et « où la pauvreté et le vice engendrent sans cesse le vice ou la pauvreté. »
Enfin, Virginia Woolf se lance ici dans l'exercice difficile de traduire en mots la perception qu'un animal peut avoir du monde. Mais le pouvoir des mots est-il illimité ? Au contraire, « les mots ne détruisent-ils pas une réalité » qui les dépasse ?
Finalement, ce petit texte trop peu connu encore pose des questions essentielles sur les pouvoirs de la littérature et en dit long sur la société du dix-neuvième, ses valeurs et la place accordée aux femmes.
Ainsi, derrière ses allures légères, Flush a-t-il un côté bien mordant !

Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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Virginia Woolf donne dans ce roman une forme tout à fait inattendue de la biographie.

« Flush » est une biographie imaginaire dont le sujet est un épagneul, propriété d'une certaine poétesse Elizabeth Barrett Browning.
Parallèlement, au portrait de Miss Barrett, se dessine celui de Flush : Virginia Woolf retrace la généalogie du chien, sa naissance, ses premiers apprentissages, et son adoption.
Mais, au fur et à mesure des pages incongrues et légères, Flush manifeste petit à petit des sensations tout à fait particulières et des réflexions saisissantes…
Plus précisément, nous voyons la vie citadine et un certain mode de vie, à travers le regard d'un chien (c'est V.W, elle-même) qui se révolte par moments, qui se terre dans la solitude aussi, ou qui rumine son désarroi. Puis réfléchit. Et mûrit.
Il prend du recul, et découvre l'inconstance des hommes (dans ce récit, V. W critique surtout de l'oppression des hommes dont les femmes, dans la société victorienne, peinent à se libérer !). Rien n'échappe à son regard critique et à sa pensée qui se résume à son odorat ! Les odeurs sont pour Flush ce que les mots sont pour Elizabeth.

Flush est comme une fugue où V.W sait admirablement bien jouer les contrepoints : derrière la vie peu ordinaire d'un chien, c'est aussi celle d'Elizabeth Browning (que Virginia Woolf essaie de reconstituer minutieusement sa vie, mais à travers la biographie du chien).

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D'abord je dois dire que je trouve l'idée de raconter la vie d'un chien tout simplement géniale.
Mais si évidemment c'est Virginia Woolf qui s'y colle alors ça veut dire en plus que :
- c'est drôle
- c'est beau
On pourrait en dire beaucoup plus. Évidemment c'est l'occasion pour l'autrice de peindre le tableau d'une certaine Angleterre victorienne, de nous parler en creux de la vie d'Elizabeth Barrett Browning, et de critiquer sa condition de femme qui écrit – entre sa maladie, sa famille étouffante (je veux dire son père et ses frères évidemment) et son mariage – et de s'intéresser aux liens qui nous unissent aux animaux.
Mais je préfère tout simplement vous conseiller de le lire et de découvrir tout ça par vous-mêmes.
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http://bibliobs.nouvelobs.com/20100422/19110/wouaf-wouaf

Wouaf wouaf !
Par Didier Jacob

Dans les années 1930, Virginia Woolf consacra une biographie au cocker de la poétesse Elizabeth Browning. Cela donna cette vie de chien, jusqu'ici introuvable

Vie de chien, c'est le cas de le dire. Comment Virginia Woolf a-t-elle conçu le farfelu projet d'écrire une biographie de Flush, le cocker de la poétesse Elizabeth Barrett Browning ? A 50 ans, elle vient de terminer son chef-d'oeuvre, « les Vagues ».
« J'étais si fatiguée que je m'étais étendue au jardin pour lire les lettres d'amour des Browning, et la figure de leur chien m'a fait rire au point que je n'ai pu résister à l'envie de faire une "Vie".» Ouvrage de dame, donc. Sauf que le livre, introuvable depuis ses premiers aboiements en français, et qui gambade à nouveau comme au premier jour grâce à la perspicacité de l'éditeur Antoine Jaccottet, sera en Angleterre l'un des plus grands succès de Virginia, avec un tirage de 13 000 exemplaires, épuisé quelques semaines après la sortie.

Il est vrai que, pour avoir elle-même vécu avec plusieurs de ces attachants quadrupèdes dont celui, prénommé Pinka, que lui avait offert Vita Sackville-West, Virginia Woolf a su, comme personne, pister la Weltanschauung de l'animal. Et qui pouvait mieux que la romancière du regard vague s'imaginer cocker à la place du cocker, humant l'air au cours de ses promenades, soudain alertée par un bruit suspect, un fumet, un feuillage ? Magnifiques échappées métaphoriques qui ne surprendront pas le fan-club de Virginia :

« Soudain arrivait sous le vent une odeur plus aiguë, plus forte, plus déchirante qu'aucune autre - une odeur qui lui labourait le cerveau, soulevant un millier d'instincts, mettant en branle un million de souvenirs - une odeur de lièvre, une odeur de renard. Et voici Flush filant, en un éclair, comme un poisson dans un rapide vers une eau toujours plus profonde.»

Mais la splendeur du livre tient surtout dans la manière dont humains et animaux, sous la plume de la romancière, sont au fond tous du même poil : « Flush était digne de Miss Barrett ; Miss Barrett était digne de Flush » Comme dans la société humaine, Virginia distingue, chez nos frères chiens, plusieurs couches sociales. Il en est qui parlent argot, d'autres un idiome supérieur :

« Quand il entendait la voix grave de sa maîtresse articuler des sons innombrables, il languissait après le jour où son rude et rauque gosier pourrait émettre à son tour les petits sons chargés de sens mystérieux. Et tandis qu'il considérait ces mêmes doigts toujours occupés à faire courir le roide bâtonnet sur une page blanche, il languissait après le temps où, lui aussi, pourrait noircir du papier sans relâche.»

Ainsi naît, sous la plume ensorcelante de Virginia Woolf, le premier chien écrivain de l'Histoire.
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