Kendra Elliot

Autrefois, il avait incarné tout ce à quoi elle aspirait. La force. La maturité. L’amour. Il était de six ans son aîné et elle lui avait voué une adoration sans borne depuis qu’elle avait eu dix ans. À son dix-huitième anniversaire, il avait fini par la remarquer et avait apprécié ce qu’il voyait. Il était devenu le fondement de sa vie. Puis le maître de son existence. Ils s’étaient mariés deux ans plus tard et le rêve avait tourné au cauchemar. Ça avait commencé par des détails insignifiants. Il la questionnait pour savoir où elle était allée. Il exigeait une réponse immédiate à ses messages.

Pour autant, la haine ne meurt jamais. Elle peut se mettre en sommeil et sembler disparaître, alors qu’en réalité elle continue de couver en sourdine, transmise de génération en génération. Saviez-vous que le KKK était encore très actif à Portland dans les années quatre-vingts ? À l’époque, on surnommait Portland la capitale skinhead des États-Unis. On ne peut pas dire que le racisme n’existe pas parce qu’il ne nous concerne pas personnellement. Il est bien là et peut s’avérer mortel.

Il s’était focalisé sur son cerveau à l’école, prenant des cours avancés et même des cours à l’université quand il n’était qu’en première année de lycée. Il ne pouvait rien faire au sujet de sa taille, mais il pouvait dépasser tout le monde d’une autre façon. L’intelligence. Pour lui, l’école avait représenté un instrument à exploiter. Il avait ciblé des professeurs, des bibliothécaires, tous ceux qu’il estimait pouvoir lui apporter quelque chose, tous ceux qui pouvaient lui enseigner une compétence unique, quoi qu’il en coûte pour se surpasser. Il avait appris à être beau parleur, manipulateur, vendeur. Mais il avait détesté les élèves. En particulier les autres garçons. Ils l’avaient fait trébucher, avaient jeté ses cahiers et fait de lui la proie de toutes les mauvaises blagues dans un annuaire de lycée diabolique. Il avait ressenti une envie dévorante de tous leur tirer dessus. Il avait rêvé d’une vengeance sur les trous-du-cul qui avaient rendu ses années d’adolescence si épouvantables.

C’était à cause de l’argent, tu sais. Le nerf de la guerre, comme on dit. Or, il s’était volatilisé depuis des années. Personne ne s’en doutait. Aujourd’hui encore, tout le monde croit que nous sommes riches.

Sa vie était devenue très difficile depuis la nuit où il était mort. Elle qui avait rêvé de quitter la ville et de s’inscrire à la fac, épouser l’homme parfait, avoir deux enfants et demi et embrasser une brillante carrière, elle s’était retrouvée devant une vraie course d’obstacles, entre les difficultés financières, les problèmes de famille, les soucis avec son ex-mari et son inquiétude pour Madison.
Elle aurait peut-être dû se volatiliser, comme Tara.

L’avocat était un homme grand. Contrairement à lui. Sa taille avait constitué un gigantesque obstacle toute sa vie. La société préférait la hauteur chez un homme. Il détestait le fait de ne pas être grand. Il n’employait jamais le mot petit. Ou minus. Il les avait trop souvent entendus au cours de sa vie. Et pas dans des termes sympathiques. Mais il leur montrerait à tous. Bientôt, ils le regarderaient avec stupeur, sa taille n’ayant plus d’importance.

Alice perdait la notion du temps. Parfois, elle se croyait encore lycéenne, habitant toujours chez ses parents. Il n’était pas rare non plus qu’elle pense travailler comme femme de ménage dans un hôtel qui avait fermé depuis dix ans. Certains jours, elle connaissait le nom de Madison ; à d’autres reprises, Alice l’appelait par le nom d’un fantôme de son passé.
Avec Alice, Madison n’avait rien à cacher.
Elle pouvait redevenir elle-même.

Elle n’oublierait jamais la vision d’horreur du jeune couple assassiné. Il y avait du sang partout dans la chambre. Elle savait que le corps humain contenait environ cinq litres de sang, mais à la vue de ce flot d’hémoglobine, elle avait été saisie de vertiges et avait dû s’agripper au montant de la porte pour ne pas tomber. Elle avait tout de suite compris que Lindsay était morte. Personne n’aurait pu survivre à un pareil traitement.

Foutus crétins. Ils lavent le cerveau des femmes. Leur disent que la polygamie permet aux hommes de ne plus se sentir attirés par l’adultère.

Au fond d’elle-même, elle savait qu’il ne l’aimait pas vraiment, qu’il s’était servi d’elle pour retrouver son assurance, mais elle avait préféré fermer les yeux, espérant naïvement remplacer Tara dans son cœur.
Par la suite, elle s’était aperçue qu’il ne tenait pas davantage à Tara ; il ne parvenait pas à admettre qu’elle l’avait largué. C’était devenu une obsession.