Sur les berges du Rhin, quelques pêcheurs profitent de la saison des aloses, parties quelques semaines plus tôt de la mer du Nord pour frayer dans les eaux fraîches du grand-duché de Bade. Chevauchant une étrange structure de bois doté de roue, un homme court. Les pêcheurs observent l'énergumène avec circonspection, les grincements de son attelage viennent troubler la quiétude de ce jeudi ensoleillé. L'homme vient de la ville, il est vêtu d'une longue culotte or et grenat, d'un gilet à queue-de-pie ajusté, c'est un bourgeois. Haletant sous l'effort, il ne profite pas du calme offert par ce bras mort du fleuve pour reprendre son souffle. Il disparait un peu plus loin dans le paysage, à califourchon sur la selle capitonnée de sa monture mécanique, agitant ses deux jambes pour tenter de maintenir sa vitesse. Il épouse la géométrie des méandres à l'aide de son timon conducteur, tantôt à gauche, tantôt à droite, faisant corps avec sa machine de vingt-trois kilogrammes. Il s'est élancé une heure plus tôt de Mannheim et a parcouru, à la seule force de ses jambes, les 14 kilomètres le séparant de la bourgade de Schwertzingen. Il en est convaincu, il tient l'invention qui fera son succès. Il est le premier à avoir mis en pratique l'idée d'aligner deux roues sur un châssis et de se servir de l'inertie offerte par les battements de ses pieds sur le sol.
Il vient d'inventer le vélocipède.
Tant d’hommes, qui sont peut-être raisonnables, pacifiques et d’excellente composition dans la vie courante, perdent toutes ces vertus sociales aussitôt qu’ils mettent les mains au volant d’une auto ou au guidon d’une bicyclette.
La victoire sur les adversaires est le but du coureur cycliste. Il veut gagner la course.
Si le cyclotouriste se livre à une épreuve, elle est pour lui un test : il veut accomplir l’épreuve.
L’automobiliste veut toute la route. Et le cycliste défend chèrement sa place. Le cycliste paye en vies humaines ; l’automobiliste en amendes et contraventions.