Voici Le Pays où Naquit le Blues, les Mémoires du ramasseur sonore de blues le plus emblématique de l'histoire. Le constat est très simple : sans les enregistrements commandités à Alan Lomax par la Bibliothèque du Congrès américain, la musique du XXe siècle ne présenterait pas le même visage. Des collectages aujourd'hui disponibles en ligne. A partir de 1933, Alan et son père John, parcourent le Sud profond, c'est-à-dire le Delta du Mississipi, pour immortaliser le folklore local. Ils aménagent l'arrière de la voiture avec un matériel primitif de gravure sur cylindres. Ils s'arrêtent dans les rues, les exploitations agricoles, les chantiers des nombreuses digues, les pénitenciers, les églises de campagne, les bars louches. Dès qu'un Noir chante ou joue, ils actionnent l'engin. Ils suscitent la parole. Ils collectent les confidences. A partir de 1940, Alan, aussi devenu guitariste pour mieux comprendre (photo), prospecte seul. Entré sans autorisation sur les terres, souvent pris à partie, le jeune Texan se retrouve parfois face au shérif. Et ne doit d'éviter les barreaux qu'à la lettre de mission officielle dûment estampillée de Washington! Le résultat des cavalcades laisse pantois. Lomax (photo ci-contre, dans les années soixante-dix), décédé en 2002 à l'âge de 87 ans, rapporte propos et péripéties de ceux qui ont dressé les bases de la musique d'aujourd'hui. Le précieux témoignage dévoile un pan de l'histoire américaine. Devant les micros s'assoient les légendes : Leadbelly, Son House, Muddy Waters, Fred Mc Dowell, Honeyboy Edwards, et des dizaines d'autres monuments du blues. Leadbelly? Il découvre Huddie Leadbetter en 1936 : le chanteur croupit au fond d'une prison du Texas.
Lomax identifie la mère du célèbre Robert Johnson, dans le Comté de Coahoma. La rencontre date de 1941. Maman Johnson démonte le mythe de La Musique du Diable. Son fils n'aurait pas signé de pacte avec Satan au croisement de deux chemins en pleine nature, à minuit. L'explication? « Il a toujours joué comme ça... » Eddie James, dit Son House? Le pionnier de la sono le rencontre quelques jours plus tard, aux environs de Clarksdale. A cette époque, le bluesman conduit un tracteur. Lomax emmène le guitariste dans la grange. Le contremaître blanc interrompt la séance... Lomax finit au poste : le shérif lui passe un savon. A la question "Connaissez-vous d'autres artistes qui jouent dans le coin?", Son House l'orientera vers Muddy Waters. Il n'habite pas loin. Le chasseur de blues ne loupe pas l'occasion. Il branche la machine devant celui qui, avant d'émigrer vers Chicago et d'électrifier sa musique, est connu de son vrai nom : McKinley Morganfield. Dès les premières paroles, Muddy prononce les mots Rolling Stone!
Dans les derniers chapitres de l'ouvrage (670 pages), Lomax relate plusieurs conversations (avec Big Bill Broonzy, Memphis Slim et Sonny Boy Williamson II, en 1946-1947). Les interviews se déroulent à New-York. Loin du Sud, les langues se délient. On a parfois du mal à concevoir dans quel enfer de mépris racial et de meurtres, les Noirs vivaient. Lomax publie l'article sous un pseudo, en voilant les identités, pour qu'ils ne soient pas inquiétés. Les anecdotes fourmillent sur les acteurs d'un langage à la source de la musique populaire du siècle. Un CD 10 titres, en fin de l'ouvrage, propose rien moins que les premières bandes des géants. Ces chansons fondatrices placeront sur orbite les jeunes Blancs qui changeront la face de la musique. D'Elvis Presley à Bob Dylan. Des Rolling Stones à Fleetwood Mac. C'est dire l'importance entre 1933 et 1947, des expéditions de l'archiviste, par ailleurs homme de radio et producteur de disques. Black-listé pendant la Chasse aux Sorcières, le chercheur d'or opèrera durant les années cinquante en Europe. Avant de reprendre les chevauchées dans son pays, jusqu'en 1985. Jacques Vassal assure la traduction du témoignage inouï de Lomax. Traducteur de Woody Guthrie (En Route pour la Gloire), de la Bio de référence de Dylan (signée Robert Shelton), de Léonard Cohen, spécialiste incontesté du folklore anglo-saxon, Vassal connaît l'affaire. Il nous guide à travers Le Pays où Naquit le Blues. Son travail vaut tous les visas. Le livre nous transporte, dans tous les sens du terme.
[Bruno Pfeiffer dans le blog de Libé]
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