Notre vie était comme une photo retouchée : trop belle pour être vraie.
C’est un désir ardent de se sentir vivant, car il est impossible de se sentir autrement que vivant quand nous nous retrouvons en sa présence. Alors le monde se couvre d’une ombre brumeuse, et l’existence même du danger est la seule preuve dont nous avons besoin pour en être convaincu : nous sommes vivants. Nous respirons.
Dans mon cas, le concept de peur s'est abattu sur moi avec une force telle que mon corps d'adolescente n'en avait jamais fait l'expérience. Une force tellement étouffante que cela devenait douloureux de respirer. Et c'est à ce moment précis, au moment de cette chute, que j'ai compris que les monstres ne se cachent pas dans les bois ; ce ne sont pas des ombres dans les arbres ou des choses invisibles tapies dans les recoins sombres. Non, les vrais monstres vivent au grand jour...Et il y avait un monstre, en particulier, que j'ai appris à craindre par-dessus tout.
L’apprentissage de la peur devrait être une lente évolution, une progression par étapes qui commencerait avec le père Noël de la galerie commerciale du coin pour passer au croquemitaine sous le lit. Du film interdit aux moins de seize ans qu’une baby-sitter vous laisse regarder, à l’inconnu derrière les vitres teintées d’une voiture tournant au ralenti qui laisse son regard couler sur vous une seconde de trop alors que vous marchez sur le trottoir à la nuit tombante. À mesure que vous le voyez se rapprocher dans votre vision périphérique, vous sentez votre rythme cardiaque s’affoler dans votre poitrine, dans votre nuque et jusqu’à l’arrière de vos orbites. C’est un apprentissage, une progression constante d’une menace perçue à une autre, chaque chose suivante étant raisonnablement plus dangereuse que la précédente.
Et il y avait un monstre, en particulier, que j’ai appris à craindre par-dessus tout.
Je ne suis pas devenue psychologue pour tirer avantage de cette faille, pour éviter de traiter avec les dealers du centre-ville au profit de la sécurité de la vitre coulissante d’un drive et pour remplacer un petit sachet en plastique par un sac en papier avec le logo de la pharmacie agrémenté d’un ticket de caisse, de bons de réduction pour du dentifrice à moitié prix et un litre de lait à deux pour cent de matière grasse. Je suis devenue psychologue pour aider les gens – encore un cliché, mais c’est vrai. Je suis devenue psychologue parce que je comprends ce que ça fait, que d’être traumatisée ; je le comprends d’une façon qu’aucun enseignement, si complet soit-il, n’arrivera jamais à l’inculquer. Je comprends comment le cerveau peut radicalement faire merder toutes les autres fonctions de votre corps, et comment vos émotions peuvent déformer les choses – des émotions dont vous ne soupçonniez même pas l’existence. Comment ces émotions peuvent vous empêcher de voir, de penser et d’agir clairement. Comment elles peuvent vous faire souffrir de la tête jusqu’au bout de vos doigts, en vous faisant vibrer d’une douleur sourde et palpitante qui ne vous quitte jamais.
Je pensais savoir ce qu’étaient les monstres.
Quand j’étais petite, je me les imaginais comme des ombres mystérieuses tapies derrière les vêtements dans ma penderie, sous mon lit, dans les bois. C’était une présence que je pouvais sentir physiquement derrière moi, se rapprochant tandis que je rentrais à la maison à pied après l’école dans l’éclat du soleil couchant. Je ne savais pas comment décrire cette sensation, mais au fond de moi je savais qu’ils étaient là, même si je ne pouvais pas l’expliquer. Mon corps ressentait leur existence. Il ressentait le danger, de cette façon dont votre peau semble fourmiller juste avant qu’une main ne se pose sur une épaule qui ne s’y attend pas, ou comme quand vous comprenez que ce sentiment de malaise dont vous n’arriviez pas à vous défaire était une paire d’yeux qui s’enfonçait à l’arrière de votre crâne, à l’affût derrière les branches d’un buisson qu’on aurait trop laissé pousser.
Mais vous vous retournez, et les yeux ont disparu.
Tous les jours, je dévalais en courant cette allée isolée de tout ; au loin, la maison semblait s’éloigner de plus en plus au lieu de se rapprocher petit à petit pour, enfin, être à ma portée. Mes baskets arrachaient des touffes d’herbe, faisaient voler des gravillons et soulevaient de la poussière dans ma course contre… quelque chose, quelqu’un. Ce qui était là, quelque part, à observer. À attendre. À m’attendre. Je trébuchais sur mes lacets, me précipitais en haut de la volée de marches de l’entrée de ma maison et me plaquais dans la chaleur des bras grand ouverts de mon père, qui me murmurait à l’oreille dans un souffle chaud, Je suis là, je suis là. Ses doigts dans mes cheveux, qu’il prenait par poignées. Mes poumons qui piquaient à cause de l’air qui y entrait. Mon cœur qui cognait violemment contre ma poitrine pendant qu’un mot, un seul, prenait forme dans mon esprit : sécurité.
Du moins, c’est ce que je pensais.
« Quoi ? »
Je lève les yeux sur la patiente devant moi, raide comme une planche de bois que l’on aurait sanglée sur mon fauteuil en cuir surdimensionné à dossier inclinable. Sur ses genoux, ses doigts sont crispés. Des fentes fines et brillantes à peine visibles contre la peau autrement parfaite de ses mains. Je remarque la présence d’un bracelet à son poignet, une tentative pour cacher une méchante cicatrice d’un violet profond et aux bords irréguliers. Des perles en bois avec une breloque en argent en forme de croix, qui pend comme un rosaire.
Je ramène mon regard sur la jeune fille. Je m’imprègne de l’expression de son visage, de ses yeux. Pas encore de larmes, mais il est encore tôt.
« Je suis désolée, dis-je en jetant un œil aux notes étalées devant moi. Lacey. Ma gorge me démange un peu, c’est tout. Continue, s’il te plaît.
« Je suis désolée, dis-je en jetant un œil aux notes étalées devant moi. Lacey. Ma gorge me démange un peu, c’est tout. Continue, s’il te plaît.
— Oh, répond-elle. D’accord. Bon, en tout cas, comme je le disais… Des fois, je suis tellement en colère, vous voyez ce que je veux dire ? Et je ne sais même pas vraiment pourquoi ? C’est comme si j’avais cette rage qui montait en moi, de plus en plus fort, et puis, avant même que je m’en rende compte, j’ai besoin de… »
Elle baisse les yeux sur ses bras, déploie ses doigts comme un éventail. Tel un duvet de verre, de minuscules coupures les parcourent, nichées dans le réseau des lignes que forme sa peau dans les creux entre ses doigts.
« C’est pour évacuer, me dit-elle. Ça m’aide à me calmer. »