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Citations de L`Infini (68)


Bruckner : la tyrannie de l’amour

L’amour est-il le nouvel horizon indépassable de notre temps ?

Pascal Bruckner : Il y a un diktat de l’amour, qui nous vient du christianisme : il est la voie de la rédemption. Et nous continuons à chercher le salut avec obstination et angoisse. Sauf qu’aujourd’hui on le veut sur Terre.

Par quelle ruse de l’Histoire la sexualité, que l’on croyait enfin libre, serait-elle encore subordonnée au sentiment ?

Cette ruse, c’est la comédie que nous nous sommes jouée à nous-mêmes. L’amour n’a été admis que comme un passager clandestin dans la vaste aventure du sexe. Nous étions très fleur bleue mais il ne fallait pas le dire. Les sentiments n’avaient droit de cité que s’ils étaient l’annexe du désir. Barthes disait : « La revue Nous deux est plus obscène que le marquis de Sade. » Je sais maintenant que Mai 68 n’a pas été plus érotique ni pornographique qu’il n’a été bolchevique. Quand on voit les images de Woodstock, on sent l’inspiration évangélique. Les corps sont nus parce que la nudité est innocence : on en revient à Adam et Eve avant la chute. Autrement dit, Mai 68, loin d’inaugurer une orgie généralisée, à ouvert la voie à un renforcement du sentiment amoureux assorti de sa composante charnelle.

Vous exagérez ! La sexualité, même sans amour, est non seulement un droit, mais presque un devoir.

Il est vrai qu’un nouveau snobisme impose d’exhiber une sexualité abondante, riche et maîtrisée. Ce qui était autrefois interdit devient obligatoire, ce qui était privé devient public. Reste que le sexe n’a pas été libéré, car il n’est pas libérable. On peut s’affranchir des tabous, accorder aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes. Mais penser qu’on peut venir à bout de la sexualité est idiot. Cela fait partie des utopies européennes : la sexualité a été un accident de l’Histoire et nous entrons à pieds joints dans l’ère du postnational et du postsexuel.

En tout cas, si c’est dans l’amour que nous cherchons le salut, c’est un salut renouvelable, reproductible, aurait peut-être dit Walter Benjamin.

Oui, et cette possibilité de recommencer sa vie est à porter au crédit de l’époque. Autrefois, les femmes, à l’image de ma mère, pouvaient subir la compagnie d’un seul mâle pendant quarante ou cinquante ans. Maintenant que l’affection a remplacé l’obéissance, la subordination ou l’intérêt dans le lien marital, si la rédemption n’arrive pas avec un partenaire, on a la possibilité de retenter sa chance. L’âge a cessé d’être une fatalité.

Cette liberté des modernes est parfois fort encombrante. Vous notez fort justement que l’expression « amour libre » est un oxymore.

Aujourd’hui, le défi est beaucoup plus grand. L’aliénation volontaire de sa propre volonté qui consiste à tomber amoureux se réalise dans l’euphorie, la joie, le sentiment d’agrandissement. Puis on bute contre les murs d’une prison qu’on a construite soi-même et à laquelle on tient. « Amour libre » signifie qu’on renonce librement à sa liberté, tout en ayant la possibilité de la reprendre à tout moment.

Nous avons plusieurs vies et nous sommes, comme le proclamait fièrement la publicité d’un opérateur de téléphonie portable, « sans engagement ». Est-ce un si grand progrès ?

Ce que la liberté a apporté à l’amour, c’est aussi que la moindre entrave est vécue comme insupportable. C’est la face sombre de l’affaire : l’univers du consumérisme est entré dans le coeur humain, avec comme conséquence la muflerie généralisée. Maintenant que le marché amoureux s’est libéré, il a adopté toute la dureté du marché-compétition, concurrence, élimination. La rupture ressemble beaucoup à un licenciement. Récemment, une jeune femme m’a dit : « Je vais quitter mon copain car c’est un loser. » Les attentes sont tellement élevées, les exigences tellement insatiables que personne ne peut y répondre durablement. Une histoire d’amour, c’est un entretien d’embauche permanent.

L’amour devrait aussi heurter nos sentiments démocratiques, car rien n’est moins démocratique que lui.

Encore un grand mensonge de Mai 68 ! Dans un monde libéré des anciennes oppressions, nous serions, pensions-nous, tous égaux devant le plaisir. Chacun pourrait participer au grand banquet des sens et de la chair. Or la prétendue révolution sexuelle est allée de pair avec la révolution individualiste. Nul n’est plus obligé de se donner selon les volontés de l’autre, comme dans un roman du marquis de Sade. Autrement dit, Mai 68 a popularisé et démocratisé l’amour comme marché. Autrefois, la communauté codifiait la façon dont garçons et filles se rencontraient et se mariaient. La vie intime de chacun dépendait de l’accord de tous. Désormais, les critères d’attraction et de répulsion sont d’autant plus arbitraires qu’ils sont personnels.

Le choix du « partenaire », comme on dit, est-il si individuel que cela ? Si l’amour fait partie, comme vous l’observez, de l’« attirail social », les représentations collectives, la publicité, les médias ne jouent-ils pas un rôle essentiel ?

Bien entendu, il existe des barrières infranchissables : la beauté, l’âge, la richesse, le prestige. La société a fixé des canons de beauté impitoyables, surtout pour les femmes. Nous regardons les autres avec des codes très précis et non pas avec des yeux neufs. Et cette discrimination commence dès l’école, où les instituteurs favorisent les enfants « mignons » au détriment de ceux qui ne sont pas conformes aux canons esthétiques. Puis viennent ensuite les canons sociaux, économiques. Cela dit, la grande découverte des années 70, c’est qu’on peut ruser avec la norme : Woody Allen a magnifiquement incarné le type moche et sans grâce qui réussit là où les plus beaux échouent. C’est aussi ce qui explique le formidable succès de Houellebecq : il est le seul à affirmer que l’hédonisme est un féodalisme comme les autres.

La libération des femmes a pourtant ancré dans les esprits l’idée que le couple pouvait et devait être un lieu égalitaire, délivré de tout enjeu de pouvoir. Vous y croyez ?

Nous avons oublié que la libido et l’éros ont leur part d’ombre et de cruauté. Quand on fait l’amour, on se comporte parfois comme un barbare et c’est ça qui est agréable. Comme disait Martin Veyron, l’amour propre ne le reste pas longtemps. L’amour est toujours l’auxiliaire de la violence. Le vieux monde n’est pas mort. Le couple a besoin d’un certain niveau d’agressivité. La démocratie ne peut pas régner dans les chambres à coucher. Heureusement.

Ouf, nous ne sommes pas menacés par une sexualité pacifiée. Il faut donc croire que quelque chose traverse les siècles.
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V.R. : Il faut donc faire remonter à la Terreur la fin du Miracle français, comme disait Nietzsche ?

Ph. S. : Oui.

V.R. : Et cette période des « années folles » que nous évoquions ?

Ph. S. : En 1920, vous aviez eu une boucherie telle qu’elle a suscitée une émulsion. En somme, il faut s’habituer à voir l’Histoire ainsi : montée de liberté puis répression. Après 1968, la fermeture est violente. Et cette fermeture est reverrouillée sans arrêt. Aujourd’hui, je constate que le programme de la société, qui ?uvre à une séparation tyrannique entre les hommes et les femmes pour que chacun reste à sa place, est une forme de censure, d’empêchement des affinités électives. Il ne faut pas que les affinités électives se déploient sans quoi la société elle-même est mise en question. L’amour, les rapports gratuits entre les hommes et les femmes sont tellement rares (contrairement à ce que la propagande nous dit), que s’ils se développaient, ils produiraient une révolution dans la société elle-même. La société ressent ces rapports éventuels positifs d’affirmation — appelons-les ainsi —, comme révolutionnaires. Tout le reste, c’est du bavardage. Un discours révolutionnaire qui n’inscrit pas, a priori, cette abolition de la séparation entre les sexes est, à l’inverse, un discours contre-révolutionnaire. Ma mauvaise réputation vient de là : je décris des rapports positifs et gratuits. Exemple dans Femmes : un mariage très réussi (Deborah), qui n’empêche pas le narrateur d’avoir des liaisons multiples.

V.R. : Le rapport positif, gratuit, entre un homme et une femme est donc considéré comme un tabou ?

Ph. S. : Voilà. Il est extraordinaire que le tabou porte précisément sur ce qui n’arrête pas d’être vendu par la marchandise sociale. Le tabou porte sur l’entente entre un homme et une femme, sur la façon d’être dans le dire. Cette région est très surveillée.

V.R. : Dans les premières pages de Femmes, il est écrit : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment » .

Ph. S. : En effet, la question de la mort doit être envisagée. II n’y a pas de discours commun sur la mort entre hommes et femmes. La question To be or not to be ? n’est pas une question féminine. Que ce soit clair. C’est là que ça se passe. Il faut envisager des procédures de déverrouillage de cette question. Les femmes ont affaire en général à leur mère (les hommes aussi d’ailleurs, elles finissent par les féminiser un jour ou l’autre, ou à leur faire prendre la voie homosexuelle). La question, c’est les mères. Faust, Baudelaire... Dès qu’on dit la vérité ici, c’est le scandale.

V.R. : Pour un homme, un commerce heureux avec les femmes ne peut-être que gratuit ?

Ph. S. : Un commerce... (rires). Il ne peut pas être autre chose que gratuit s’il a lieu. Je cite dans Les Voyageurs du Temps une formule merveilleuse de Freud qui dit que, pour qu’un homme soit plutôt heureux dans cette région, il s’agit d’avoir perdu le respect pour La femme — qui n’existe pas comme l’a dit Lacan — et de s’être familiarisé avec les idées d’inceste avec la mère et la soeur. Bonne chance à tout individu de sexe masculin ! En général, ils respectent trop, y compris à l’envers. La bonne voie est un athéisme radical.

V.R. : Vous dites d’ailleurs que vous êtes un athée sexuel.

Ph. S. : J’ai du mérite dans une époque obsédée. Le secret érotique est dans la gratuité. L’amour est gratuit. Et finalement, comme dit Lautréamont : « L’erreur est la légende douloureuse ».

Mars 2009.
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Les Françaises existent dans beaucoup de mes livres mais elles sont le plus souvent issues de classes populaires. Car les classes populaires sont plus civilisées de ce point de vue que les classes dominantes, bourgeoises ou moyennes. Plus « civilisées » ici signifie plus « physiques ». Elles ont une façon de procéder avec leur corps qui fait jouer davantage d’harmonisation entre les différents sens. C’est persistant. Il y a, si vous voulez, une civilisation physiologique sexuelle française, mais plutôt dans les classes populaires.

Il s’est produit, en France, une explosion de gratuité au 18e siècle, explosion aristocratique en même temps que populaire (car l’aristocratie est plus proche des classes populaires que la bourgeoisie et ce depuis toujours), qui ne devait plus avoir d’équivalent. Cela dit, il y a des exceptions, Ludi et Nelly dans Une vie divine, Maud dans L’Étoile des amants ; Viva dans Les Voyageurs du Temps [5], la merveilleuse Sophie dans Portrait du Joueur [6] sans parler de France dans Les Folies françaises , la fille clairement incestueuse du narrateur.
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Vincent Roy : Vous publiez en janvier 1983 un roman qui va faire grand bruit.
Son titre : Femmes , Il s’agit d’un livre-bilan sur le « féminin », une sorte de radiographie du « féminin », écrit sur une période particulièrement charnière, une période de mutation. Les femmes ont-elles pris le pouvoir ?

Philippe Sollers : Les femmes n’ont jamais pris le pouvoir, mais elles l’ont toujours eu en creux, en fonction de la reproduction de l’espèce. Tout à coup, à cette époque, ça commence à se voir. Je suis sur le terrain, je note.

V.R. : Dans L’année du Tigre, votre journal de l’année 1998, vous écrivez que les femmes ont été amusantes entre 1730 et 1790, entre 1920 et 1930, puis « assurément », dites-vous, en 1968.

Ph. S. : En effet, il s’agit là de périodes de liberté intense.

V.R. : Qu’est-ce qui, du point de vue romanesque, vous a intéressé dans les années 1970-1980 ?

Ph. S. : C’est la montée d’une certaine toxicité dans l’univers féminin, et cette montée correspond exactement à ces années-là : des années de remise en ordre après le chambardement de 1968 et le commencement d’une nouvelle ère où se laisse discerner un continent d’appropriation de la substance féminine par la Technique. Epoque charnière : celle où l’on commence à parler beaucoup de procréation in vitro, etc. Dans le monde occidental tel que nous le connaissons, tout à coup est sorti un « bio-pouvoir » qui arraisonnait déjà de façon sensible le continent dit féminin. À partir de là, j’écris un roman dans lequel je montre des expériences, positives et négatives, avec des femmes. Il me fallait rendre compte d’une perspective à long terme. Mai 1968 a été une révolution complète avec ses effets majeurs dans les vies privées, les comportements physiologiques, sexuels... Ensuite, il y a eu une remise en ordre d’abord assez brutale puis de plus en plus insidieuse, de plus en plus propagandisée par tous les moyens habituels de la publicité, des médias, du marketing, du roman lui-même, de la pseudo-littérature féminine... Finalement, sous tous ces déguisements, c’est la technique qui parle, et plus du tout la poésie des situations.

V.R. : En 1991, dans Improvisation [3], vous écrivez à propos de Femmes qu’il s’agit d’une « petite cavalcade plutôt positive à travers les illusions sexuelles ». En somme, avec ce roman, il s’agit, pour vous, de rétablir la vérité.

Ph. S. : La vérité, c’est que la guerre des sexes parcourt toute l’histoire de l’humanité et qu’elle subit des modulations selon les époques : il y a des pauses dans cette guerre qui est une guerre à mort dont il ne faut pas se cacher la violence, mais aussi les charmes. N’oubliez pas qu’il s’agit de roman.

Au moment où j’écris Femmes, la « sexualité » se libéralise de façon très apparente.

Or, si on est un peu attentif, on remarque que cette surexposition sexuelle participe, en même temps, d’une censure redoublée. Que c’est une manifestation non pas d’érotisme mais de pudibonderie. Il y a donc un puritanisme de la propagande sexuelle quand se produit l’arraisonnement par la technique du continent féminin, encore une fois sur la question essentielle de la reproduction de l’espèce — c’est-à-dire sur la reproduction de la mort.

Les rapports un peu gratuits entre les sexes correspondent à une pause — que l’on peut qualifier quasiment de miracle — mais, en général, il y a mensonge sur cette question. Entre les hommes et les femmes, c’est très rarement gratuit : si ça l’est, alors c’est un événement physique mais aussi une affaire de langage.

V.R. : D’ailleurs vous écrivez : « Les hommes et les femmes n’ont rien à trafiquer ensemble ».

Ph. S. : En principe. Et ils se racontent constamment le contraire ce qui fait qu’on a une chance de percer vers la vérité seulement si l’on pose, a priori, dans une relation entre hommes et femmes, que ce sont deux espèces différentes — comme dit Freud, l’ours blanc et la baleine. A ce moment-là, ça devient extraordinairement singulier et asocial. Donc libre. Et libre parce que gratuit. Le mensonge porte sur l’argent et sur la reproduction de l’espèce en tant que bien négociable.

V.R. : Toujours dans Femmes, en 1983, vous dites que les femmes existent totalement par elles-mêmes et « n’ont plus grand-chose à attendre de leur mystère supposé ».

Ph. S. : Voilà, ça va devenir du spectacle, du cinéma. Les relations sont désormais totalement cinématographiques : on joue des rôles.

Cette déclaration que vous venez de citer est parfaitement antiromantique. La romantisation de ces choses, qui est un sentimentalisme exploitable de façon mensongère, a été l’instrument du bio-pouvoir c’est-à-dire de la prise en main technique. Cette prise en main peut libérer des forces considérables : il faut avoir vécu un peu de temps aux États-Unis dans le milieu des années 1970 et s’être colleté avec la névrose du puritanisme américain pour comprendre ce phénomène. La baise, oui, pourquoi pas, à condition qu’elle entraîne le mariage etc. La tyrannie névrotique américaine, c’est qu’il faut payer tout de suite. Ce n’est jamais gratuit, et toujours « sentimental ». Pas sensible. Vous naviguez entre déferlement homosexuel, conformisme hétéro bétonné et pornographie.
V.R. : Revenons, justement, sur les rapports gratuits entre les sexes.

Ph. S. : Il s’agit de lever un malentendu. Le langage, dans ces moments gratuits, va jouer un rôle déterminant. Si vous arrivez à parler librement, gratuitement, vous arrivez à quelque chose qui est possible. Or j’observe que nous sommes aujourd’hui en pleine régression.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser — et je parle de la relation dite hétérosexuelle — chaque sexe ignore presque totalement le fonctionnement de l’autre au point que vous pouvez demander à un homme comment il considère les organes féminins — vous allez aboutir à des approximations — et, de l’autre côté, c’est pareil. Il y a donc quelque chose qui n’est pas vu en tant que tel. Tout cela se passe dans une sorte de faribole confuse d’où émerge assez vite la note à payer ... Argent, procréation éventuelle (qui est un désir féminin classique sauf 5 ou 6 % de la population) ... Et la plainte. Car il s’ensuit de la plainte. Qu’est-ce qu’il faut, alors, comme paramètres pour qu’il n’y ait pas lieu de se plaindre ? Pour que ça se passe dans le rire gratuit ? Je pense, par exemple, qu’il est très erroné de croire qu’il suffit d’exprimer son désir pour obtenir celui de l’autre. Il faut que ça soit concomitant. Là-dessus, il y a confusion générale.

Contrairement à ce qu’on raconte sans arrêt, 80 % des femmes — et je suis optimiste — ne s’intéressent ab-so-lu-ment pas à la sexualité. Il ne faut donc pas s’étonner si, déchargées de la recherche d’un gain (enfant, argent, situation sociale), elles peuvent augmenter leur autonomie mais en même temps, il est toujours question de simuler. C’est la question de la simulation qui est importante. « Combien de femmes ne font que râler faussement », m’a dit un jour une amie. Dans ce « râler faussement », vous entendez, à travers les siècles, la longue cohorte des mères ...

V.R. : Dans vos romans, la majorité des femmes ne sont pas françaises. Vous semblez préférer « les belles étrangères ».

Ph. S. : C’est une question de développement inégal des pays, des langues et des civilisations. Je crois qu’on peur dire que la femme française a donné le ton général à l’époque libre du 18e siècle : il est évident que c’est elle qui savait de quoi il s’agissait. Madame de Merteuil est un personnage qui ne tombe pas du ciel. La littérature de cette époque est emblématique. Cette fulgurante supériorité dans ce domaine a été court-circuitée violemment. Pourquoi Stendhal, plus tard, trouve-t-il ses amours en Italie et souvent chez des femmes qui se refusent plus ou moins, mais ont un tempérament plus vif ? Tout cela parle tout seul. C’est un drame français. Ou, si vous préférez, une tragédie française pour insister sur le féminin dans cette affaire. La répression a donc pris sa vitesse de croisière (même si elle a un peu sauté dans le tourbillon de 1968). C’est choquant par rapport à l’historicité de cette nation ou par rapport à ce personnage de Française. Il y a quelque chose de blessant — du moins si l’on a une certaine conscience historique. La France était au sud, elle est maintenant au nord, à l’américaine.
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 L'Infini
Dans son essai sur Paradis (L’Infini 89, hiver 2004), Armine Kotin Mortimer
analyse le début de ce passage et cite L’Evangile d’Eve. Elle écrit :
« Dans une scène étrange, le narrateur, perché sur une haute terrasse de New York, imagine une traversée en sens inverse des planètes, qui fait allusion par inversion aux sphères du paradis de Dante : « à mesure qu’elles descendent les âmes entraînent avec elles la torpeur de saturne la colère de mars la sensualité de vénus l’âpreté au gain de mercure la soif de pouvoir de jupiter elles éprouvent autant de morts qu’elles traversent de sphères pour arriver enfin à cette dégradation qu’ici-bas on appelle la vie » (p.296). La vie comme dégradation est associée au thème de la guerre des sexes et du pouvoir qu’exerce l’espèce, mais quant à l’imagerie qui transmet ce thème, Sollers est allé l’emprunter aux Gnostiques. « Des étincelles ou des graines du Divin tombèrent du royaume transcendant sur l’univers matériel, royaume du mal, et furent emprisonnés dans le corps humain. Les gnostiques pensèrent que, réveillé par le savoir, le divin dans l’humanité retrouverait sa patrie originelle au royaume spirituel transcendant » (Encarta). Il semble qu’ici Sollers utilise la référence aux Gnostiques pour valoriser le contraste entre cette vie et l’idéal lumineux du paradis de Dante, dans lequel l’âme s’élève de plus en plus haut jusqu’au niveau ultime. La chute des âmes est sexuelle ; la chute de l’humanité vient de l’acte sexuel.
Pour les Gnostiques, Dieu et l’âme sont l’image l’un de l’autre. L’une des citations non signalée comme telles provient prétendument de l’Evangile d’Eve, un texte découvert à Nag Hammadi en 1945 et connu par des passages cités par Epiphane, un chasseur d’hérétiques du IVe siècle : « je suis toi et tu es moi et où que tu sois moi je suis là et d’où que tu le veuilles tu me rassembles et en me rassemblant tu rassembles ce qui me ressemble » (p.296). Dans une traduction de cet Évangile d’Eve, on peut lire : « Je me tenais sur une montagne élevée et je vis un homme grand et un autre rapetissé, puis j’entendis comme une voix de tonnerre. Je m’approchai pour entendre et il me parla et dit : je suis toi et tu es moi, et où tu es, moi je suis là, et en toutes choses je suis disséminé. D’où tu veux, tu me rassembles, mais en me rassemblant tu te rassembles toi-même » (Epiphane, Panarion, 26.3.1, cité dans Poirier 138). »
Et Armine Kotin Mortimer d’ajouter : « Sa nouvelle écriture fait de Sollers un mystique du XXe siècle, un visionnaire du XXIe siècle. »
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Jouir sans entraves

« Sans » vraiment ? Le slogan était absurde. C’est en franchissant les limites, lois et autorités, que le désir et le plaisir se consument dans la traversée des entraves. Par la fascination et par le rejet, par l’effraction et l’arrachement. Incommensurable ajustement entre les forces de la vie et de la mort, liberté ultime : « le corps se jouit » (disait Lacan).
Le corps social écarte la jouissance dans ses coulisses hérétiques, mystiques, érotiques, esthétiques. Lorsque, au contraire, le déferlement de Mai 68 a provoqué le politique en revendiquant ce corps qui se jouit comme un droit de l’homme et de la femme, le corps social n’y a vu d’abord qu’enfants gâtés, nihilisme béat. Pourtant, le mouvement n’était pas une revendication contre un cadre social pour un autre, mais une poussée de la jouissance tout contre le pacte social. Ni sociale ni même seulement sociétale, la révolte révélait une expérience anthropologique universelle et irrépressible qui menace le sommeil des civilisations. Mais amorce aussi des mutations… plus tard ou jamais.
Le corps social des Trente Glorieuses ne pouvait pas entendre cet état d’urgence de la vie, cette jouissance, qui se faisait jour contre la société de consommation et ses gestionnaires…
Droits des femmes à l’agenda politique, gauche au pouvoir, chute du mur de Berlin, société du spectacle soufflant celle de la consommation, ère numérique, mariage pour tous, guerres saintes, terrorisme, sécuritarisme… La « nouvelle société » entend-elle ce besoin anthropologique ? Pas vraiment, un peu, loin de là.
La jouissance demeure et sera le problème du libéralisme hyperconnecté. Le comment, qui remplace désormais le pourquoi, et la pensée-calcul sont en train de programmer une humanité automatisée en route vers le transhumanisme. Aujourd’hui, la transparence virtuelle de chacun, de chacune, de tout et pour tous s’installe : opium du peuple digitalisé. Le corps qui se jouit, l’impossible de Mai 68, en sont-ils résorbés ? Ils n’entrent pas dans les comptes de l’impatiente religion globale, qui le plus souvent les condamne. Mais ce déni ne digère pas la jouissance, il ne peut que la couver pour la pervertir et la criminaliser en outrages sexistes et sexuels, en pornographie et tueries de masse, en toxicomanie et guerres saintes, kamikazes et décapitations.

À contre-courant des industries culturelles et leur marketing universel, le soubresaut Mai 68 fait partie d’une culture européenne en mouvement, capable de transmuer la pulsion de vie comme la pulsion de mort, en créant une inépuisable, une transmissible inquiétude, fiévreuse félicité. Invisible ? Palpable. Cette culture nous habite, elle pose et laisse ouvert un grand point d’interrogation sur les identités et les valeurs qui structurent l’aventure humaine. Sans épargner le mouvement lui-même et les postures qu’il charrie. Interminable est l’avenir d’une telle révolte.

JULIA KRISTEVA
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Barricades, étrangers…

Cette invitation au dépassement de soi, à travers et par-delà les groupes et les communautés, dans le seul mouvement où menace l’excès et où l’inconnu affleure : n’était-ce pas ça, l’ouverture et la portée de Mai 68, au sens musical des termes ? La « libération sexuelle », la « fête », les slogans devenaient, dans cet esprit et, à leur tour, des « pavés » parmi d’autres. Emportés par les pulsions du Temps qui trouvaient corps et sens en France et en français. Et je me disais : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France, mais nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »
Nous n’étions pas très nombreux, les étudiants étrangers, à fréquenter les séminaires structuralistes et post-structuralistes de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Lucien Goldmann, Émile Benveniste. On oublie trop souvent cette effervescence intellectuelle et cosmopolite, qui ébranlait déjà l’Université en France, davantage, me semble-t-il, qu’ailleurs : elle participe des bases pulsionnelles du mouvement, elle les scande, les questionne et les dépasse tout autant. De la formuler dans la langue de la Révolution, nous rendait présents à 1789 et à la Commune. Et à leurs répliques au xxe siècle : Trotski, Che Guevara, Mao ; des modèles ou des passerelles dans la poussée internationale de l’inconnu vers l’ouvert. Ainsi, je suivrai des cours de chinois à Paris 7 jusqu’à la licence, et j’écrirai sur les femmes et le féminisme chinois, au retour de notre voyage en Chine. [2]


... et samouraïs

Était-ce la déperdition du bulgare, lorsque j’écrivais en français mes essais de sémiologie-sémanalyse, en compagnie de Saussure, de Hegel ou de Dostoïevski selon le post-formaliste russe Mikhail Bakhtine ? - je voyais cette main qui tenait le stylo comme déjà morte là-bas, avec l’idiome maternel, tandis que je m’embarquais ici, improbable résurrection… Était-ce, en doublure de ce pays qui m’adoptait et me vivifiait, la présence d’une autre France, qui refoulait ses crimes plus encore que son génie ? qui me signifiait, ô subtilement mais implacablement, que je resterai toujours « l’étrangère » ? Et que la jeunesse secouait, en renvoyant à la figure de ses aînés, la violence ardente du mythe révolutionnaire ? – désormais fossilisé en conformisme, en routine systémique, après avoir été dénaturé, depuis la Terreur, en compromissions, collaborations, colonisations… ?

La destructivité me frappait, sous la fête : la mise en scène carnavalesque dans les orgies d’Éros à l’Odéon accouchait d’un Thanatos, que les « installés au Pouvoir » déniaient ou dévoyaient. L’irréfragable violence intrinsèque au désir lui-même, et que Freud (que je commençais à lire) a nommée : la « pulsion de mort ».
Ce frayage du négatif, je les avais côtoyés dans l’histoire de la philosophie et de la littérature, et chez les écrivains autour de Tel Quel, dans L’Intermédiaire (1963) ou L’Écriture et l’expérience des limites (1968), de Sollers. La compreneuse et la questionneuse que j’étais est devenue une psychanalyste, pour laquelle le désir de liberté s’assume comme un désir à mort, un désir de mort. À cette condition seulement, « je » peux continuer à « me » chercher , à « te » trouver, pour que « nous » puissions vivre et transmettre dans l’ouverture du temps.
Aussi ai-je vécu la déflagration de Mai 68 comme une expérience de samouraïs, à l’instar d’un certain Yamamoto, qui, entre le XVII et le XVIIIe siècle, pensait que seule la mort peut nous pousser à agir. Ce guerrier professionnel savait décapiter ; pourtant, bien que fidèle aux rituels de son art, il ne se tuera pas. Il finit paisiblement sa vie en écrivant des haïkus, de courts poèmes. J’ai intitulé Les Samouraïs (1990) mon roman sur l’orage de 68. Olga (Julia), Hervé (Philippe) et leurs amis de Maintenant (Tel Quel) sont entourés des « maîtres à penser » de l’époque : Arnaud Bréal (Barthes), Maurice Lauzun (Lacan), Strich-Meyer (Lévi-Strauss), Wurst (Althusser), Sterner (Foucault), Edelman (Goldmann), Benserade (Benveniste), qui explorent le sens des mots, symptômes et rêves, textes, délires et infamies, amours et folies. Pour livrer leurs propres existences - provocatrices, lisses ou insensées - aux langages qu’ils ont bâtis : à l’interprétation. J’écrirai la mienne, plus tard, après la mort de mon père et la chute du mur de Berlin.
Les Brigades rouges ont sévi en Allemagne et en Italie. J’aime à croire que l’inquiétude de penser et d’écrire, qui accompagnait l’ivresse, a grandement contribué à détourner mes samouraïs des passages à l’acte criminels. Pour ouvrir la voie de la démystification sans fin de toute emprise, y compris celle du jouir à mort.


L’imagination au pouvoir

Et le féminin, dans cette alchimie des passions ?
J’étais seule AVEC tous. J’auscultais ce dynamisme vital qui permet à une personne de se révéler à elle-même par l’intermédiaire des autres et j’essayais de mettre en œuvre ce « toucher intérieur », ce lieu par excellence de l’imagination. Du Grand Jeu, pour de vrai. Jeu infantile, farce adolescente, pure poésie ? Généreuse pensée dépensée, plutôt, qui ne répand pas la gravité en larmes, mais en rit. Et parie sur… l’infini. Absent, introuvable.
Mon directeur de thèse était Lucien Goldmann. Son incursion dans l’univers de Pascal, sa relecture de Hegel à la lumière de Georg Luckacs, célèbre philosophe hongrois et novateur du marxisme, étaient proches de ma formation philosophique en Bulgarie ; sa familiarité de juif roumain, fraternelle et paternelle, qui tranchait avec le style réservé des professeurs, me séduisait tout autant. Pourtant, c’est le structuralisme de Barthes, prolongeant le formalisme russe, qui m’était indispensable pour éclairer la formalité du langage et les spécificités des genres littéraires. Une refonte entre l’histoire et la structure m’a paru nécessaire : tenir compte de la logique interne à la narration ainsi que de son contexte historique mais aussi culturel (la poésie courtoise, le carnaval, les chroniques savantes et religieuses).
La soutenance s’est faite en plein Mai 68, malgré la fermeture des universités, et compte tenu de ma situation d’étrangère.
Mais Goldmann a cassé le rituel, en déclarant tout de go qu’avant toute discussion, le jury devait me décerner le titre de « docteur ès lettres », le texte déposé faisant foi ! Il préférait ouvrir un débat de fond : « Pourquoi accorder tant d’importance à la psychanalyse au détriment du marxisme ? Le sexe serait-il plus important que l’estomac ? » Et il a ajouté une drôle de question :
« Que pensez-vous de Gaudi ? »
J’ai vu rouge. Et j’ai répondu dans le même esprit iconoclaste de mon directeur... Psychodrame, dont je ne suis pas fière.
Avec le recul, je trouve qu’il n’avait pas tort de pointer les formes burlesques qui explosaient déjà l’idéologie libertaire, avant que la finance hyperconnectée ne les exacerbe aujourd’hui dans la post-truth politics et « l’immobilité accélérée », qui formatent la dépersonnalisation des internautes avides de monstrueux. De ma solitude avec tous, j’ai gardé la conviction que la singularité est partageable. En pessimiste énergique, le « toucher intérieur » est devenu le « point d’Archimède » qui pourrait ouvrir des temps et des espaces sous-jacents aux identités, aux communautés, aux Big Data aux croyances et aux idéologies, féministes comprises.
Après les droits politiques obtenus par les suffragettes, après l’égalité ontologique de l’universalisme de Beauvoir, Mai 68 donna le jour à un troisième féminisme, à la recherche de la différence entre les sexes et d’une créativité féminine spécifique, aussi bien dans la vie sexuelle que dans toute l’étendue des pratiques sociales, de la politique à l’écriture.
Contre les tendances de ces militantismes à ignorer que la liberté se conjugue au singulier, c’est à la singularité de chacune que je me suis adressée, à son génie féminin. À travers la vie selon Hannah Arendt, la folie selon Melanie Klein et les mots selon Colette. [3]
Pour que l’émancipation féminine ne sombre pas dans la guerre des sexes, mais favorise cette exception spécifique à l’espèce humaine, unique parmi tous les vivants, dans laquelle chaque individu invente son sexe en recomposant sa bisexualité psychique et en reliance avec l’infini du monde. Car tel est le génie dont chacun et chacune est capable, à condition de mettre en question sa pensée, son langage, son temps et toute identité qui s’y abrite. La passion maternelle fait partie du « génie » ainsi compris, et Olga dans Les Samouraïs en fait l’expérience. Prête à conjurer la pulsion de mort pour donner du sens à la vie, de la vie au sens.


Jouir sans entraves

« Sans » vraiment ? Le slogan était absurde. C’est en franchissant les limites, lois et autorités, que le désir et le plaisir se consument dans la traversée des entraves. Par la fascination et par le rejet, par l’effraction et l’arrachement. Incommensurable ajustement entre les forces de la vie et de la mort, liberté ultime : « le corps se jouit » (disait Lacan).
Le corps social écarte la jouissance dans ses coulisses hérétiques, mystiques, érotiques, esthétiques. Lorsque, au contraire, le déferlement de Mai 68 a provoqué le politique en revendiquant ce corps qui se jouit comme un droit de l’homme et de la femme, le corps social n’y a vu d’abord qu’enfants gâtés, nihilisme béat. Pourtant, le mouvement n’était pas une revendication contre un cadre social pour un autre, mais une poussée de la jouissance tout contre le pacte social. Ni sociale ni même seulement sociétale, la révolte révélait une expérience anthropologique universelle et irrépressible qui menace le sommeil des civilisations. Mais amorce aussi des mutations… plus tard ou jamais.
Le corps social des Trente Glorieuses ne pouvait pas entendre cet état d’urgence de la vie, cette jouissance, qui se faisait jour contre la société de consommation et ses gestionnaires…
Droits des femmes à l’agenda politique, gauche au pouvoir, chute du mur de Berlin, société
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L’avenir d’une révolte

Le corps français

Mêlée à la foule des étudiants qui arrachaient les pavés, j’ai vu surgir les barricades, j’y étais, j’y suis encore. Mais en étais-je ?

« -À-bas-l’É-tat-policier ! Dix-ans-ça suffit !
Foule à Denfert-Rochereau. Drapeaux rouges et noirs. On va vers l’École. […] La police laissera-t-elle passer ? On franchit sans peine le pont Alexandre-III. Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Qu’importe : tous élec- triques, survoltés. Certains connaissent L’Internationale, les autres l’apprennent en bégayant, mine de rien, l’air initié. Je me demande s’ils savent vraiment ce qu’ils font. L’Internationale, précisément, Olga en vient. Ivan s’étonnait, hier soir, de voir tous ces jeunes innocents rabâcher la langue de bois des apparatchiks de là-bas, des heures et des nuits durant, dans les amphis surchauffés de Nanterre et de la Sorbonne. C’est troublant, la foi de ces ingénus qui courent en toute candeur vers un monde d’oppression. Pas tout à fait pareil, peut-être : plus gais, plus anarchistes. Un carnaval avec service d’ordre, efficace et pince-sans-rire. Pourquoi pas : l’Histoire ne se répète jamais, disent les répétiteurs d’Histoire. » [1]

Olga, c’est moi. Embarquée, bousculée, bouleversée, en mouvement. Un carnaval, une révolte. Dedans et dehors : l’ivresse de participer au corps français.

À mon arrivée, deux ans auparavant, à l’aéroport du Bourget, j’avais été surprise par ces corps français... D’élégants paquets-cadeaux suivant la messe de Noël à Notre-Dame, des ombres, entassées dans le métro, qui rêvaient que le communisme améliorerait leurs acquis sociaux. C’était ça, l’égalité ?
À Saint-Germain-des-Prés, le désir et le plaisir se vivaient comme un droit absolu. J’ai rencontré Philippe Sollers, jeune écrivain du « Nouveau Nouveau roman », salué par Mauriac et Aragon, et lié notoirement à une femme plus âgée que ma mère. Il m’a fait explorer l’érotisme, et le couple est devenu un espace de pensée. La pensée comme un dialogue entre les deux sexes : n’est-ce pas l’utopie elle-même, en acte ? Et pour que j’échappe au sort des sans-papiers, nous nous sommes fait le cadeau du « mariage comme un des beaux-arts ». Dès le début et jusqu’à maintenant, le pacte amoureux comprend le droit de dire : « Je ne suis pas de ton avis. » « L’Étrangère » : d’emblée, Roland Barthes m’avait située. Dérangeante, excitante, insaisissable, autre. Ce mot me va bien, il ne me quitte pas. Étions-nous en avance sur Mai 68 ? Nous n’avions ni à l’assimiler, ni à y adhérer. Ça allait de soi, c’était évident.

La sexualité est donc une expérience qui ne s’embarrasse pas des différences d’âge, de génération, de sexe, de genre, de conventions ? C’est la vie, c’est le texte, Rabelais et les troubadours, François Villon et le marquis de Sade, Proust et Colette, Sartre et Beauvoir. C’est ça, le corps français !
Ayant obtenu une bourse du gouvernement français, qui encourageait les jeunes « de l’Atlantique à l’Oural », je prépare ma thèse, non sur le Nouveau Roman, trop audacieux, mais sur le premier roman français, Le Petit Jehan de Saintré, d’Antoine de La Sale (1386-1462), dont le héros est un jeune page épris de sa noble Dame qui pourrait être sa mère ! Pour la première fois, l’adoration maternelle de la Vierge quitte le Moyen Âge, pour éclore en roman dans cette nouvelle passion amoureuse entre l’homme et la femme, qui va ouvrir et fonder la nouvelle humanité renaissante elle-même ! En voilà une recherche qui m’éclaire ce corps français que j’ai épousé, qui m’a épousée et dont mon écrivain de mari incarnait la polyphonie dans notre union qui démystifiait Le Couple – ultime refuge du religieux… Et si c’était ça, la liberté !
Mais c’est la fraternité qui m’a définitivement associée à ces corps français turbulents, qui fascinent et questionnent toujours et encore. Les chercheurs,écrivains et universitaires, ceux de la revue Tel Quel et de l’École des hautes études en sciences sociales – en majorité des hommes –, m’ont reçue comme égale à eux et leur curiosité respectueuse m’a encouragée à développer… mon étrangeté. Une « vie de l’esprit », dont les philosophes grecs enseignaient qu’elle est une vie étrangère : s’étonner et s’émerveiller sans appartenir, sans en être. Une fraternité de singuliers, femmes comprises et doublement singulières.
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« C’est un véritable cauchemar
ou une farce pitoyable,
je ne sais »
Julia Kristeva

Quelques années plus tard, elle apprendra qu’un homme a joué un rôle déterminant dans l’autorisation des autorités bulgares. Il s’appelle Vladimir Kostov. Intellectuel renommé, directeur d’un journal gouvernemental, il publie quelques articles de la jeune Kristeva encore étudiante, correspond avec elle et, à l’occasion, lui envoie des livres. Et il travaille pour les services de renseignement bulgares. « Je ne l’ai jamais su, affirme Julia Kristeva. En 1975, nous avons bu un pot ensemble à Paris, près du pont de l’Alma. Il n’avait pas tenté de me recruter. Il ne m’a rien demandé. À aucun moment. »

À cette date, la jeune Bulgare un peu perdue s’est déjà muée en linguiste reconnue. Au bout des neuf mois, elle n’est pas rentrée à Sofia. Elle a épousé l’écrivain Philippe Sollers, fondateur de la revue d’avant-garde Tel quel. Elle fréquente le fleuron de l’intelligentsia parisienne, alors fascinée par les gardes rouges de Mao Zedong, très en froid avec Moscou et ses satellites. C’est pourtant sur cette période (1970-1973) que le dossier « Sabina » est le plus fourni. Il contient des notes dont Kristeva est censée être la source ; mais aucune n’est de sa main. Ce sont des propos insignifiants sur l’ambiance à Paris autour du Parti communiste français (PCF) et des intellectuels qui lui sont proches, tel Louis Aragon, à l’époque directeur des Lettres françaises, revue financée par le PCF jusqu’en 1972.

« Les documents publiés montrent d’abord que j’ai été la cible d’une surveillance, proteste Julia Kristeva, pas que j’ai joué le rôle d’un agent. Il y a, par exemple, 29 lettres que j’ai envoyées à mes parents au contenu innocent. Elles leur ont été extorquées ou ont été lues avant livraison. Je suis victime d’un véritable viol psychique. » Elle dénonce aussi les « positions invraisemblables » qui lui sont prêtées dans le dossier bulgare à propos d’Israël. « J’aurais dénoncé un climat prosioniste à la radio et à la télévision françaises en des termes flirtant avec l’antisémitisme ? Ce n’est pas moi du tout. »

« Si ces dictatures ont disparu,
les méthodes de leurs polices totalitaires
restent efficaces »
Son avocat, Jean-Marc Fédida

À l’appui de leur démonstration, ses accusateurs produisent une carte postale envoyée de Bruxelles au premier secrétaire de l’ambassade de Bulgarie à Paris, présenté comme son agent traitant. La missive parle de vacances à venir et se conclut par un « Vive le pouvoir populaire ! » « Ce n’est rien d’autre qu’un doigt d’honneur très désinvolte, explique aujourd’hui la romancière. Il n’y a pas une seule parole de collaboration dans cette carte. »
Elle décrit le diplomate comme « un personnage collant » qui la « surveillait » et se souvient que Sofia avait dépêché auprès d’elle « un ancien condisciple » venu la voir « au prétexte de [lui] transmettre des œuvres de poètes nationaux ». « Je ne l’ai pas très bien reçu, dit-elle, car ça ne m’intéressait pas. » Elle conclut : « Ils ont bien vu qu’ils ne parviendraient pas à m’influencer. » De fait, le dossier « Sabina » mentionne qu’elle fut exclue des collaborateurs des services secrets en 1977 en raison de positions maoïstes.

Pour Julia Kristeva, le mal est fait. « Je suis victime d’une calomnie et ne comprends pas pourquoi. Le régime bulgare cherche-t-il des boucs émissaires pour pallier le mal-être du pays ? Est-ce ma défense d’une culture européenne libre et ouverte qui est visée ? Ce qui me stupéfie c’est que personne, ni la commission en Bulgarie ni L’Obs, ne m’a demandé mon avis. » Son avocat, Jean-Marc Fédida, lance un avertissemcnt : « Si ces dictatures ont disparu, les méthodes de leurs polices totalitaires restent redoutablement efficaces puisqu’elles sont reprises sans esprit critique, sans même prendre la distance nécessaire ni considérer le discrédit auquel l’histoire les a condamnées. » Car pour lui comme pour sa cliente, il n’y a pas l’ombre d’un doute : le dossier « Sabina »été monté de toutes pièces. •
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Julia Kristeva et le fantôme de « Sabina »

ESPIONNAGE

La romancière et linguiste est accusée par une commission bulgare d’avoir travaillé pour les services secrets de son pays d’origine dans les années 1970

RÉPLIQUE

Elle dénonce une « machination diffamatoire » fondée sur
des documents truqués. Son récit et ses confidences au JDD

« Etonnée », « bouleversée », « scandalisée ». Les mots se bousculent dans la bouche de Julia Kristeva au souvenir d’une éprouvante lecture. Car, elle le dit, elle le jure : elle a découvert l’existence de son prétendu passé d’agent des services bulgares entre 1970 et 1973 en feuilletant L’Obs. Dans son numéro du 5 avril, l’hebdomadaire évoquait l’exhumation des archives de Sofia, fin mars, d’un mystérieux dossier « Sabina ». D’après l’article, ce pseudonyme cacherait la romancière, linguiste et psychanalyste française dont les écrits sont étudiés dans nombre d’universités du monde entier. « Je suis victime d’une machination diffamatoire, s’indigne-t-elle, car je n’ai jamais été une espionne bulgare. » Elle ajoute, indignée : « Je ne comprends pas que le journal fondé par Jean Daniel, qui a publié des textes de Jean-Paul Sartre, de Roland Barthes ou de Michel Foucault, procède de la sorte. »

A vrai dire, une première alerte avait retenti quelques jours avant la parution de l’article, quand elle découvrit sur son téléphone mobile le SMS qu’un journaliste de L’Obs lui adressait par erreur : « Kristeva pas joignable. On balance ! » Elle appelle alors l’auteur du message ; mais, selon elle, la conversation tourne court. L’article paraît, le scandale éclate. La voici ravalée - par une obscure commission bulgare de déclassification des documents secrets - au rang de ces collaborateurs anonymes des polices politiques d’Europe de l’Est qui traversèrent le temps comme des fantômes jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique.« C’est un véritable cauchemar, déplore-t-elle, ou une farce pitoyable, je ne sais. »

À 76 ans, Julia Kristeva n’aurait jamais imaginé une telle embardée du destin. Le dossier « Sabina » déforme de la plus douloureuse des manières son histoire déjà bien écrite. Pour bien comprendre, il faut remonter au début des années 1960. Etudiante en Bulgarie, elle projette alors la rédaction d’une thèse sur le mouvement littéraire du nouveau roman. Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Nathalie Sarraute font fureur à Paris mais ils sont inconnus à Sofia, où la jeune femme cultive sa francophilie.

« Mes parents n’étaient pas des partisans du régime, raconte-t-elle, et mon père était très croyant. Moi.j’étais membre des Jeunesses communistes, comme tous les jeunes de mon âge. En 1965, le général de Gaulle offrait des bourses aux étudiants francophones. » Elle dit avoir tenté sa chance sans trop y croire. Sa candidature est pourtant retenue.

· « J’ai signé un formulaire de visa usuel avant de partir, sans en examiner vraiment le contenu, précise-t-elle. Mais aucune pression n’a été exercée sur moi pour devenir un agent de renseignement. » Elle décolle pour Paris avec l’équivalent de 5 dollars en poche, pour une durée de neuf mois - c’est ce que prévoit la bourse qui lui a été attribuée.
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De quoi est fait Centre ?

D’une pénétration du réel c’est-à-dire de ce qui paraît impossible.

En quoi Freud nous permet-il aujourd’hui de lire notre société ?

De lire son envers d’abord. Freud est un aventurier, un découvreur. Et toute grande découverte demande à être re-découverte. Freud voit que tout ce qui est social est déterminé par quelque chose dont personne ne prend la mesure : la chose sexuelle.

Vous écrivez dans Centre, non sans ironie : « Les couples hétérosexuels qui parviennent à éviter le cauchemar de la différence sexuelle sont sûrement très rares. »

Je vous signale que le féminisme qui consiste à traiter Picasso de monstre peut très bien recevoir l’adhésion de quelqu’un qui n’a pas du tout envie de savoir que le corps féminin peut être torsadé et volant.

Vous écrivez que le message de Jésus, pour l’Église luthérienne évangélique de Suède, est queer. Ce mot désigne « une sexualité enfin libérée du fardeau hétérosexuel ». Vous ajoutez : « D’où le grand nombre d’homosexuels trouvant refuge dans cette religion d’amour. » C’est bien du fardeau hétérosexuel dont nous parle Sophie Chauveau, dont nous parle un universitaire à propos des Mémoires de Casanova en nous disant que le texte est un « appel au viol » ? Qu’est-ce qui est attaqué aujourd’hui à Paris, dans la capitale du savoir sur la sexualité ? L’hétérosexualité ?

J’insiste. Je suis athée sexuel. Donc l’hétérosexualité, je m’en moque complètement. Autrement dit la sexualité tant qu’elle ne produit pas un savoir ne m’intéresse pas du tout, or elle ne produit un savoir que très rarement. Ou bien sous forme de ce qui est là très précisément attaqué et c’est rare aussi, l’art. L’hystérie, dit Freud, est une forme d’art déformé. De quoi souffre l’hystérique à travers les siècles et tout spécialement aujourd’hui ? Elle souffre de ne pas savoir dans quelle identité corporelle elle se trouve. C’est tout [1]. L’hétérosexualité, comme celle de Picasso, c’est très rare. L’homosexualité comme celle de Proust ou de Bacon, c’est très rare. Donc tout ce qui donne lieu à un évènement qui peut être considéré comme majeur dans l’art est une cible. Pensez à Manet. C’est dans l’exceptionnalité que se tient la question. Tout ce qui fait semblant d’ensembliser est faux (« La femme n’existe pas » dit un jour Lacan). Ils y croient en fonction du fait qu’elles sont censées y croire aussi et si ça n’y croit pas, elles réclament que ça y croie quand même. Je pose une question à trois amies femme : selon vous, qu’est-ce qui a poussé les mâles (les porcs), à croire qu’une femme n’attend que ça ? Réponse unanime et immédiate : leur mère. Je demande : est-ce que vous pouvez me dire pourquoi ? Et là, silence. Un homme qui se précipite sur des formes féminines en pensant qu’il va en extorquer quelque chose qu’elles pourraient dire alors qu’évidemment, non seulement elle n’ont pas envie mais qu’elles n’ont rien à dire, prouve à quel point le refoulement de la mère est là. Les hommes et leur mère... Ils n’arrivent pas à devenir le père de leur mère comme je me tue à essayer de l’expliquer en passant par Dante.

Il y a une phrase de Lacan que j’aime beaucoup : « Un homme est très embarrassé par une femme comme un poisson par une pomme. »

Lacan était chagrin de ce point de vue, un peu. C’est sa limite à mon avis. On peut très bien être un poisson et se débrouiller avec les pommes, en les faisant tourner. On n’est pas obligé de mordre dedans. Dans le livre de Littell, le personnage tantôt homme, tantôt femme, est une sorte de trans heureux. Une vieille histoire n’arrête pas de proclamer la liberté. Et le personnage, lorsqu’il est femme, n’arrête pas d’aimer des porcs. Il faut faire lire ce roman dans les écoles communales féministes. C’est très étrange que les femmes ne le remarquent pas.

Dans la déferlante du néo-féminisme en cours, il y a un grand silence de la communauté homosexuelle ? Comment l’analysez-vous ?

Peut-être bien que ça les arrange (rire).

On a bien compris que Casanova était un porc, Picasso un monstre, Bernin, Manet. Je n’entends rien sur Sade ?

Sade est monstrueux. C’est un super porc.
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Pourquoi ? Parce que Paris fut la capitale du libertinage ?

Parce que Paris est la capitale du savoir sur la sexualité qui comporte, comme affluent, le libertinage. Mais le savoir, c’est autre chose et c’est la raison pour laquelle j’ai cité Lacan.

Revenons à Sophie Chauveau.

Elle dit qu’elle est fascinée, dès l’âge de 13 ans, par Picasso. Ensuite, elle découvre « le monstre » et elle pense qu’il est devenu psychopathe sexuellement à partir de là. Bref, S. Chauveau nous dit que Picasso s’est très mal comporté avec ses femmes, ses enfants et elle ajoute qu’elle a le plus grand respect pour Françoise Gilot. Ça nous emmène très loin... Je ne vois pas pourquoi Le Figaro ne prendrait pas ça pour du pain béni, puisque ça permet de dégager tout ce qui peut contester fondamentalement la représentation bourgeoise et petite-bourgeoise des corps humains.



Images d’une pulsion. Les représentations d’enlèvement à travers les arts
Dans cette rafle, il y a aussi, de la part d’un autre auteur cette fois, Jérôme Delaplanche, lequel publie Ravissement (Citadelles & Mazenod), par exemple une attaque du Bernin et de son Enlèvement de Proserpine. Tout ça, comprenez-vous, ce sont des hommes qui parlent aux hommes à travers des corps de femmes sauvagement empoignés. C’est horrible. Cet auteur, par ailleurs, a un nom épatant pour se livrer à cette rafle : Delaplanche n’a jamais pu approcher un corps fluctuant — sauf à faire la planche !


Jonathan Littell : "Je ne fais pas de distinction entre décrire une scène de sexe, une scène de famille, une scène de guerre"
Autre chose. Il faut se demander encore pourquoi tout le monde est incapable de tirer les moindres analyses d’un livre écrit en français et qui paraît ces jours-ci à Paris, livre d’une teneur hautement pornogra­phique signé par un ancien prix Goncourt, Jonathan Littell. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité selon moi, vous avez un narrateur qui est à la fois homme et femme, et qui se trouve dans des situations extraor­dinaires, séquences pornographiques très minutieusement décrites, de plus en plus minutieusement décrites. Pour la première fois, ce qui était séparé — je pense à Juliette et Justine chez Sade, l’une étant l’exact envers de l’autre —, peut être compressé (il suffisait de le penser), n’en faire qu’une ou un, car dans le livre de Littell, Une vieille histoire (Gallimard), il s’agit des aven­tures d’un trans. Ça va beaucoup plus vite, chez Littell, que dans les Joyeux Animaux de la misère de Guyotat. ll y a des journalistes femmes qui vous disent que le livre de Littell est très intéressant et on se demande comment elles peuvent lire ça. En fait, elles ne le lisent pas, ce qui revient toujours au motif de Centre : qui lit quoi et qui est capable de lire quoi en fonction d’une possibilité d’avoir fait un certain chemin dans la connaissance analytique ?

Vous voulez dire, toujours, philosophique et métaphysique ?

En effet. Nouvel exemple. Vous allez pouvoir lire bientôt, en français, à Paris, le livre magnifique de Philippe Lançon qui s’intitule Le Lambeau (Gallimard). Cet auteur vous raconte comment il se trouvait à l’intérieur de la salle de rédaction de Charlie Hebdo au moment où l’attentat a eu lieu. Bon, Lançon est à Charlie, ça va durer deux minutes de fusillade, deux minutes qui durent deux siècles. Il est défiguré. Il va planer au-dessus des morts, c’est très bien écrit.
Bref, Lançon va tenter peu à peu, en souffrant atrocement, de sortir de cette tragédie corporelle. Je le mets sur le même plan que Littell même si ça n’a rien à voir mais ce qui est très intéressant chez Littell c’est la souplesse et la précision organique. Le corps, qu’est-ce que le corps ? Lacan dit que le sujet de l’inconscient c’est le corps. Et il martèle : le corps.
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Pourquoi ? Parce que Paris fut la capitale du libertinage ?

Parce que Paris est la capitale du savoir sur la sexualité qui comporte, comme affluent, le libertinage. Mais le savoir, c’est autre chose et c’est la raison pour laquelle j’ai cité Lacan.

Revenons à Sophie Chauveau.

Elle dit qu’elle est fascinée, dès l’âge de 13 ans, par Picasso. Ensuite, elle découvre « le monstre » et elle pense qu’il est devenu psychopathe sexuellement à partir de là. Bref, S. Chauveau nous dit que Picasso s’est très mal comporté avec ses femmes, ses enfants et elle ajoute qu’elle a le plus grand respect pour Françoise Gilot. Ça nous emmène très loin... Je ne vois pas pourquoi Le Figaro ne prendrait pas ça pour du pain béni, puisque ça permet de dégager tout ce qui peut contester fondamentalement la représentation bourgeoise et petite-bourgeoise des corps humains.


Images d’une pulsion. Les représentations d’enlèvement à travers les arts
Dans cette rafle, il y a aussi, de la part d’un autre auteur cette fois, Jérôme Delaplanche, lequel publie Ravissement (Citadelles & Mazenod), par exemple une attaque du Bernin et de son Enlèvement de Proserpine. Tout ça, comprenez-vous, ce sont des hommes qui parlent aux hommes à travers des corps de femmes sauvagement empoignés. C’est horrible. Cet auteur, par ailleurs, a un nom épatant pour se livrer à cette rafle : Delaplanche n’a jamais pu approcher un corps fluctuant — sauf à faire la planche !


Jonathan Littell : "Je ne fais pas de distinction entre décrire une scène de sexe, une scène de famille, une scène de guerre"
Autre chose. Il faut se demander encore pourquoi tout le monde est incapable de tirer les moindres analyses d’un livre écrit en français et qui paraît ces jours-ci à Paris, livre d’une teneur hautement pornogra­phique signé par un ancien prix Goncourt, Jonathan Littell. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité selon moi, vous avez un narrateur qui est à la fois homme et femme, et qui se trouve dans des situations extraor­dinaires, séquences pornographiques très minutieusement décrites, de plus en plus minutieusement décrites. Pour la première fois, ce qui était séparé — je pense à Juliette et Justine chez Sade, l’une étant l’exact envers de l’autre —, peut être compressé (il suffisait de le penser), n’en faire qu’une ou un, car dans le livre de Littell, Une vieille histoire (Gallimard), il s’agit des aven­tures d’un trans. Ça va beaucoup plus vite, chez Littell, que dans les Joyeux Animaux de la misère de Guyotat. ll y a des journalistes femmes qui vous disent que le livre de Littell est très intéressant et on se demande comment elles peuvent lire ça. En fait, elles ne le lisent pas, ce qui revient toujours au motif de Centre : qui lit quoi et qui est capable de lire quoi en fonction d’une possibilité d’avoir fait un certain chemin dans la connaissance analytique ?

Vous voulez dire, toujours, philosophique et métaphysique ?

En effet. Nouvel exemple. Vous allez pouvoir lire bientôt, en français, à Paris, le livre magnifique de Philippe Lançon qui s’intitule Le Lambeau (Gallimard). Cet auteur vous raconte comment il se trouvait à l’intérieur de la salle de rédaction de Charlie Hebdo au moment où l’attentat a eu lieu. Bon, Lançon est à Charlie, ça va durer deux minutes de fusillade, deux minutes qui durent deux siècles. Il est défiguré. Il va planer au-dessus des morts, c’est très bien écrit.
Bref, Lançon va tenter peu à peu, en souffrant atrocement, de sortir de cette tragédie corporelle. Je le mets sur le même plan que Littell même si ça n’a rien à voir mais ce qui est très intéressant chez Littell c’est la souplesse et la précision organique. Le corps, qu’est-ce que le corps ? Lacan dit que le sujet de l’inconscient c’est le corps. Et il martèle : le corps.
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Sollers a raison d’affirmer, et c’est surtout vrai depuis Médium, que ses romans sont « des liaisons de raisonnements » : tout se tient et tient le tout. Chacun d’entre eux est un conte philosophique — voltairien pour sa brièveté et ses paraboles —, dont le dispositif est neuf : « j’entends des voix, je les transcris, ma voix est mêlée à elles ». Attention : Sollers travaille d’évidence à l’oreille, il entend comme personne. Ces voix du passé qui lui parlent éclairent souvent, de façon prémonitoire, l’actualité la plus brûlante. Tiens, voici celle, monstrueuse et centrale, de Freud quand elle résonne aujourd’hui dans notre époque régressive : « L’infériorité intellectuelle de tant de femmes, qui est une réalité indiscutable, doit être attribuée à l’inhibition de la pensée, inhibition requise pour la répression sexuelle ». En contrepoint, écoutons celle de Sollers lui­ même : « Freud veut seulement souligner à quel point la morale sexuelle civilisée, surtout dans l’éducation des filles, est de la démence. Il est le premier à le dire, et c’est capital ».
Sollers entend des voix mais écoute la société. Il procède à des enregistrements précis car c’est encore un merveilleux preneur de son. Voilà : « Les couples hétérosexuels qui parviennent à éviter le cauchemar de la différence sexuelle sont sûrement très rares. Les magazines, pourtant, les montrent toujours radieux, malgré leurs divorces successifs et leurs adoptions hasardeuses. Les couples homosexuels s’en tirent-ils mieux, avec le mariage pour tous et les questions d’adoptions et d’inséminations qui s’ensuivent ? La nouvelle propagande le dit ».
Le narrateur-écrivain de Centre aime Nora, petite brune de 40 ans à « la voix vivante ». C’est une psychanalyste qui sait « pourquoi et comment elle jouit ». Bon, « c’est le rêve ». Cette praticienne a « la troisième oreille ». Tous les deux s’entendent parfaitement et écoutent donc la société déborder et bavarder. Ils constatent que l’hystérie, bien que « recouverte par un océan d ’images », ne cesse pas de parler. D’où l’actualité de Freud. Nous sommes à un tournant de l’Histoire : les femmes peuvent à loisir commander un don de sperme sur Internet et faire le choix du donneur. Une question se pose alors : « Comment transformer des spermatozoïdes en fonction symbolique ? » Nora est effrayée par ce business qui ne cesse pas de s’amplifier mais son compagnon la rassure : « L’espèce humaine, et c’est son charme, est très ancienne. On peut déjà parier que les filles voudront toujours avoir un père (et un enfant de lui, plus ou moins imaginaire), et que les garçons réclameront aussi un père, pour le haïr et le surclasser. »
Sollers veut « déranger la routine », l’inertie. On peut lui faire confiance. Il frappe au centre. Quel tireur d’élite : « La réalité est une passion triste, le désir un réel joyeux ».


Pourquoi Paris, récemment et contre toute attente, est-il redevenu le centre d’un monde secret et nouveau ?

Paris fut ce centre, il ne l’était plus en effet, et il vient, tout récemment, de le redevenir.

De quel centre parlez-vous ?

Du centre de la seule révolution qui ait eu lieu c’est-à-dire la Révolution française — les autres en dépendent de façon plus ou moins falsifiées. Pour qui est un peu réveillé, Paris est de nouveau le centre de tout ce qui se passe. Evidemment, ce n’est pas visible à l’œil nu. Je veux prouver que cela a été annoncé par quelque chose qui suit son cours, pas forcément dans les régions observables, qui suit son cours donc dans la psychanalyse réinventée par Lacan en fonction de son découvreur, Freud.
Lacan, que j’ai bien connu et qui est très présent dans Centre à travers un personnage féminin qui est psychanalyste (Nora), a de plus en plus de choses à nous dire. Non pas du tout sur les lacaniens et les psychanalystes, mais sur le plan philosophique et métaphysique.

Qu’a-t-il à nous dire, Lacan ?

LIRE
Heidegger, Logos (traduit par Lacan)
Il ne faut pas oublier que Lacan a publié très tôt, dans la revue dont il avait la charge, Heidegger. Vous voyez le paysage bouger en profondeur puisque le refoulement, l’inquiétude, l’angoisse portent actuellement sur deux noms — tout semble fait pour ne pas savoir au fond ce qu’il en est : d’abord Céline dont on voit que la publication des pamphlets réexplose sans cesse dans l’opinion, et ensuite Heidegger sur qui il n’y a pas un seul article concernant la philosophie dans lequel il ne reçoive son coup de pied habituel — notamment dans le Monde.
Je saute brusquement dans l’actualité de ce jour où nous parlons et qui, sauf erreur, est le mardi 20 mars 2018. J’ouvre donc ce matin Le Figaro qui, sur une pleine page, me décrit l’intervention d’une féministe, Sophie Chauveau, laquelle publie tout un livre, Picasso, si je mourais (Télémaque), pour montrer à quel point Picasso est « un monstre ». Tout ceci m’interpelle directement. Nous sommes dans l’époque du « Balance ton porc », du « Me Too », et c’est à Paris que cela prend des dimensions beaucoup plus importantes qu’ailleurs même si ça vient d’Amérique et du cinéma. C’est à Paris que l’onde de choc puritaine prend toute sa signification en perspective.
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Nous somme ici très, très loin de la visée de Marina Galletti, qui s’attarde en effet longuement aussi bien sur le Cercle communiste démocratique que sur Contre-Attaque, que sur Acéphale... en publiant de façon critique l’ensemble des correspondances inédites propres à ces mouvements. Et en n’hésitant pas, bien que prudem­ment, à évoquer la question lancée par Bataille des sacrifices humains... soulignant ainsi la brouille entre Georges Bataille et Michel Leiris...

Bref, il faut par priorité recommander la lecture de L’Apprenti Sorcier, et la lecture des Œuvres complètes de Georges Bataille, sur toute autre lecture tendant à brouiller ce qui se pense d’essentiel dans cette affaire qui nous concerne aujourd’hui comme jamais... les enjeux n’ayant pratiquement pas changé .. .

*
Ce matin je me suis levé une heure plus tôt...

Marcelin Pleynet, L’Infini 143
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Georges Bataille

En 1990, Marina Galletti publie, dans la collection « Essais » des éditions de la Différence, un ensemble d’inédits de Georges Bataille sous le titre L’Apprenti Sorcier, textes, lettres et documents, 1932-1939. Marina Galletti, que j’ai rencontrée à Rome où Jacqueline Risset, dont elle était une élève, me l’a présentée, n’a, autant que je sache, écrit et publié que cette seule anthologie de textes de Bataille... J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans un de mes journaux... Mais je souhaite y revenir aujourd’hui pour, autant que possible, clarifier la position extrêmement complexe et riche (c’est le moins qu’on puisse dire) de Bataille.

C’est, à mon avis, à juste titre que Marina Galletti ouvre son discours analytique en citant Michel Foucault qui, en 1970, déclare : « On le sait aujourd’hui : Bataille est un des écrivains les plus importants de son siècle... »


Paris, dimanche 29 octobre

Encore Bataille... l’un des problèmes secondaires, il est vrai, qui se posent avec Bataille, comme d’autre part, mais différemment, avec Leiris, c’est la sorte de rap­port que l’un et l’autre entretenaient avec André Masson. Ne collaborent-ils pas régulièrement aux hommages rendus çà et là à André Masson ? En 1937 dans un hommage en édition de luxe, sans nom d’éditeur (édition reprise par André Dimanche éditeur, en 1993). Cette édition comporte des poèmes et essais de Michel Leiris, Paul Éluard, Georges Bataille, André Breton, Pierre-Jean Jouve, Benjamin Péret, Robert Desnos, Georges Limbour et Armel Guerne... Et encore et à nouveau dans l’édition de l’album de 447 pages, André Masson, l’insurgé du XXe siècle, où l’on retrouve Michel Leiris avec Jean-Marie Drot, Jean Leymarie, Achille Bonito Oliva, Alain Jouffroy, mon amie Jacqueline Risset, et quelques autres... Le tout, comme le premier catalogue, illustré d’un grand nombre de dessins de Masson.


André Masson, Portrait de Georges Bataille, 1937. Manet, Lola de Valence, 1862.
Avec le temps, Masson ne s’impose pas vraiment comme un artiste majeur du XXe siècle. On en pense ce qu’on veut, mais les dessins comme les peintures sont le plus souvent d’une laideur et d’une sottise difficilement supportables... Comment se trouve-t-il faire l’unanimité chez les intellectuels ? Où est l’aveuglement ? Il tient, me semble-t-il, essentiellement aux discours et aux lectures dont se réclame Masson : Héraclite et Nietzsche, ou encore, comme l’écrit Leiris, Rimbaud, Dostoïevski, Raymond Lulle, certains ouvrages de magie, Paracelse... voire, plus tard, Sade...

Le plus difficile à admettre, c’est lorsque les références deviennent picturales. Que peut-il y avoir de commun entre l’art de Masson et Mantegna, Poussin, Delacroix ? Et plus encore entre l’art de Masson et Cézanne... Lorsqu’il avance cela, de toute évidence Leiris est imprudent, même s’il prend la précaution de privilégier le caractère biographique de son essai...


André Masson, Portrait de Michel Leiris, 1939.
« Son visage aux traits accusés [...], son crâne ras
[...] forment peut-être ce que j’ai jamais rencontré
de plus contradictoire : une lâcheté évidente
(plus évidente que la mienne) mais si empreinte
de gravité, si impossible à délivrer
que rien n’est plus navrant à voir. »


Les deux hommes, c’est flagrant, ne sont pas sur la même longueur d’onde... Ce que ne laisse pas supposer le texte de Jacqueline Risset qui, dans sa précipitation, n’hésite pas à parler de « communauté » et à associer étroitement Masson et Bataille, que tant de choses séparent, ne serait-ce que la psychanalyse pour laquelle, Masson, si on en croit Leiris, « n’éprouvait guère de curiosité »... alors que Bataille aussi bien que Leiris éprouvèrent la nécessité d’aller voir ce que ce qui se jouait de ce côté-là...

Ce qui m’apparaît de plus en plus clairement, c’est que le travail de Marina Gal­letti est une réponse, subtilement déguisée, au texte de Jacqueline Risset, qui n’hé­site pas à écrire : « Entre 1929 et 1939, Bataille fonde et dirige une série de revues constituant souvent les écrits de plusieurs groupes à la fois. La notion de « commu­nauté » dans toutes ses variétés et toutes ses implications (jusqu’à « la communauté inavouable » que décrit Maurice Blanchot) est au cœur de ses réflexions, parfois de son action. Masson reste tout à fait étranger aux groupes les plus marqués politique­ment, comme le groupe d’études marxistes (la Critique sociale), ou comme moyen d’intervention de gauche (Contre-Attaque) qui marque la réconciliation provisoire entre Bataille et Breton. »
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Louis-Ferdinand Céline

Les éditions Gallimard ont finalement obtenu l’autorisation, de Lucette Almanzor­ Céline, de publier une édition critique des Pamphlets. On peut supposer que Gallimard reprendra l’édition critique canadienne que, il y a quelques années, les éditions 8 m’avaient si aimablement fait parvenir. Cette édition des Écrits polémiques est établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi. Elle est sans exemple et permet de lire les Pamphlets (Mea culpa - Bagatelles pour un massacre - L’École des cadavres - Les Beaux draps) avec !’Hommage à Zola - À l’agité du bocal - et Vive l’Amnistie, Monsieur !

Cette édition, situant Céline dans le contexte de l’époque, engage à lire Céline comme on doit le lire, et comme il n’a jamais été lu. Elle relativise, autant que pos­sible, la plupart des reproches qui sont adressés au chroniqueur-écrivain. N’est-il pas le seul à vraiment rendre compte des extraordinaires désordres et destructions de l’Allemagne hitlérienne... Voir le portrait qu’il fait de l’état de Berlin à la fin des années 50, dans D’un château l’autre...

Les pamphlets sont ce qu’ils sont, mais que comprendre au génie de Céline si on les ignore ? Il était grand temps que cette censure soit levée... Elle va l’être sans aucun doute dans l’année qui vient.

Paris, samedi 28 octobre
Encore et toujours Heidegger

Je reprends Apports à la philosophie — De l’avenance (1989, traduction de François Fédier, Gallimard, 2013) pour clarifier ma lecture des essais de Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses « Cahiers noirs »... Heidegger est comme toujours relativement facile à lire, dès que l’on est un tant soit peu familier avec ses concepts. Et depuis le temps que je le pratique je me suis plus ou moins fait à son type de pensées ... De telle sorte que j’avance relati­vement aisément dans ces essais, même si ceux-là réclament une attention particulièrement soutenue... La notion d’« avenance » essentielle n’étant pas facile à saisir... Je reviendrai plus longuement sur ma lecture dans les semaines qui viennent... Mais en attendant je ne voulais pas laisser passer cette occasion de noter tout ce que je dois à Heidegger : ma pensée, et par voie de conséquence mon écriture, mes lec­tures, depuis la fin des années 50. Lectures sans lesquelles je n’aurais certainement rien écrit de ce que j’ai pu écrire, aussi bien dans le domaine littéraire et poétique que dans celui des arts plastiques ...

Comment imaginer, étant donné l’attention que réclame le moindre essai de Heidegger, que les quelque 500 000 lecteurs d’un journal quotidien puissent se faire la moindre opinion de ce qu’est et de ce que pense Heidegger ? Même une culture philosophique avancée ne tend-elle pas spontanément à penser, encore en 2017, que Dasein signifie « réalité humaine » ? Commettant ainsi la même erreur que Henry Corbin traduisant (en 1938, dans la première édition française de Qu’est­ ce que la Métaphysique ?) Dasein par « réalité humaine »... Qui a lu quoi ? Qui a lu Heidegger ? Qui a lu Hegel ? Qui a lu Bataille ? Qui a lu ? Qui sait lire ?
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Parcours

Chaque jour, de la rue de Saint-Marceaux (l’artiste du XIXe siècle, dont on peut voir deux sculptures de part et d’autre de l’entrée du Petit Palais), à la rue de Ver­neuil (fils de Henri IV), l’autobus passe par la place Wagram (une victoire de Napo­léon sur les Autrichiens) où le carrefour est régulièrement aménagé en un magni­fique parterre mélangé de fleurs cultivées et de fleurs des champs. C’est un chatoiement de mille couleurs chaudes et automnales... De la place de Wagram on peut apercevoir l’Arc de Triomphe, de la place de l’Étoile... puis le même bus pour­ suit jusqu’à la place du général Catroux (né en 1877 et mort en 1969, un ans après 1968), où le boulevard Malesherbes traverse l’avenue de Villiers... Je retrouverai l’Arc de Triomphe, place de la Concorde, en haut de l’avenue des Champs-Élysées, avant de passer quai d’Orsay devant l’Assemblée Nationale, dit aussi Palais-Bourbon (en restauration), et de m’engager à l’angle de la rue Aristide-Briand, dans le boule­vard Saint-Germain, pour descendre à la station Bac-René Char (aurais-je pensé, lorsque j’étais jeune et que René Char m’adressait ses plaquettes poétiques, qu’un jour son nom serait donné à une place de Paris ?), d’où j’irai jusqu’à la rue Gaston­ Gallimard, prendre mon courrier que j’emporterai à mon studio rue de Verneuil... Ainsi chaque jour depuis plus de quinze ans...

Paris, vendredi 27 octobre

Cette semaine j’aurai relu les dernières épreuves du numéro 141 de la revue L’in­fini, avec au sommaire, entre autres, un extrait du prochain roman de Philippe Sol­lers, « Tourbillon », un texte de Jacques-Alain Miller, « Lacan cesse d’être discret », un court texte de Jean-Jacques Schuhl, « Marge et le cardinal », un extrait d’un livre d’Augustin de Butler, « Renoir, Venise et les Vénitiens », une nouvelle de Marc Pautrel, « L’invité », deux textes de Pierre Guglielmina...

*
Au bureau nous (Sollers, son secrétaire et moi) parlons du dernier livre de Yan­nick Haenel, Tiens ferme ta couronne , dont toute la presse sans exception dit le plus grand bien... avec un excellent article de Bernard Pivot, et, hier, une grande page, avec photographie, dans Le Monde des livres. Le roman, semble-t-il, se vend très bien et n’a manqué que d’une voix le Grand Prix du roman de l’Académie française... en attendant éventuellement d’autres prix, puisqu’il est également aussi bien sur la liste du Goncourt... que sur celle du prix Médicis... La collection et les éditions Gallimard attendent beaucoup de ce roman... Nous verrons dans les semaines qui viennent ce qu’il en sera...

*
Philippe Sollers me montre les épreuves reliées de sa Correspondance avec Dominique Rolin. Le premier volume compte les lettres qu’il a adressées à Dominique Rolin de 1958 à 1980... Les lettres manuscrites, y compris les lettres de Domi­nique Rolin à Sollers, sont la propriété de l’Académie Royale de Belgique, et devraient paraître en croisé : après un tome des lettres de Sollers, un tome des lettres de Dominique Rolin... Ce premier tome est programmé à paraître en librairie le 2 novembre. J’ai eu l’occasion de lire quelques-unes de ces lettres, lorsqu’elles furent publiées dans un précédent numéro de L’infini... je ne connais rien de comparable dans toute l’histoire de la littérature française ! Elles sont indispensables à qui s’intéresse de près, comme de loin, aux œuvres et à la pensée de Sollers, qui bien entendu s’adresse ici à la femme qu’il aime, et avec laquelle des années durant il partage tout (ne vont-ils pas deux fois par an à Venise, où il écrit dans la chambre qu’ils ont louée à la pension Calcina, sur les Zattere, alors que de son côté Domi­nique Rolin écrit sur la terrasse de ladite pension).

Ces lettres sont d’abord le témoignage vivant des intérêts essentiels de Sollers au cours de ces années : de Rimbaud, Pascal, à la Bible, à Joyce... à la Chine ...
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Bref, Michel Leiris, qui obtient le Prix des Critiques en 1952 (?) et refuse le Grand Prix national des Lettres en 1980, ne sera jamais plus clair sur ce voyage que dans ce troisième et avant-dernier tome de La Règle du jeu, que je découvre tardive­ment mais sûrement, comme incontestablement à suivre...

Si le volume s’ouvre sur les souvenirs du voyage en Chine, il ne tarde pas à manifester une résistance à ce que Leiris était alors. Conflit et résistance tels qu’après avoir pris conscience de son rôle de « cryptocommuniste », les contradic­tions à l’intérieur desquelles il se débat, et où il ne faut pas exclure de sérieux pro­blèmes sexuels, le conduiront à une analyse et à une très sérieuse tentative de sui­cide... dont il sortira tant bien que mal en acceptant finalement son statut d’écrivain...

De cette dramatique aventure il écrira, à l’hôpital Claude-Bernard, où il est soi­gné : « Mentalement, avec la crise conclue par une plongée de plus de trois jours dans le néant du coma, j’avais subi un choc plus rude que je ne l’imaginais. »

Mon livre préféré de Michel Leiris reste encore à ce jour et de loin celui qu’il a publié, avec des illustrations d’André Masson, d’abord aux éditions GLM, puis repris en 1981 aux éditions Fata Morgana, sous le titre Miroir de la tauromachie ... J’ai dans ma bibliothèque chacune de ces éditions.

En ce qui concerne les Cinq études d’ethnologie (Coll. « Tel », Gallimard, 1988), la première, « Race et civilisation », qui doit dater de 1951, respire comme la plupart des suivantes le politiquement correct, à savoir : le racisme c’est pas bien, même chose avec la seconde que l’on peut ranger sous la rubrique : le colonialisme c’est pas bien... Ces Cinq études témoignent d’abord de la bonne volonté d’un homme politiquement correct de la gauche plus ou moins libérale... Quant à l’essai sur Tristes tropiques de Lévi-Strauss, rien que je n’ai pensé en le lisant sur la recomman­dation de L’Observateur de l’époque, lorsque j’avais 18 ans. Le seul essai qui se dis­tingue un peu des autres, c’est l’hommage que Leiris rend à Alfred Métraux, « Regard vers Alfred Métraux », où Leiris parle à la première personne et évoque ses souvenirs, et dit ce qu’il doit au grand ethnologue. Mais pourquoi faut-il que cela soit suivi, en 1969, d’une « Communication au Congrès culturel de La Havane » ?


Les temps passent et changent, et ce qui hier n’était que bien-pensance n’est plus aujourd’hui que triste manifestation d’une ambiguïté politique... On se dit qu’un honnête homme nommé Michel Leiris a existé, avec toutes les ambiguïtés huma­nistes de son monde... et que, en conséquence, il s’est à sa façon imposé... Faisant aussi, si l’on veut, histoire...

Paris, jeudi 26 octobre

J’ai travaillé une grande partie de la journée à mon nouveau roman, Le Bouquet de roses ou Le Prisonnier, quelque quarante pages d’établies, la chose doit pouvoir être menée à bien... à plus ou moins long terme...

*
... J’accueille avec émerveillement l’automne et son cortège de brouillard et de pluie. Sur la place de la Concorde, que je traverse deux fois par jour, les fontaines de Hittorff et l’obélisque de Louxor, matin et soir, percent lentement l’air embrumé qui enveloppe la place... Il faut vivre, il faut absolument vivre puisque c’est notre destin, à nous autres humains, de savoir que nous sommes mortels...
N’en demandez pas plus !

Aujourd’hui comme hier, ou demain, nous sommes faits de l’étoffe dont sont faits les rêves... et c’est déjà beaucoup pour un destin d’homme... Aussi l’automne me convient on ne peut mieux... Pour le reste, bonjour chez vous !

Je terminerai mon roman, plutôt que de l’achever comme c’est trop souvent le cas chez tant d’écrivains, ou qui se disent tels...
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Je découvre aujourd’hui seulement, par un curieux hasard, le livre de Michel Leiris, Journal de Chine, rendant compte des groupes qui, dès 1955, visitèrent la Chine. Or, il se trouve que ces groupes comprenaient un certain nombre de person­nalités qui sont loin, très loin d’être négligeables... Je relève, entre autres, d’abord Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, que Leiris rencontrera à sept reprises, Claude Roy, auteur de Clefs pour la Chine, que j’avais lu et qui ne m’avait pas paru très intéressant... Mais ce que je remarque aujourd’hui comme singularisant ces premiers voyageurs, c’est la présence de plusieurs d’entre eux ayant collaboré à la revue de Georges Bataille, Documents : Michel Leiris, bien entendu, qui entre autres assura le secrétariat de rédaction en 1929, avant d’en devenir directeur-gérant en 1930, Paul Pelliot, Carl Einstein et Georges-Henri Rivière..


Le volume comporte, en quasi-introduction, une carte du voyage de ce groupe de Russie en Chine, avec les villes visitées par Michel Leiris de Pékin à Kumming (Yunnan) en passant par Shanghai...

Reste que l’organisation politique de ce type de voyages a d’évidentes tendances à se ressembler, et que le Journal de Chine de Michel Leiris n’évite pas les écueils du genre, à savoir rapporter aussi soigneusement que possible les discours et pourcentages propres à la propagande politique d’un régime communiste, alors explicite­ment lié à l’Union Soviétique, et qui a tout intérêt à se présenter comme ayant transformé la société... Nous eûmes, à peu de chose près, les mêmes discours lors des mêmes visites d’ateliers et d’usines... mais dans une Chine en complète rupture avec ses anciens alliés russes, ce qui évidemment change beaucoup de choses, pour ne pas écrire change tout.

Dans ce livre les voyageurs font quelques escales en URSS, à Moscou, qu’ils visitent avec un grand intérêt... Il faut savoir que, dans les années cinquante, le parti communiste français stalinien comptait un très grand nombre de voix aux élections (presqu’un tiers de l’ensemble de l’électorat). C’est dans ces conditions qu’à mon retour des États-Unis (où, après avoir enseigné à l’université de Nor­thwestern (Chicago), j’ai passé plus de trois mois), la revue Tel Quel, à mon initia­tive, fera un bout de chemin en dialogue avec les intellectuels du parti commu­niste...

Pour le reste, si je puis dire, Leiris donne bien entendu (?) une sorte de compte rendu des divers discours que lui tiendront les responsables des lieux et diverses usines qu’il visite... Rien d’inattendu, cela va de soi, et à la longue, j’en sais quelque chose, ces discours sont plus fatigants qu’instructifs et ne tardent pas à devenir ennuyeux . .. La chose est aussi évidente que possible lorsque Leiris se croit obligé de donner la liste des minorités à laquelle appartiennent les étudiants participant au Mouvement de la Paix, pas moins de 26 minorités recensées page 181 ! Mais c’est page après page que Leiris rapporte les informations que lui fournissent les respon­sables politiques de l’université de Pékin, ou encore de je ne sais quelle ferme modèle... C’est si vrai, et il n’est pas impossible que Leiris en soit conscient, que dans l’édition publiée en 1994 (soit quatre ans après la mort de Leiris) les passages où l’auteur parle en son propre nom des paysages et événements plus en accord avec sa sensibilité sont imprimés en italique...

En 1974, le groupe Tel Quel, sous la surveillance d’un employé des éditions du Seuil, aura bien entendu une feuille de route établie par les responsables politiques chinois... et ce que nous demanderons ne sera pas forcément respecté... J’ai moi­ même tenu une série de carnets, aujourd’hui déposés à la bibliothèque Jacques­ Doucet , avec l’ensemble de mes archives. Carnets qui ne comportent que le relevé, parfois mot à mot, des discours qui nous étaient tenus lors des diverses assemblées auxquelles nous avions l’obligation d’assister... Carnets évidemment inutilisables à mon retour en France... et que je doublais à l’époque d’un journal plus subjectif, que j’ai publié sous le titre Le Voyage en Chine , en 1980, aux éditions Hachette-POL, puis republié, en 2012, aux éditions Marciana...

Ce voyage de trois semaines en Chine a dû malgré tout impressionné Michel Leiris, puisque à peine terminé en novembre 1955, il l’évoque à l’entrée de ce qui sera le troisième et dernier tome de La Règle du jeu, Fibrilles, sorte de biographie psychologique qui, publié aux éditions Gallimard en 1966 (soit 11 ans après le séjour en Chine), comporte de nombreuses références au Journal de Chine [2]...
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