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3.56/5 (sur 18 notes)

Nationalité : États-Unis
Né(e) : 1955
Biographie :

Carl Watson est un romancier américain né en 1955.
« L’écriture de Carl Watson peut pousser à des comparaisons hâtives avec le Bukowski de Au sud de nulle part, ou parfois faire songer au Beckett des Nouvelles et textes pour rien. Or Carl Watson se suffit à lui-même, et pareils rapprochements seraient aussi oiseux que trompeurs. En cette époque où la plupart des fictions sont tellement affectées qu’elles se pavanent sur la page comme un acteur vaniteux sur une scène, les mots de Carl Watson nous donnent quelque chose de bon, quelque chose de réel. En cela, son œuvre est d’une valeur rare. Nul entrant ici en ressortira tout à fait le même. » Nick Tosches

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Citations et extraits (32) Voir plus Ajouter une citation
À cette époque, aucun d’entre nous n’avait d’ailleurs un vrai boulot. Nous ne connaissions que les emplois temporaires. Je collaborais en freelance à des catalogues, rédigeant des articles sur des chaussures disco en plastique fabriquées à Atlanta. Sophie bossait à son compte comme assistante pour installer les vitrines de Fields. Kathe avait un boulot temporaire dans la publicité, et son nouveau petit ami ouvrait des huîtres à la demande chez Nick’s, un restaurant de fruits de mer du centre ville. Quelques personnes commençaient cependant à se faire embaucher dans ce qu’on appelait alors de « secteur informatique ». Personne ne savait très bien de quoi il retournait et une partie du travail consistait semble-t-il à le comprendre. Nous allions surtout dans des clubs et à des fêtes où des gens qui nous ressemblaient discutaient de sujets censés nous intéresser – art et groupes de rock, poésie et littérature, sans oublier les ordinateurs.
Nous étions dans les années quatre-vingt et les conflits fantasmés flottaient dans l’air du temps. Compte tenu de leur rivalité féroce, Macintosh et IBM auraient pu être des équipes de football. Les néo-expressionnistes se bagarraient contre les pré-imagistes, qu’ils considéraient comme dépassés. Les super-réalistes flamboyants détestaient tout le monde, surtout les surréalistes tardifs. On comptait aussi les expressionnistes musculeux et les néo-préraphaélites éthérés. Chaque étiquette esthétique possédait son uniforme. Certains portaient de la peau de requin, d’autres des pantalons sport. Je connaissais même des types qui confectionnaient des T-shirts éclaboussés de peinture pour sortir en boîte.
Cependant, il régnait un ennui général dû au sentiment que tout avait déjà été réalisé. Le monde paraissait vieux. Et le monde était vieux – voilà ce qui consternait plus que tout la plupart des gens. Nous avions pourtant besoin qu’il soit vieux ; cela facilitait notre quête d’authenticité, un concept ou une qualité dont beaucoup doutaient même de l’existence. Cela donna naissance au syndrome « dénonce le bluff », selon l’expression inventée par Bernadette pour signifier que tout le monde essayait de disqualifier tout le monde en le taxant de poseur.
« Oh, c’est un indécrottable plouc », entendait-on ; ou : « Ce n’est pas un artiste, juste quelqu’un qui a fréquenté une école d’art. »
Un autre sujet de discussion fréquent tournait autour de la question de « se vendre ». On ne savait jamais bien quand cela se produisait au juste – quand telle ou telle personne se vendait, ni ce qui était vendu, ni à qui. À en croire certains, ce virage pris était clairement un moyen de s’affranchir d’une pauvreté auto-infligée. Nombreux étaient ceux qui se trouvaient des deux côtés de la barrière, et ils avaient du mal à prendre position sans être embarrassés. Bernadette soutenait que tout cela relevait d’un énorme fiasco, qu’il valait mieux ne pas s’en mêler et profiter du spectacle de loin. Le capitalisme digérait ses ennemis et faisait de nous des pantins. Plus personne ne savait ce qui était bien ou mal. Avant qu’une chose n’arrive, on la désirait, et dès qu’elle était arrivée, on la haïssait, tout en continuant à l’aimer en secret. Personne, toutefois, ne l’aimait suffisamment pour l’avouer. On pouvait participer à toutes sortes d’événements, ou pas, selon qu’on admettait ou non sa propre ambition. Si l’on ne voulait pas la reconnaître, on était soit « trop pur », et donc risible, soit un menteur. Tirer à balles réelles sur la Vierge Marie ou assassiner son épouse relevait d’une simple échappatoire – plus de décisions à prendre, finie la comédie : une paillasse, trois repas quotidiens et plein de temps libre pour rédiger ses mémoires.
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- Qu'est-ce que tu vas faire, être clodo à Portland ? demanda Kimberly, persuadée qu'il s'agissait d'une blague.
Ce n'en était pas une. Elle pensait effectivement que j'étais un clodo dans l'âme, ou que c'était ma voie.
C'est comme lorsqu'on dit à un môme qu'il est bête. Il y croit et il finit par le devenir. Les parents et les professeurs sèment la graine de l'échec chez les enfants pour avoir plus tard quelqu'un à blâmer de ne pas être à la hauteur de leurs espérances. Cela leur permet aussi de se sentir mieux avec eux-mêmes. Kimberly était une mère sans se l'avouer, et elle voulait que je dégage de la vie de Neil. Elle avait ce genre de voix basse et pincée qui s'introduit sous votre crâne comme un parasite et vient se loger quelque part derrière votre oreille droite. Elle peut même vous atteindre dans la tombe. Je me débinai pour échapper à tout cela et garder une longueur d'avance. (pages 73-74)
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Deux objets symbolisent à mes yeux la vie américaine : la voiture et la télé. La télé est secrète. Comme le subconscient, tout le monde en a une, on n’a même pas besoin de la voir. Une voiture c’est différent, c’est comme un bijou, il doit se montrer. L’impact maximal est atteint quand il ne bouge pas, reste accroché à une chaîne autour du cou, ou bien épinglé comme une broche.
La voiture est probablement le signe de reconnaissance le plus manifeste d’une famille. Il montre d’où elle vient et où elle va. Mais avant de ressembler à une pub pour Chevrolet ou à l’émission Au cœur de l’Amérique, la voiture est d’abord un symbole médiocre, qui vise à la reconnaissance sociale, au standing. Elle a beau être pour les propriétaires le véhicule de leurs rêves, elle est surtout un outil de leur volonté de puissance – dans tous les sens du terme – et la puissance de la famille américaine est sur le déclin, c’est le moins qu’on puisse dire.
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Une nuit, Hank entend des cris qui le réveillent. Il est deux heures du matin. Il regarde par la baie vitrée et voit quatre hommes se disputer bruyamment devant l’immeuble voisin. Quoique bien habillés, ils semblent prêts à se battre. Une ambulance vient de se garer devant le Stratford Arms et les infirmiers observent la rixe non sans excitation. Ils décident finalement que tout va bien et ils se mettent au boulot, lequel consiste à transporter un brancard à l’intérieur du Stratford Arms. Au même instant, Hank perçoit une autre sirène sur Broadway. Contrairement à ce qu’il avait d’abord cru, ce n’est pas la même que celle de l’ambulance. Peut-être les deux sirènes n’en formaient-elles qu’une au début, avant de se séparer quelque part dans l’obscurité du nord au cours de cette étrange mitose d’origine paranoïaque. Et puis il y a une autre sirène, qui se dirige en effet vers le nord, vers l’endroit où les deux premières se sont séparées, comme pour tenter de rejoindre quelque territoire primitif.
Hank se recouche. Il entend d’autres cris, des voix différentes qui semblent s’assourdir et s’éloigner, comme si elles provenaient d’un seul point situé au bout du couloir. Puis les voix enflent en un crescendo pour diminuer ensuite vers l’autre extrémité du couloir. Dehors, sous la pluie, une bouteille explose sur le trottoir. Dedans, une autre bouteille tombe du haut du réfrigérateur et s’écrase sur le sol de la cuisine. Le temps passe. Hank entend un homme crier sous la pluie. Puis la pluie se met à tomber beaucoup plus fort et noie les cris. Puis une sirène perce le vacarme de la pluie. C’est la sirène conventionnelle que nous connaissons tous depuis l’enfance et Hank n’a pas peur. En fait, elle est presque réconfortante. Mais dès le lendemain, Hank entend une nouvelle sirène bizarre, un son qui n’est pas de ce monde. Il s’amplifie dans la lumière matinale et ne ressemble à rien de familier. Puis le son s’éteint lui aussi, avalé et bientôt réduit à rien. Ce son indique peut-être la naissance d’une nouvelle forme d’urgence, à moins que ce ne soit une distorsion ou une variation nouvelle des signaux d’urgence déjà existants. Cette sirène sauvage et violente adopte un rythme déséquilibré qui en soi pourrait pousser au crime ou à l’automutilation. C’est comme si les policiers et les médecins essayaient de se donner quelque chose à faire. Hank se dit que ce sont peut-être les sirènes qui engendrent le crime ; il pense que les sociologues se trompent.
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Au bout d’une nuit passée à boire, nous prenions un petit déjeuner tardif à la Pancake Pantry ou au Bun & Yolk, avant de rentrer. À cette heure-là, la route n’était qu’un défilé intermittent de Jeeps sûres d’elles-mêmes, de breaks timides et de berlines hébétées – la migration des poivrots à l’heure de fermeture des bars. Quand nous n’arrivions pas à nous faire prendre à bord, nous marchions, et si aucune lune ne frémissait dans le ciel froid, nous pouvions carrément dériver loin de la route. Si aucune scierie ne vrombissait en signe de fraternité, telle une usine satanique planquée dans un trou brumeux, nous nous sentions profondément seuls. Nous pouvions alors être tourmentés par de vieux comptes à régler. La plupart du temps, cependant, nous nous faisions ramener, en principe par quelqu’un avec qui on avait picolé quelques heures plus tôt, par un ancien taulard à l’affût, par un type qui bossait près du campement, ou encore par le caissier de la supérette à qui on avait échangé le chèque de paie de la semaine contre de l’argent liquide, ou même par le contremaître de la scierie. Quant à ceux qui passaient sans s’arrêter – ces parents craintifs dans leur berline Chevrolet, ces tarés déguisés dans leur break vert citron -, nous nous demandions qui ils pouvaient être. Mais pas trop longtemps. Comme je le disais, ces routes étaient sombres, bien moins toutefois que l’imagination des gens qui les hantaient.
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C’est comme si le regard forçait les formes à communiquer. Cette communication prend souvent l’aspect d’une parodie, un type de relations fondées sur des champs de références et de délégations. Une fourmilière dans un terrain vague, par exemple, parodie l’imposant hôtel Leland qui s’élève juste en bordure ; un panneau d’affichage annonçant « une vie meilleure » pastiche le quartier qui l’entoure.
Il existe aussi ce jeu spécial entre présence et absence, qui survient lorsque le sujet a été amputé de certaines parties, et c’est souvent le cas d’Uptown. De nombreux morceaux du puzzle manquent à l’appel. L’absence parodie la présence. C’est ainsi qu’un terrain vague devient une parodie de tout ce qu’il n’est pas : terrain de jeu ou marché couvert. Beaucoup d’immeubles sont flanqués d’un jumeau disparu qui se moque d’eux et les envie tout à la fois. Les espaces vides continuent de croître, ponctuant le quadrillage comme les trous d’une carte perforée ou les fenêtres brisées d’immeubles laissés à l’abandon. Et pareillement au temps et à l’espace, qui sont souvent interchangeables, futur et passé se conjuguent pour parodier le présent ; il en est ainsi des bâtiments promis à une prochaine démolition ou des fantômes de ceux qui s’élevèrent autrefois.
Le vide peut servir de prétexte à une ambition mercantile mais il encourage aussi la violence en poussant le moi à la possession. Entre Wilson et Magnolia s’étend un terrain vague propice aux combats de chiens. Ceux-ci éclatent spontanément, en dehors de tout instinct territorial, et ils parodient, en un sens, les luttes qui déchirent les êtres humains. D’ailleurs, ceux qui traînent autour des terrains vagues et passent leur temps à boire et à jurer sont très souvent enclins à la violence, qu’elle soit physique ou émotionnelle.
C’est la nature même de la parodie – témoignage de l’intelligence de l’univers – que toute chose finisse par se parodier elle-même ; c’est le sort des gens vivants à Uptown, qui incarnent la présence physique du quartier. Et comme la parodie est une forme de violence émotionnelle, il est compréhensible que ce soit la présence d’autres êtres humains semblables à eux-mêmes qui irrite le plus les gens. Cela fonctionne sur le même modèle que le miroir – par la raillerie.
Mais bon, Uptown est le secteur des tristement célèbres « immeubles corridors », ainsi baptisés par leurs propriétaires en raison de leurs intérieurs intimidants – des labyrinthes formés de longs couloirs bordés de portes anonymes. Ces bâtiments sont souvent humides et crasseux, parfois même hantés. Ils peuvent porter des noms majestueux comme Au blason Untel, Au manoir Tartempion. Certains n’ont qu’une adresse pour les définir, tel le fameux 4160 N. Malden, situé à l’angle sud-ouest du carrefour Magnolia-Wilson. Derrière sa façade fantaisiste se dissimule une vaste prison de deux pièces et de studios de dernière catégorie. La claustrophobie qui règne à l’intérieur de l’immeuble, inhérente à la rucge qu’on y découvre, pousse ses occupants dans la cour ; là, ils s’appuient aux palissades et font les cent pas, tout comme ils faisaient les cent pas dans les couloirs. Dehors, dedans, cela ne fait que circuler – l’intérieur doit communiquer avec l’extérieur afin de prouver d’une manière ou d’une autre que c’est différent et que cela mérite d’exister. Ça fait partie de l’énigme. (« Le damier des dindons »)
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Une fois j’ai travaillé en usine, pas qu’une fois en fait, et ça a toujours été un boulet. Mais bon, c’est censé être comme ça. On n’est pas censé aimer ça. On le fait pour le fric, c’est tout, comme tout le reste. Pour le fric, l’amour, ou bien à cause d’un macabre instinct de mort. C’est peut-être la même chose tout ça, en fin de compte. On n’a pas non plus tellement le temps d’y réfléchir. Si on ferme les yeux trop longtemps, ça y est, c’est fini, la vie est passée. (« Active la machine »)

Il arrive assez souvent, en ville, que le passant voie des objets voler par les fenêtres – une assiette, une bouteille, un carton plein d’os de poulets, parfois même une pierre représentant un visage. Ça n’est rien, en fait, ça n’a aucune importance. C’est le mode de vie des gens d’ici qui veut ça – un acte parmi d’autres, en direction d’une possible appropriation de la lumière et de l’espace vital. Tout comme la lumière réclame de l’espace pour se déployer, l’esprit doit s’envoler pour supporter de vivre – les oiseaux le savent bien, et ça ne peut que nous émerveiller. Voir, ressentir, sans jamais être obligé de toucher. C’est pourquoi nous les envions. (« Sous l’empire des oiseaux »)
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Dans le secteur de Burnside, les nuits pouvaient paraître prophétiques, alors qu’en réalité elles l’étaient rarement. Les rencontres énigmatiques avec des personnages au tempérament explosif étaient la norme – des dingues, des dégénérés, des passeurs douteux offrant amulettes, conseils, avis en échange d’un verre, d’un hot-dog ou d’une pièce de monnaie. C’était comme si nous dérivions tous vers une éternité insipide ou rien ne serait plus ni tangible, ni durable. L’atmosphère était certes chargée d’énergie, mais la vie était irréelle. Des nuits entières se volatilisaient dans l’hallucination des néons. Je traversais des événements dont je ne me souvenais que plusieurs jours après – en un éclair soudain, à une croisée incongrue des chemins, et sans liens entre eux – et qui me revenaient tout à coup comme en embuscade. J’étais un pion sur l’échiquier fluide de l’alcool et du désir inassouvi, comme si l’espèce humaine mutait à une vitesse phénoménale et que le jeu lui-même devenait incompréhensible.
Les rues et les bars étaient remplis de types comme Walker Birdsong, toujours plus emphatiques et sermonneurs à mesure qu’ils buvaient. Le jargon rapide et graveleux né dans les bars s’abîmait à une cadence quasi biblique. L’un de ces bardes avançait que des émeutes éclateraient à Los Angeles, La Nouvelle-Orléans et Chicago. Il parlait de volcans, de tremblements de terre et de diables vivants dans l’esprit des hommes. un autre disait que la C.I.A. propageait une nouvelle maladie afin de se débarrasser des pauvres et des homos. Il prétendait qu’une catastrophe majeure allait survenir, qu’il fallait se préparer au pire et qu’il était possible que nous assistions à l’Apocalypse avant de mourir.
Le soir où je sortis du Morrison Café et où je croisai Nick, la lune était suspendue au-dessus de nos têtes, braquée comme la bouche du canon d’un fusil lui-même transformé en lampe-torche. Je connaissais Nick Raven via Tanya. Un de ses ex avait été dans la même chambrée que lui à l’armée. Mais Nick s’était absenté sans permission. On l’avait chassé de l’armée parce qu’il se travestissait de temps en temps pour écumer les bars de Monterey ; ensuite, il avait zoné le long de la côte pendant quelques années. Un jour, il laissa ce mot sur la porte de Tanya : « Tan, j’ai eu ton adresse par Rainwater, à Yakima. Tu te souviens ? Je suis au Hamilton, chambre 22. Viens me voir. Nick. »
Ce mot l’avait rendue quelque peu nerveuse. D’abord, parce qu’Eddie Rainwater était un dealer qui était tombé pour voie de fait après avoir tabassé une de ses meilleures amies – si ce type était sorti de taule, il serait une source d’ennuis ; sa tête n’était qu’une cocotte-minute où les rancœurs bouillonnaient. Ensuite, parce que dans son souvenir, Nick Raven était un déséquilibré en sérieux conflit avec lui-même et une folle à temps partiel qui cherchait les ennuis en invitant les poings des poivrots et des homophobes à s’écraser sur sa figure. Mais Raven avait muselé sa haine de lui-même et on était devenus copains. Cela faisait plus d’un an qu’on l’avait perdu de vue, un peu avant La Nouvelle-Orléans. Et maintenant, voilà qu’il refaisait surface, à peine débarqué de Yakima.
– Frank ! Mon pote !
On se serra la main de manière fraternelle et étudiée, même si la mécanique exacte de cette poignée de main ne me revient pas présentement en mémoire. Je me souviens que Nick avait changé d’allure. Le hippie américain Peau-Rouge s’était métamorphosé en dandy déglingué de l’ère du jazz. Il portait une gapette à la Gatsby, un bouc façon musicien et une veste à rayures et à larges revers. C’était un type imposant, d’un mètre quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-quinze pour quatre-vingt-dix kilos.
On s’embarqua pour une tournée dans Burnside, dérivant de bar en bar, ne faisant que quelques haltes occasionnelles pour profiter de repas gratuits. Nick était le guide autoproclamé du repas à l’œil.
– N’importe quelle secte te procurera un repas pour obtenir dix minutes de ton attention, aimait-il à dire.
Les prédateurs sexuels, les maîtres queux et les vieillards solitaires connaissaient tous cette vérité : la nourriture est une forme de propagande – on mangeait certes du pain blanc, mais on avait aussi droit à une ration de symboles. J’avalais les miens sans en être autrement affecté. D’autres personnes, moins sûres d’elles-mêmes, souffraient des conséquences de leur appétit. Et il y en avait à la pelle des prêcheurs prêts à payer au cave un sandwich, voire à lui cuisiner un repas en échange d’un échantillon des charmes de l’affamé. Tout le monde avait quelque chose à offrir. Ce n’était peut-être pas exactement ce dont on avait envie, mais si on connaissait la recette, il devenait impossible de prétendre que notre monde était radin. Et Nick la connaissait.
Pour le prix d’une bière dans un bar de strip-tease, on pouvait obtenir un sandwich au jambon avec du fromage dans du pain de seigle. Il y avait quelques bars à buffet de ce genre aux alentours : Bangers, Boomers, Billy’s Private Eye. Nick expliquait la joie d’un tel repas en matière de spiritualité gnostique, l’équivalence de la corpulence, des privautés sexuelles, de la consommation et de la béatitude. La luxure comme chemin vers la sagesse – ça semblait si facile.
On chantait aussi des chansons d’amour en buvant du soda à la cerise dans une pléthore de fraternités utopiques anesthésiées ; on mangeait des sandwiches au rôti de porc avec la secte Moon et on se délectait de hamburgers froids et de gâteaux rassis à l’Armée du Salut. Plus loin dans la même rue, les Hare Krishna offraient pâtes au grain et sauces sucrées. Au milieu de l’après-midi, on prenait le café et des biscuits à la Maison du Seigneur Compatissant du capitaine Andy. Le capitaine Andy était retraité de la marine marchande ; il avait une jambe en plastique et un œil de verre, et Jésus l’avait guidé à travers bien des tempêtes. Il offrait à présent un peu de sollicitude aux hommes des bas-fonds à l’esprit ravagé par la tourmente. La devise du capitaine était : « Rien n’est gratuit. Même pas la douleur. » Ça n’avait aucun sens, mais il pouvait prouver que c’était vrai – pendant qu’on se restaurait, il sortait son violon et entonnait de vieilles chansons de marins. Si quelqu’un se plaignait que la musique était à chier, il lui disait de la fermer et de bouffer ses biscuits, alors que lui se balançait sur sa chaise, raclant son crincrin tel un Ismaël déraciné, mais en plus dingue, speedé par la caféine et le sucre, et ne vivant pas dans le bon univers.
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Le moment de s’y remettre arriva enfin, après un délai de cinq jours. Nous sanglâmes nos sacs sur nos épaules et partîmes dans la bruine de la fin septembre. Les arbres des Shelley étaient vieux, contrairement à ceux des Hazelton. Ils dataient d’avant l’ère de la biogénétique et de la cueillette scientifique, et ils avaient poussé jusqu’à atteindre une taille gigantesque. Ce genre d’arbre pouvait sembler mature et regorger de fruits vu de loin, mais quand on y regardait de plus près, on apercevait les ravages du temps, l’effritement du tronc, sa récalcitrance à porter des fruits et les coulées de sève desséchées. En contemplant ces hectares plantés d’arbres gigantesques et antédiluviens, on comprenait mieux comment les explorateurs avaient pu mourir ici sans qu’on ne les retrouve jamais : la sensation de danger avait un aspect distrayant. Après tout, il n’y a rien de tel que d’être en équilibre sur une jambe au bout d’une vieille branche cassante avec quinze kilos de pommes autour du cou à chercher en vain dans l’épais feuillage le haut de l’échelle de douze mètres qu’on a quittée il y a si longtemps. Une fois là-haut, on est vite agacé par de toutes petites choses : un oiseau passe en volant délicatement, libre, et on se met à le maudire ; un écureuil vient vous narguer en faisant de l’équilibrisme avec une assurance toute acrobatique, tandis qu’un insecte doté de multiples pattes, legs de la préhistoire, remonte le long de votre main agrippée à une branche. Puis vient le bruit que les cueilleurs craignent le plus. Ça commence lentement, comme un doux craquement qui dure et augmente de volume jusqu’à ce qu’il atteigne l’accès aux centres d’urgence du cerveau. On se prend alors à élaborer des plans de secours, à chercher désespérément une issue. Faut-il balancer le sac et espérer qu’il amortira la chute ? Faut-il sauter en s’imaginant contrôler la chute et l’atterrissage ? Jusqu’à quel point peut-on avoir confiance dans ses réflexes ? Doit-on regagner l’échelle avec précaution ? Ou bien s’en remettre à la grâce divine ?
Avec ce genre d’arbre, remplir un panier peut prendre jusqu’à trois heures. En fin de journée, le cueilleur est épuisé, contusionné, brisé de partout, et il n’a pas gagné grand-chose. C’est une question de chance : on espère faire mieux le lendemain.
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Marshall McLuhan aurait pu dire que l’autoroute était le révélateur idéal de la puissance de l’ère industrielle, auquel cas une histoire de la route ne serait rien d’autre que la quantification de cette puissance – les kilomètres parcourus, les villes traversées, le nombre de filles qu’on a baisées, de caresses, d’orgasmes, tout ça finalement perdu, désagrégé, comme des arbres tombés dans la forêt à l’insu de tous, sans bruit. On dit que la passion est populaire, précisément parce qu’elle oblitère le temps. C’est la réalité « trop réelle » de la « petite mort ». Ça peut rendre intensément, intolérablement heureux durant la période la plus courte possible. Mais pour les solitaires maladroits de ce monde, ça ne fonctionne pas. Cela ne fait que prolonger le temps et attrister la vie.
Je me rendis au Morrison Café pour manger un morceau. J’étais bien là-bas. Mon reflet dans le miroir ne me surprenait plus. J’observai le cuisinier tandis qu’il sortait un hachoir du lave-vaisselle. Il y avait du sang dessus. Un aveugle avec une canne à bout rouge entra. La serveuse passa devant moi avec son plateau. Je ne posai pas de question. Une chaîne diffusait une émission sur la pêche, avec trois hommes dans un bateau. Le plat du jour était du canard ; je commandai du poulet frit avec de la purée ; la purée me fit baisser les yeux. Je me levai pour payer l’addition. Une vieille épée et une tête de cerf poussiéreuses étaient suspendues au-dessus de la caisse.
Je crois qu’Einstein a dit que le temps était lié à l’espace. Je pense au contraire que le temps et l’espace sont deux choses distinctes. On peut gaspiller son temps – il n’y a rien d’autre à en faire, de toute façon -, alors que l’espace doit être surmonté. L’existence peut être conçue comme une succession d’images qui visent à atteindre ce but. Parfois on les voit avant qu’elles ne s’en prennent à nous. Elles peuvent déterminer nos actes. Parfois on ne les voit pas pendant des années, pas avant d’avoir payé le prix de ces actes.
Quoi qu’il en soit, ce fut la conclusion de mon « été de l’amour ».
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