En janvier 2021, Albin Michel Imaginaire se lance dans la publication du cycle de l’américain Adam-Troy Castro consacré à une enquêtrice galactique aussi coriace que charismatique : Andrea Cort.
Après Émissaires des morts et La Troisième griffe de Dieu, la série trouve sa conclusion (temporaire ?) avec ce troisième volume intitulé La Guerre des Marionnettes et toujours traduit par l’excellent Benoît Domis.
À l’instar de ses ainés, l’ouvrage agrémente son histoire principale de deux textes plus court : la novella « Les Lames qui sculptent les Marionnettes » et la nouvelle-épilogue « La Cachette ».
L’occasion parfaite pour Adam-Troy Castro de développer un univers déjà riche et passionnant !
Sacrifier une part de soi
Ce troisième volume s’ouvre donc sur une novella : « Les Lames qui sculptent les Marionnettes ». Celle-ci a une double-fonction au sein du récit global de La Guerre des Marionnettes.
D’une part, explorer le passé de Jason Bettelhine, l’un des personnages périphériques de La Troisième griffe de Dieu notamment entrevu dans la dernière partie de l’intrigue et dont l’histoire avait été rapidement survolée par Adam-Troy Castro.
De l’autre, plonger dans l’étrange phénomène appelé Ballet de la planète Vlhan, élément également évoqué à la fin de La Troisième griffe de Dieu qui deviendra central dans le présent opus.
Au lieu cependant d’emmener directement Andrea Cort sur Vlhan, Adam-Troy Castro choisit de l’exclure temporairement pour se concentrer sur Jason. De cette façon, l’américain parvient à la fois à approfondir les éléments très congrus dont nous disposions à propos de celui-ci mais aussi à mettre tous les éléments en place pour que le lecteur comprenne d’emblée ce qu’il se joue sur la planète Vlhan par la suite.
Jason, avant de s’unir à sœur Jelaine pour devenir un inseps, survivait sur une terrible planète : Deriflys. Jusqu’au jour où les IAs-sources on fini par le tirer de là… grâce à Harille, sa compagne de souffrance. Mais le but de cette extraction n’était pas désintéressé puisqu’il s’agissait de transformer Harille pour qu’elle puisse participer au fameux Ballet des Vlhanis.
Ces extra-terrestres constitué d’un corps/tête sphérique et de tentacules fouets ont pris l’habitude de se livrer à une étrange représentation au but tout à fait mystérieux appelé Ballet, un évènement particulièrement meurtrier puisque tous les « Danseurs » qui y prennent part meurent d’épuisement à la fin. Évidemment, du fait des différences morphologiques flagrantes entre Humains et Vlhanis, d’importantes chirurgies augmentatrices sont nécessaires pour permettre aux premiers de danser avec les seconds.
Harille, intimement convaincue qu’elle a un rôle à jouer dans cet évènement planétaire, s’est donc laissé persuadée assez facilement par les IAs-sources de la reconstruire intégralement. Jason, impuissant, va donc assister à la chirurgie brutale et extrême endurée par la femme qu’il aime en secret.
Si « Les Lames qui sculptent les Marionnettes » s’ouvre et se ferme sur la quête de Jason et Jelaine revenu sur Vlhan pour découvrir le destin d’Harille, c’est bel et bien l’histoire d’Harille et de Jason qui occupe l’essentiel de la novella. Adam-Troy Castro s’enfonce dans la noirceur de son univers, une noirceur que l’on avait déjà exploré à plusieurs reprises dans le volet précédent notamment en s’apercevant du cruel destin d’une majorité de monde humain et de l’emprise pernicieuse des Bettelhine sur la Confédération (et les multiples atrocités qui en découlent). Mais cette fois, il le fait de façon encore plus frontale et graphique (proche du body-horror) avec cette transformation autant physique que psychique qui en coûte autant à celle qui la subit, Harille, qu’à celui qui en est le témoin impuissant, Jason.
Dans ce texte remarquable, l’américain construit une histoire d’amour qui n’a jamais eu lieu et montre le difficile respect de la croyance de l’autre, même au prix de ce que l’on a de plus cher et, surtout, quand celle-ci n’a aucun sens pour soi. C’est d’autant plus bouleversant qu’Adam-Troy Castro n’hésite pas à revenir sur le supplice de Deriflys et ce qu’il en a coûté à Harille et Jason pour mettre en relief le lien unique qui les unit. Au centre, reste pourtant une idée qui sera l’un des moteurs du reste de La Guerre des Marionnettes : celle du sacrifice et de ce que l’on est prêt à perdre pour celui-ci.
« Les Lames qui sculptent les Marionnettes » met donc la barre très haut pour commencer.
Pluralité narratives
Pour la suite, Adam-Troy Castro revient à la forme longue avec le roman central : La Guerre des Marionnettes.
Cette fois, pas (ou peu) de préambule puisque l’on retrouve Andrea Cort dans les griffes, ou plutôt les fouets, d’un Vlhani en pleine tentative de communication inter-espèces. Une communication qui tourne court tant les équipements de traduction à disposition de notre Procureure sont rudimentaires. À sa décharge, il faut dire qu’aucune des races sentientes de la galaxie n’a encore réussi à percer le langage ultra-complexe des Vlhanis.
Après quelques émotions fortes, Andrea et seschéris, les Porrinyards (un couple d’inseps, comprendre deux individus qui ont psychiquement fusionné et se comportent comme une seule personne disposant de deux corps), se dirigent vers le gigantesque amphithéâtre où doit avoir lieu le fameux Ballet des Vlhanis.
Mais comme toujours lorsqu’Andrea Cort se trouve dans les parages, les choses se compliquent et certains Vlhanis se mettent à attaquer sauvagement les délégations sentientes pourtant pacifiques des différentes ambassades venues assister à l’évènement…avant de se retourner contre leurs propres congénères ! C’est le début d’une course contre la montre planétaire où Andrea Cort doit découvrir comment empêcher les Vlhanis et les Humains de s’annihiler mutuellement !
Désormais solidement installé dans l’esprit du lecteur, l’univers d’Adam-Troy Castro se concentre ici sur ce qu’il sait faire de mieux : créer le suspense en mêlant intrigue policière et aventures tonitruantes tout en tirant le portrait d’une étrange race extra-terrestre. Pour mener à bien cette quête, qui d’autre qu’Andrea Cort, personnage torturé à souhait, à la fois d’une grande fragilité et d’une immense force mentale ? Andrea se retrouve au milieu d’un jeu de dupes qu’elle met longtemps à percer et va devoir affronter ses propres démons, et pas forcément invisibles pour le coup. Toujours aussi charismatique et aussi nuancée, l’enquêtrice touche à la fois par sa force de caractère et par ses blessures, qu’elles soient anciennes ou beaucoup plus récentes. Adam-Troy Castro confirme encore une fois son talent incroyable pour saisir toutes les contradictions de cette héroïne haute en couleurs qui, pourtant, ne serait pas grand-chose sans ses compagnons, les Porrinyards, de loin la meilleure invention de l’américain pour ce cycle science-fictif qui n’en manque pourtant pas. Cette fois, Adam-Troy Castro va jouer avec les caractéristiques uniques du couple d’inseps pour permettre de tordre la narration en la scindant puis en la réunissant, à la fois pour donner au lecteur l’impression de participer au conglomérat humain que sont les Porrinyards (et ainsi de mieux comprendre ce qu’ils perçoivent eux-mêmes) mais aussi pour déployer des lignes narratives plus amples et plus souples qui lui permettent de suivre des évènements distants de plusieurs centaines de kilomètres avec une efficacité remarquable. Les deux autres personnages principaux de La Guerre des Marionnettes auront également un grand rôle à jouer dans cette histoire d’apocalypse planétaire. D’un côté Tara Fox, une mystérieuse assistante et épouse d’un homme non moins mystérieux à la recherche de leur fille disparue, Merin. De l’autre, Ch’tpok, fille adoptive d’un extraterrestre de la race Riirgaannienne sous le coup d’une punition unique dans l’histoire de cette race sentiente. Toutes les deux seront des éléments-clés à la fois pour l’intrigue mais aussi pour le développement d’Andrea Cort elle-même…
La Vérité en face
L’une des principales qualités du cycle imaginé par Adam-Troy Castro, c’est de parvenir à faire évoluer son personnage principal au gré des confrontations/épreuves/énigmes qu’elle doit surmonter… et La Guerre des Marionnettes ne fait pas exception. Ce qui étonne par contre, et on n’avait déjà commencé à l’entrevoir avec le premier texte de ce volume, c’est à quel point l’américain peut assumer une noirceur totale sans portant s’y étouffer. Car si La Guerre des Marionnettes est un récit sombre et terrible par moment, il sait aussi doser une certaine forme d’humour et rythmer une aventure qui ressemble moins à une enquête qu’à une partie d’échecs entre les deux grandes factions rivales qui se disputent le destin de la Galaxie à son insu. Au milieu, la race des Vlhanis s’avère une formidable trouvaille, à la fois étrange et inquiétante, qui permet à Adam-Troy Castro d’explorer les problèmes de communications inter-espèces comme il l’avait déjà fait dans Émissaires des Morts.
Cette fois, le but n’est pas tant de résoudre une enquête que de stopper une Apocalypse annoncée. Revient alors la notion de sacrifice qui irrigue à la fois la race des IAs-sources et Andrea Cort, sans parler, dans un certain sens, des Vlhanis. Que sont prêts à sacrifier les différents partis en présence pour sauver les leurs ? La notion du choix et de la compréhension de ce que ce choix implique reste donc au centre des questionnements de ce roman bourré de surprises. La vérité finale, celle qui fait mal, sera d’autant plus difficile pour Andrea et les autres, questionnant à la fois le manichéisme apparent de la situation initiale et les possibilités qui s’offrent pour les uns et les autres.
Mine de rien, Adam-Troy Castro, pour qui l’enfer est définitivement pavé de bonnes intentions, parvient à construire une fin qui n’est ni joyeuse ni mauvaise. Une chose que viendra confirmer la nouvelle « La Cachette » qui clôt l’ouvrage.
Ce qu’il en coûte
Occupant une part non négligeable des trois histoires de La Guerre des Marionnettes, la notion d’amour et d’union trouve sa pleine expression dans « La Cachette ». Andrea Cort, peu après les évènements sur Vlhan, est appelée par une ancienne collègue et amie pour démêler une histoire de meurtre dans laquelle un trio d’inseps a tué un quatrième homme. Peut-on considérer les trois « individus » coupables ou pas ? Si cette question semble être le point de mire de la nouvelle, c’est rapidement vers ce qu’implique l’union entre les différentes parties d’un inseps que se tourne la réflexion d’Adam-Troy Castro. De nouveau, on retrouve ici une vraie interrogation sur ce que l’on laisse si l’on choisit de s’unir à l’autre de façon aussi radicale que le permet la technologie des inseps. Ce que l’on laisse…et ce que l’on apporte aussi. Car un couple va toujours dans les deux sens. L’américain se sert de son enquête comme d’un prétexte pour explorer les doutes qui rongent notre Procureure favorite et termine son récit par une scène de fin aussi humaine que poignante où tout semble encore à (re)faire. Parvenu à la fin de ce nouveau pavé, force est de constater que la force narrative et l’imagination débordante d’Adam-Troy Castro sont intactes.
L’équilibre trouvé entre science-fiction old-school et polar noir, exploration de l’intime et aventure à l’échelle galactique, foisonnement de races étranges et humanité profonde des personnages, tout cela semble faire du cycle d’Andrea Cort une franche et grande réussite pour le genre. Tellement qu’on se prend, un jour, à espérer une suite…
Dense, parfaitement narré et rythmé, intelligent et porté par une noirceur inattendue, La Guerre des Marionnettes marque le point d’orgue d’un cycle foisonnant et passionnant. Grâce à son personnage principal tout en nuances et à ses races extra-terrestres brillamment imaginées, le cycle d’Andrea Cort risque bien de devenir un incontournable de la science-fiction pour ceux qui aiment mêler aventure et réflexion.
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