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EAN : 9782072821493
128 pages
Gallimard (18/10/2018)
5/5   1 notes
Résumé :
CE VOLUME CONTIENT
Julia Kristeva, L’avenir d’une révolte
Philippe Sollers - Emmanuelle de Boysson - Vincent Roy, Centre (entretiens)
Alain Fleischer, Le Récidiviste
Éric Marty, Folie, Philosophie, Antiphilosophie
Frans De Haes, Ézéchiel et la résurrection
Marc Pautrel, À Jérusalem
Jean-Noël Godin, Provenance
Pierre Guglielmina, Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère? - Lolita sans douleur
Maud Simon... >Voir plus
Que lire après L'infini, n°143Voir plus
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
Barricades, étrangers…

Cette invitation au dépassement de soi, à travers et par-delà les groupes et les communautés, dans le seul mouvement où menace l’excès et où l’inconnu affleure : n’était-ce pas ça, l’ouverture et la portée de Mai 68, au sens musical des termes ? La « libération sexuelle », la « fête », les slogans devenaient, dans cet esprit et, à leur tour, des « pavés » parmi d’autres. Emportés par les pulsions du Temps qui trouvaient corps et sens en France et en français. Et je me disais : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France, mais nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »
Nous n’étions pas très nombreux, les étudiants étrangers, à fréquenter les séminaires structuralistes et post-structuralistes de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Lucien Goldmann, Émile Benveniste. On oublie trop souvent cette effervescence intellectuelle et cosmopolite, qui ébranlait déjà l’Université en France, davantage, me semble-t-il, qu’ailleurs : elle participe des bases pulsionnelles du mouvement, elle les scande, les questionne et les dépasse tout autant. De la formuler dans la langue de la Révolution, nous rendait présents à 1789 et à la Commune. Et à leurs répliques au xxe siècle : Trotski, Che Guevara, Mao ; des modèles ou des passerelles dans la poussée internationale de l’inconnu vers l’ouvert. Ainsi, je suivrai des cours de chinois à Paris 7 jusqu’à la licence, et j’écrirai sur les femmes et le féminisme chinois, au retour de notre voyage en Chine. [2]


... et samouraïs

Était-ce la déperdition du bulgare, lorsque j’écrivais en français mes essais de sémiologie-sémanalyse, en compagnie de Saussure, de Hegel ou de Dostoïevski selon le post-formaliste russe Mikhail Bakhtine ? - je voyais cette main qui tenait le stylo comme déjà morte là-bas, avec l’idiome maternel, tandis que je m’embarquais ici, improbable résurrection… Était-ce, en doublure de ce pays qui m’adoptait et me vivifiait, la présence d’une autre France, qui refoulait ses crimes plus encore que son génie ? qui me signifiait, ô subtilement mais implacablement, que je resterai toujours « l’étrangère » ? Et que la jeunesse secouait, en renvoyant à la figure de ses aînés, la violence ardente du mythe révolutionnaire ? – désormais fossilisé en conformisme, en routine systémique, après avoir été dénaturé, depuis la Terreur, en compromissions, collaborations, colonisations… ?

La destructivité me frappait, sous la fête : la mise en scène carnavalesque dans les orgies d’Éros à l’Odéon accouchait d’un Thanatos, que les « installés au Pouvoir » déniaient ou dévoyaient. L’irréfragable violence intrinsèque au désir lui-même, et que Freud (que je commençais à lire) a nommée : la « pulsion de mort ».
Ce frayage du négatif, je les avais côtoyés dans l’histoire de la philosophie et de la littérature, et chez les écrivains autour de Tel Quel, dans L’Intermédiaire (1963) ou L’Écriture et l’expérience des limites (1968), de Sollers. La compreneuse et la questionneuse que j’étais est devenue une psychanalyste, pour laquelle le désir de liberté s’assume comme un désir à mort, un désir de mort. À cette condition seulement, « je » peux continuer à « me » chercher , à « te » trouver, pour que « nous » puissions vivre et transmettre dans l’ouverture du temps.
Aussi ai-je vécu la déflagration de Mai 68 comme une expérience de samouraïs, à l’instar d’un certain Yamamoto, qui, entre le XVII et le XVIIIe siècle, pensait que seule la mort peut nous pousser à agir. Ce guerrier professionnel savait décapiter ; pourtant, bien que fidèle aux rituels de son art, il ne se tuera pas. Il finit paisiblement sa vie en écrivant des haïkus, de courts poèmes. J’ai intitulé Les Samouraïs (1990) mon roman sur l’orage de 68. Olga (Julia), Hervé (Philippe) et leurs amis de Maintenant (Tel Quel) sont entourés des « maîtres à penser » de l’époque : Arnaud Bréal (Barthes), Maurice Lauzun (Lacan), Strich-Meyer (Lévi-Strauss), Wurst (Althusser), Sterner (Foucault), Edelman (Goldmann), Benserade (Benveniste), qui explorent le sens des mots, symptômes et rêves, textes, délires et infamies, amours et folies. Pour livrer leurs propres existences - provocatrices, lisses ou insensées - aux langages qu’ils ont bâtis : à l’interprétation. J’écrirai la mienne, plus tard, après la mort de mon père et la chute du mur de Berlin.
Les Brigades rouges ont sévi en Allemagne et en Italie. J’aime à croire que l’inquiétude de penser et d’écrire, qui accompagnait l’ivresse, a grandement contribué à détourner mes samouraïs des passages à l’acte criminels. Pour ouvrir la voie de la démystification sans fin de toute emprise, y compris celle du jouir à mort.


L’imagination au pouvoir

Et le féminin, dans cette alchimie des passions ?
J’étais seule AVEC tous. J’auscultais ce dynamisme vital qui permet à une personne de se révéler à elle-même par l’intermédiaire des autres et j’essayais de mettre en œuvre ce « toucher intérieur », ce lieu par excellence de l’imagination. Du Grand Jeu, pour de vrai. Jeu infantile, farce adolescente, pure poésie ? Généreuse pensée dépensée, plutôt, qui ne répand pas la gravité en larmes, mais en rit. Et parie sur… l’infini. Absent, introuvable.
Mon directeur de thèse était Lucien Goldmann. Son incursion dans l’univers de Pascal, sa relecture de Hegel à la lumière de Georg Luckacs, célèbre philosophe hongrois et novateur du marxisme, étaient proches de ma formation philosophique en Bulgarie ; sa familiarité de juif roumain, fraternelle et paternelle, qui tranchait avec le style réservé des professeurs, me séduisait tout autant. Pourtant, c’est le structuralisme de Barthes, prolongeant le formalisme russe, qui m’était indispensable pour éclairer la formalité du langage et les spécificités des genres littéraires. Une refonte entre l’histoire et la structure m’a paru nécessaire : tenir compte de la logique interne à la narration ainsi que de son contexte historique mais aussi culturel (la poésie courtoise, le carnaval, les chroniques savantes et religieuses).
La soutenance s’est faite en plein Mai 68, malgré la fermeture des universités, et compte tenu de ma situation d’étrangère.
Mais Goldmann a cassé le rituel, en déclarant tout de go qu’avant toute discussion, le jury devait me décerner le titre de « docteur ès lettres », le texte déposé faisant foi ! Il préférait ouvrir un débat de fond : « Pourquoi accorder tant d’importance à la psychanalyse au détriment du marxisme ? Le sexe serait-il plus important que l’estomac ? » Et il a ajouté une drôle de question :
« Que pensez-vous de Gaudi ? »
J’ai vu rouge. Et j’ai répondu dans le même esprit iconoclaste de mon directeur... Psychodrame, dont je ne suis pas fière.
Avec le recul, je trouve qu’il n’avait pas tort de pointer les formes burlesques qui explosaient déjà l’idéologie libertaire, avant que la finance hyperconnectée ne les exacerbe aujourd’hui dans la post-truth politics et « l’immobilité accélérée », qui formatent la dépersonnalisation des internautes avides de monstrueux. De ma solitude avec tous, j’ai gardé la conviction que la singularité est partageable. En pessimiste énergique, le « toucher intérieur » est devenu le « point d’Archimède » qui pourrait ouvrir des temps et des espaces sous-jacents aux identités, aux communautés, aux Big Data aux croyances et aux idéologies, féministes comprises.
Après les droits politiques obtenus par les suffragettes, après l’égalité ontologique de l’universalisme de Beauvoir, Mai 68 donna le jour à un troisième féminisme, à la recherche de la différence entre les sexes et d’une créativité féminine spécifique, aussi bien dans la vie sexuelle que dans toute l’étendue des pratiques sociales, de la politique à l’écriture.
Contre les tendances de ces militantismes à ignorer que la liberté se conjugue au singulier, c’est à la singularité de chacune que je me suis adressée, à son génie féminin. À travers la vie selon Hannah Arendt, la folie selon Melanie Klein et les mots selon Colette. [3]
Pour que l’émancipation féminine ne sombre pas dans la guerre des sexes, mais favorise cette exception spécifique à l’espèce humaine, unique parmi tous les vivants, dans laquelle chaque individu invente son sexe en recomposant sa bisexualité psychique et en reliance avec l’infini du monde. Car tel est le génie dont chacun et chacune est capable, à condition de mettre en question sa pensée, son langage, son temps et toute identité qui s’y abrite. La passion maternelle fait partie du « génie » ainsi compris, et Olga dans Les Samouraïs en fait l’expérience. Prête à conjurer la pulsion de mort pour donner du sens à la vie, de la vie au sens.


Jouir sans entraves

« Sans » vraiment ? Le slogan était absurde. C’est en franchissant les limites, lois et autorités, que le désir et le plaisir se consument dans la traversée des entraves. Par la fascination et par le rejet, par l’effraction et l’arrachement. Incommensurable ajustement entre les forces de la vie et de la mort, liberté ultime : « le corps se jouit » (disait Lacan).
Le corps social écarte la jouissance dans ses coulisses hérétiques, mystiques, érotiques, esthétiques. Lorsque, au contraire, le déferlement de Mai 68 a provoqué le politique en revendiquant ce corps qui se jouit comme un droit de l’homme et de la femme, le corps social n’y a vu d’abord qu’enfants gâtés, nihilisme béat. Pourtant, le mouvement n’était pas une revendication contre un cadre social pour un autre, mais une poussée de la jouissance tout contre le pacte social. Ni sociale ni même seulement sociétale, la révolte révélait une expérience anthropologique universelle et irrépressible qui menace le sommeil des civilisations. Mais amorce aussi des mutations… plus tard ou jamais.
Le corps social des Trente Glorieuses ne pouvait pas entendre cet état d’urgence de la vie, cette jouissance, qui se faisait jour contre la société de consommation et ses gestionnaires…
Droits des femmes à l’agenda politique, gauche au pouvoir, chute du mur de Berlin, société
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Journal du 23 au 29 septembre 2017
Paris, lundi 23 octobre

Gilbert Moreau m’a proposé, il y a quelques mois, de publier les pages de mon journal du lundi 23 octobre au dimanche 29 octobre de l’année 2017. C’est la pre­mière fois que l’on me fait une semblable proposition, et je me demande ce que peut être un journal dont on sait à l’avance qu’il sera publié ? Mais, dès qu’il est écrit, un journal n’est-il pas d’une certaine façon déjà publié ? Au demeurant j’ai déjà publié, chez divers éditeurs, plusieurs volumes du journal que je tiens depuis plus de cinquante ans, et, dans le numéro 36 de cette même revue, Les moments litté­raires, un extrait (17 pages) de mon journal new-yorkais de l’année 1988... Vais-je me trouver influencé par cette nouvelle perspective ?


Je ne peux pourtant pas faire comme si mon nouveau roman, L’expatrié, ne sortait pas en librairie précisément cette semaine du 23 au 29 octobre... J’en discutais, avant-hier encore, avec Augustin de Butler, qui me remettait les pages de la petite revue dont il s’occupe, Ironie, où, sous un portrait de Wanda Landowska, il a amicalement reproduit un extrait du deuxième livre de L’expatrié, essentiellement consa­cré à une claveciniste... Que deviendra ce petit livre, au moins le cinquante­ huitième que j’aurai publié à ce jour ? Les augures le diront ou ne le diront pas ...

Il se trouve, par ailleurs, que cette même semaine, accompagnant mon roman, on trouve en librairie le numéro 140 de L’infini dont une grande partie est consacrée à un long entretien avec Florence Didier-Lambert sur ma Biographie, entretien suivi du Scénario du film sur moi, Vita Nova, que j’ai réalisé avec F. D.-Lambert, d’une conférence sur le Balzac de Rodin, faite en Italie en 1979, et d’un essai d’Andrea Schellino sur sa traduction italienne d’un de mes recueils de poésie, La Dogana ...
Sans oublier, aux éditions Art press, un livre reprenant les Entretiens sur l’art et la littérature que j’ai accordés à ce magazine entre 1973 et 2005. C’est peu dire que de dire que cette vaste sortie groupée me préoccupe... !

S’ajoutent à cela les lectures que je dois faire pour les éditions Gallimard, dont notamment les épreuves du livre, de 487 pages, de Friedrich-Wilhelm von Herr­mann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur les « Cahiers noirs » , à paraître dans la collection L’infini, en mars prochain. Parution qui s’accompagnera vraisemblablement, chez le même éditeur, d’une traduction complète des Cahiers noirs... Je n’aurai sans doute pas fini cette lecture avant une bonne quinzaine de jours, mais j’en ai déjà assez lu pour savoir que dans ces désormais fameux Carnets noirs, Heidegger fait les nettes et les plus sérieuses réserves sur Hitler et le nazisme. Je ne douce pas que cerce double publication fasse événement dans une presse française majoritaire­ment, et aveuglément critique, aussi bien vis-à-vis de Heidegger que vis-à-vis de Céline... N’est-ce pas à ce propos que Heidegger déclare que cette presse s’adresse essentiellement « aux yeux et aux oreilles sous presse » ? D’où l’importance actualité de cette publication... et de ma lecture...

*
C’est de mille façons que ces derniers temps l’actualité me requiert... Le sujet qui mobilise tous les médias, ces jours derniers, porte sur l’agression et le harcèlement sexuel des femmes... Sera-t-il encore d’actualité lorsque ce numéro des Moments littéraires paraîtra... ? Les femmes hystériques, ou non, en font grand cas... Il serait absurde de n’en pas tenir compte et, pendant que l’on y est, on pourrait aussi soulever la même question qui peut se poser pour un homme. N’y a-t-il pas un film américain sur ce sujet ? J’en ai moi-même fait l’expérience lorsque j’enseignais à l’École des Beaux-Arts de Paris. Ayant donné un cours improvisé sur Alberto Giacometti, dont j’étais très satisfait, et désirant en garder d’autres traces que les notes dont je m’étais servi, je commis l’imprudence de demander à une élève asiatique (que je voyais, au premier rang de l’amphithéâtre, écrire avec application tout ce que je disais) de bien vouloir me confier son cahier... Ce qu’elle fit avec un plaisir visible... Je ne devais pas tarder, pour plu­sieurs raisons, à m’en repentir, en effet non seulement le cahier en question ne contenait rien d’utilisable, mais l’élève prit cette demande pour une invite, et, en se fixant sur moi névrotiquement, ne tarda pas à me faire des confidences... Ayant découvert que j’écrivais de la poésie, elle me déclara que, dans son pays, son grand-père était un poète très célèbre, elle alla même jusqu’à me traduire cer­taines des poésies du vieillard... Je fis tout ce que je pouvais pour la décourager aussi courtoisement que possible, rien n’y fit, jusqu ’à ce que je découvre que, en fin d’après-midi, elle me suivait jusque chez moi... Je dus alors brutalement lui dire qu’elle ne savait rien de moi, et que son insistant harcèlement intervenait fâcheusement dans ma vie privée... Dès lors je ne la vis plus à mes cours, et j’en fus, si je puis dire, débarrassé...

Je pense bien que cette sorte de fausse aventure n’arriva pas qu’à moi, et que la perversion est la chose du monde la mieux partagée... Reste à savoir dans quelle mesure agressée et agresseur s’y prêtent...

Paris, mardi 24 octobre

Dans ma bibliothèque je découvre le Journal de Chine de Michel Leiris (1955). Lorsque je sus, en 1974, que j’allais, à l’initiative de Philippe Sollers et en tant que secrétaire de rédaction de la revue, avec Roland Barthes, Julia Kristeva et Philippe Sollers, faire partie du voyage du groupe Tel Quel en Chine, je consultais un certain nombre d’ouvrages : le Tao te King, le Yi King que je pratiquais déjà depuis bien des décennies... quelques poètes traditionnels du VIIe siècle, comme Li Po, Wang Wei, par ailleurs, les livres de Marcel Granet : La Pensée Chinoise et La Civilisation chinoise, et les essais de Joseph Needham... Et comme ce voyage était en partie pro­grammé par Maria Antonietta Macciocchi, son livre De la Chine, livre qui venait d’être interdit à la vente annuelle de L’Humanité... Mais j’en restais en quelque sorte là, sans plus m’inquiéter des voyages et des voyageurs qui nous avaient précédés...
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Sollers a raison d’affirmer, et c’est surtout vrai depuis Médium, que ses romans sont « des liaisons de raisonnements » : tout se tient et tient le tout. Chacun d’entre eux est un conte philosophique — voltairien pour sa brièveté et ses paraboles —, dont le dispositif est neuf : « j’entends des voix, je les transcris, ma voix est mêlée à elles ». Attention : Sollers travaille d’évidence à l’oreille, il entend comme personne. Ces voix du passé qui lui parlent éclairent souvent, de façon prémonitoire, l’actualité la plus brûlante. Tiens, voici celle, monstrueuse et centrale, de Freud quand elle résonne aujourd’hui dans notre époque régressive : « L’infériorité intellectuelle de tant de femmes, qui est une réalité indiscutable, doit être attribuée à l’inhibition de la pensée, inhibition requise pour la répression sexuelle ». En contrepoint, écoutons celle de Sollers lui­ même : « Freud veut seulement souligner à quel point la morale sexuelle civilisée, surtout dans l’éducation des filles, est de la démence. Il est le premier à le dire, et c’est capital ».
Sollers entend des voix mais écoute la société. Il procède à des enregistrements précis car c’est encore un merveilleux preneur de son. Voilà : « Les couples hétérosexuels qui parviennent à éviter le cauchemar de la différence sexuelle sont sûrement très rares. Les magazines, pourtant, les montrent toujours radieux, malgré leurs divorces successifs et leurs adoptions hasardeuses. Les couples homosexuels s’en tirent-ils mieux, avec le mariage pour tous et les questions d’adoptions et d’inséminations qui s’ensuivent ? La nouvelle propagande le dit ».
Le narrateur-écrivain de Centre aime Nora, petite brune de 40 ans à « la voix vivante ». C’est une psychanalyste qui sait « pourquoi et comment elle jouit ». Bon, « c’est le rêve ». Cette praticienne a « la troisième oreille ». Tous les deux s’entendent parfaitement et écoutent donc la société déborder et bavarder. Ils constatent que l’hystérie, bien que « recouverte par un océan d ’images », ne cesse pas de parler. D’où l’actualité de Freud. Nous sommes à un tournant de l’Histoire : les femmes peuvent à loisir commander un don de sperme sur Internet et faire le choix du donneur. Une question se pose alors : « Comment transformer des spermatozoïdes en fonction symbolique ? » Nora est effrayée par ce business qui ne cesse pas de s’amplifier mais son compagnon la rassure : « L’espèce humaine, et c’est son charme, est très ancienne. On peut déjà parier que les filles voudront toujours avoir un père (et un enfant de lui, plus ou moins imaginaire), et que les garçons réclameront aussi un père, pour le haïr et le surclasser. »
Sollers veut « déranger la routine », l’inertie. On peut lui faire confiance. Il frappe au centre. Quel tireur d’élite : « La réalité est une passion triste, le désir un réel joyeux ».


Pourquoi Paris, récemment et contre toute attente, est-il redevenu le centre d’un monde secret et nouveau ?

Paris fut ce centre, il ne l’était plus en effet, et il vient, tout récemment, de le redevenir.

De quel centre parlez-vous ?

Du centre de la seule révolution qui ait eu lieu c’est-à-dire la Révolution française — les autres en dépendent de façon plus ou moins falsifiées. Pour qui est un peu réveillé, Paris est de nouveau le centre de tout ce qui se passe. Evidemment, ce n’est pas visible à l’œil nu. Je veux prouver que cela a été annoncé par quelque chose qui suit son cours, pas forcément dans les régions observables, qui suit son cours donc dans la psychanalyse réinventée par Lacan en fonction de son découvreur, Freud.
Lacan, que j’ai bien connu et qui est très présent dans Centre à travers un personnage féminin qui est psychanalyste (Nora), a de plus en plus de choses à nous dire. Non pas du tout sur les lacaniens et les psychanalystes, mais sur le plan philosophique et métaphysique.

Qu’a-t-il à nous dire, Lacan ?

LIRE
Heidegger, Logos (traduit par Lacan)
Il ne faut pas oublier que Lacan a publié très tôt, dans la revue dont il avait la charge, Heidegger. Vous voyez le paysage bouger en profondeur puisque le refoulement, l’inquiétude, l’angoisse portent actuellement sur deux noms — tout semble fait pour ne pas savoir au fond ce qu’il en est : d’abord Céline dont on voit que la publication des pamphlets réexplose sans cesse dans l’opinion, et ensuite Heidegger sur qui il n’y a pas un seul article concernant la philosophie dans lequel il ne reçoive son coup de pied habituel — notamment dans le Monde.
Je saute brusquement dans l’actualité de ce jour où nous parlons et qui, sauf erreur, est le mardi 20 mars 2018. J’ouvre donc ce matin Le Figaro qui, sur une pleine page, me décrit l’intervention d’une féministe, Sophie Chauveau, laquelle publie tout un livre, Picasso, si je mourais (Télémaque), pour montrer à quel point Picasso est « un monstre ». Tout ceci m’interpelle directement. Nous sommes dans l’époque du « Balance ton porc », du « Me Too », et c’est à Paris que cela prend des dimensions beaucoup plus importantes qu’ailleurs même si ça vient d’Amérique et du cinéma. C’est à Paris que l’onde de choc puritaine prend toute sa signification en perspective.
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Je découvre aujourd’hui seulement, par un curieux hasard, le livre de Michel Leiris, Journal de Chine, rendant compte des groupes qui, dès 1955, visitèrent la Chine. Or, il se trouve que ces groupes comprenaient un certain nombre de person­nalités qui sont loin, très loin d’être négligeables... Je relève, entre autres, d’abord Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, que Leiris rencontrera à sept reprises, Claude Roy, auteur de Clefs pour la Chine, que j’avais lu et qui ne m’avait pas paru très intéressant... Mais ce que je remarque aujourd’hui comme singularisant ces premiers voyageurs, c’est la présence de plusieurs d’entre eux ayant collaboré à la revue de Georges Bataille, Documents : Michel Leiris, bien entendu, qui entre autres assura le secrétariat de rédaction en 1929, avant d’en devenir directeur-gérant en 1930, Paul Pelliot, Carl Einstein et Georges-Henri Rivière..


Le volume comporte, en quasi-introduction, une carte du voyage de ce groupe de Russie en Chine, avec les villes visitées par Michel Leiris de Pékin à Kumming (Yunnan) en passant par Shanghai...

Reste que l’organisation politique de ce type de voyages a d’évidentes tendances à se ressembler, et que le Journal de Chine de Michel Leiris n’évite pas les écueils du genre, à savoir rapporter aussi soigneusement que possible les discours et pourcentages propres à la propagande politique d’un régime communiste, alors explicite­ment lié à l’Union Soviétique, et qui a tout intérêt à se présenter comme ayant transformé la société... Nous eûmes, à peu de chose près, les mêmes discours lors des mêmes visites d’ateliers et d’usines... mais dans une Chine en complète rupture avec ses anciens alliés russes, ce qui évidemment change beaucoup de choses, pour ne pas écrire change tout.

Dans ce livre les voyageurs font quelques escales en URSS, à Moscou, qu’ils visitent avec un grand intérêt... Il faut savoir que, dans les années cinquante, le parti communiste français stalinien comptait un très grand nombre de voix aux élections (presqu’un tiers de l’ensemble de l’électorat). C’est dans ces conditions qu’à mon retour des États-Unis (où, après avoir enseigné à l’université de Nor­thwestern (Chicago), j’ai passé plus de trois mois), la revue Tel Quel, à mon initia­tive, fera un bout de chemin en dialogue avec les intellectuels du parti commu­niste...

Pour le reste, si je puis dire, Leiris donne bien entendu (?) une sorte de compte rendu des divers discours que lui tiendront les responsables des lieux et diverses usines qu’il visite... Rien d’inattendu, cela va de soi, et à la longue, j’en sais quelque chose, ces discours sont plus fatigants qu’instructifs et ne tardent pas à devenir ennuyeux . .. La chose est aussi évidente que possible lorsque Leiris se croit obligé de donner la liste des minorités à laquelle appartiennent les étudiants participant au Mouvement de la Paix, pas moins de 26 minorités recensées page 181 ! Mais c’est page après page que Leiris rapporte les informations que lui fournissent les respon­sables politiques de l’université de Pékin, ou encore de je ne sais quelle ferme modèle... C’est si vrai, et il n’est pas impossible que Leiris en soit conscient, que dans l’édition publiée en 1994 (soit quatre ans après la mort de Leiris) les passages où l’auteur parle en son propre nom des paysages et événements plus en accord avec sa sensibilité sont imprimés en italique...

En 1974, le groupe Tel Quel, sous la surveillance d’un employé des éditions du Seuil, aura bien entendu une feuille de route établie par les responsables politiques chinois... et ce que nous demanderons ne sera pas forcément respecté... J’ai moi­ même tenu une série de carnets, aujourd’hui déposés à la bibliothèque Jacques­ Doucet , avec l’ensemble de mes archives. Carnets qui ne comportent que le relevé, parfois mot à mot, des discours qui nous étaient tenus lors des diverses assemblées auxquelles nous avions l’obligation d’assister... Carnets évidemment inutilisables à mon retour en France... et que je doublais à l’époque d’un journal plus subjectif, que j’ai publié sous le titre Le Voyage en Chine , en 1980, aux éditions Hachette-POL, puis republié, en 2012, aux éditions Marciana...

Ce voyage de trois semaines en Chine a dû malgré tout impressionné Michel Leiris, puisque à peine terminé en novembre 1955, il l’évoque à l’entrée de ce qui sera le troisième et dernier tome de La Règle du jeu, Fibrilles, sorte de biographie psychologique qui, publié aux éditions Gallimard en 1966 (soit 11 ans après le séjour en Chine), comporte de nombreuses références au Journal de Chine [2]...
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Georges Bataille

En 1990, Marina Galletti publie, dans la collection « Essais » des éditions de la Différence, un ensemble d’inédits de Georges Bataille sous le titre L’Apprenti Sorcier, textes, lettres et documents, 1932-1939. Marina Galletti, que j’ai rencontrée à Rome où Jacqueline Risset, dont elle était une élève, me l’a présentée, n’a, autant que je sache, écrit et publié que cette seule anthologie de textes de Bataille... J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans un de mes journaux... Mais je souhaite y revenir aujourd’hui pour, autant que possible, clarifier la position extrêmement complexe et riche (c’est le moins qu’on puisse dire) de Bataille.

C’est, à mon avis, à juste titre que Marina Galletti ouvre son discours analytique en citant Michel Foucault qui, en 1970, déclare : « On le sait aujourd’hui : Bataille est un des écrivains les plus importants de son siècle... »


Paris, dimanche 29 octobre

Encore Bataille... l’un des problèmes secondaires, il est vrai, qui se posent avec Bataille, comme d’autre part, mais différemment, avec Leiris, c’est la sorte de rap­port que l’un et l’autre entretenaient avec André Masson. Ne collaborent-ils pas régulièrement aux hommages rendus çà et là à André Masson ? En 1937 dans un hommage en édition de luxe, sans nom d’éditeur (édition reprise par André Dimanche éditeur, en 1993). Cette édition comporte des poèmes et essais de Michel Leiris, Paul Éluard, Georges Bataille, André Breton, Pierre-Jean Jouve, Benjamin Péret, Robert Desnos, Georges Limbour et Armel Guerne... Et encore et à nouveau dans l’édition de l’album de 447 pages, André Masson, l’insurgé du XXe siècle, où l’on retrouve Michel Leiris avec Jean-Marie Drot, Jean Leymarie, Achille Bonito Oliva, Alain Jouffroy, mon amie Jacqueline Risset, et quelques autres... Le tout, comme le premier catalogue, illustré d’un grand nombre de dessins de Masson.


André Masson, Portrait de Georges Bataille, 1937. Manet, Lola de Valence, 1862.
Avec le temps, Masson ne s’impose pas vraiment comme un artiste majeur du XXe siècle. On en pense ce qu’on veut, mais les dessins comme les peintures sont le plus souvent d’une laideur et d’une sottise difficilement supportables... Comment se trouve-t-il faire l’unanimité chez les intellectuels ? Où est l’aveuglement ? Il tient, me semble-t-il, essentiellement aux discours et aux lectures dont se réclame Masson : Héraclite et Nietzsche, ou encore, comme l’écrit Leiris, Rimbaud, Dostoïevski, Raymond Lulle, certains ouvrages de magie, Paracelse... voire, plus tard, Sade...

Le plus difficile à admettre, c’est lorsque les références deviennent picturales. Que peut-il y avoir de commun entre l’art de Masson et Mantegna, Poussin, Delacroix ? Et plus encore entre l’art de Masson et Cézanne... Lorsqu’il avance cela, de toute évidence Leiris est imprudent, même s’il prend la précaution de privilégier le caractère biographique de son essai...


André Masson, Portrait de Michel Leiris, 1939.
« Son visage aux traits accusés [...], son crâne ras
[...] forment peut-être ce que j’ai jamais rencontré
de plus contradictoire : une lâcheté évidente
(plus évidente que la mienne) mais si empreinte
de gravité, si impossible à délivrer
que rien n’est plus navrant à voir. »


Les deux hommes, c’est flagrant, ne sont pas sur la même longueur d’onde... Ce que ne laisse pas supposer le texte de Jacqueline Risset qui, dans sa précipitation, n’hésite pas à parler de « communauté » et à associer étroitement Masson et Bataille, que tant de choses séparent, ne serait-ce que la psychanalyse pour laquelle, Masson, si on en croit Leiris, « n’éprouvait guère de curiosité »... alors que Bataille aussi bien que Leiris éprouvèrent la nécessité d’aller voir ce que ce qui se jouait de ce côté-là...

Ce qui m’apparaît de plus en plus clairement, c’est que le travail de Marina Gal­letti est une réponse, subtilement déguisée, au texte de Jacqueline Risset, qui n’hé­site pas à écrire : « Entre 1929 et 1939, Bataille fonde et dirige une série de revues constituant souvent les écrits de plusieurs groupes à la fois. La notion de « commu­nauté » dans toutes ses variétés et toutes ses implications (jusqu’à « la communauté inavouable » que décrit Maurice Blanchot) est au cœur de ses réflexions, parfois de son action. Masson reste tout à fait étranger aux groupes les plus marqués politique­ment, comme le groupe d’études marxistes (la Critique sociale), ou comme moyen d’intervention de gauche (Contre-Attaque) qui marque la réconciliation provisoire entre Bataille et Breton. »
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la guerre de sécession
la guerre des pâtissiers

12 questions
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Thèmes : guerre , histoire militaire , histoireCréer un quiz sur ce livre

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