Alexis Marzocco

- Lorsque je regarde ce que le monde est devenu, je me demande parfois comment les choses ont pu en arriver là. Comment les hommes ont pu tomber aussi bas. Est-ce l'Univers qui l'avait programmé ? Est-ce que nous approchons de la fin ? Et, si c'est le cas... que restera-t-il de nous ?
Erika lui prit la main et la serra doucement.
- Nous ne pouvons pas le savoir, Henry. Nous ne sommes que des ombres qui voyagent à travers le temps. Nous ne savons rien... mais nous sommes ensemble. Et pour l'instant, cela me suffit.

p.188

Vue d'ici, la métropole avait l'air d'un diamant à mille facettes. Elle possédait cette beauté mélancolique qui vous hypnotisait lentement, vous subjuguait comme si rien d'autre n'avait d'importance. De l'autre côté du pont, les lumières des gratte-ciel scintillaient dans la nuit noire, noyées sous une pluie battante qui venait mourir contre les vitres des appartements. On aurait presque dit que le monde pleurait. Qu'il pleurait face à l'indifférence, à ces millions d'individus qui sortaient chaque jour pour travailler, équipés du tout nouvel implant à la mode, parlant tout haut à des IA portatives qui les suivaient partout. Une société interconnectée dominée par les conglomérats ; tel était le nouvel ordre mondial que l'humanité avait choisi. Un paradis sur terre, si l'on en croyait certains. Mais était-il normal de pleurer au paradis ? Ou était-ce là un signe de décadence ?

À la une, le journal faisait sans grande surprise état des dernières catastrophes mondiales en date : pluies acides meurtrières survenues au Brésil, inondations extrêmes engloutissant les Antilles, apparition d'une énième souche du virus Nipah en Asie du Sud. En Amérique, le conflit pour le contrôle du fleuve Colorado faisait toujours rage, le Mexique menaçant les États-Unis d'envoyer son armée de drones en Californie si le gouvernement fédéral ne retirait pas ses barrages avant la fin de l'année. Loin de ces considérations, l'Europe était quant à elle confrontée à une nouvelle vague de réfugiés climatiques venant des quatre coins du globe, lesquels se heurtaient à une fermeture drastique des frontières et à de sévères restrictions d'accès au territoire.

- Et de quelle vérité parlons-nous, exactement ? De la leur ? De la vôtre ? De celle des orphelinats qui vous ont éduqué ? Vous devriez savoir, monsieur Hogan, que la vérité n'existe pas. Il n'y a que des interprétations.

p.291

Elle ouvrit brusquement les yeux et sentit sa gorge se serrer. Elle était seule dans le noir, allongée de tout son long, les bras croisés sur sa poitrine. Autour d’elle, il n’y avait pas un bruit, pas un souffle, pas le moindre petit rayon d’espoir ni de lumière. En fait, il n’y avait rien. Rien que le froid, la peur. La sensation d’être enfermée. D’étouffer. De suffoquer. Quel était cet horrible endroit? Et pourquoi lui était-il si familier? Angoissée, elle tenta de bouger ses mains, mais son corps était paralysé. Les ténèbres se refermaient sur elle, l’avalaient comme si elles étaient vivantes. Était-elle morte dans son sommeil? Était-elle passée de l’autre côté? Elle n’aurait pu le dire. Seul ce léger écho venait troubler le calme de sa sépulture, un cliquetis mécanique qui se rapprochait lentement, terrible et régulier. La Chose était déjà là. Et rien ni personne ne pouvait l’arrêter.

- J’ai lu dans un livre que seul ce qui a une fin est supportable. Crois-tu que je vais mourir un jour ? Si ça devait arriver, j’aimerais que ce soi en même temps que toi. D’ici là, promets-moi que tu ne m’abandonneras pas. Que tu ne me débrancheras pas comme une vulgaire machine dès que tu te seras lassé de moi.

C'était en ce lieu sacro-saint que les meilleurs prédicticiens de Genava se retrouvaient chaque jour pour assurer la sécurité de leurs concitoyens. Ils recevaient des alertes lorsqu'un comportement suspect était détecté, menaient des enquêtes pour évaluer l'étendue de la menace et déployaient des unités mobiles en cas de risque avéré, interpellant les criminels avant même qu'ils ne passent à l'acte. Cette prouesse avait été rendue possible grâce au programme Veilleur, un logiciel se basant sur des algorithmes prédictifs et un système de surveillance sophistiqué, conçu de manière à ce que le moindre crime ou délit soit anticipé.

p.42

- Vous vivez dans un très bel endroit, fit remarquer Erika en pénétrant dans le loft. Je suppose que les corporations savent prendre soin de leurs employés.
- Oui, mais c'est à double tranchant, croyez-moi. J'ai l'impression d'être constamment surveillé.
- Parce que vous avez quelque chose à cacher ?
Il leva vers elle un regard surpris.
- Je vous demande pardon ?
- Ce n'est pas ainsi que monsieur Solberg se justifie ? En prétendant que notre droit à la vie privée est inutile dès lors que nous n'avons rien à cacher ? N'est-ce pas le raisonnement qui légitime le recours à votre fameux logiciel ?

p.128

Henry repensa à la conversation qu'il avait eu avec son IA (intelligence artificielle), la veille.
- Ce serait sûrement merveilleux... admit-il.
- Tu vois ! Personne n'a envie d'être angoissé ou déprimé. Les gens veulent être heureux ! Vivre la vie à fond !
- Mais je ne voudrais pas d'un bonheur artificiel. Ce ne serait rien de plus qu'une autre façon de fuir, de ne pas affronter la réalité en face.
- Au contraire ! La technologie nous permet de remodeler la réalité. De l'améliorer ! Que le bonheur soit naturel ou artificiel ne change absolument rien !
- Oh, mais si, ça change tout ! Si l'on perd la connaissance du malheur, alors le bonheur deviendra banal. Nous aurons l'impression d'être heureux, mais la vie nous paraîtra fade car nous ne connaîtrons plus rien d'autre. Ce sera juste une illusion.
- Pas forcément. Prends les chatbots de Kupidon, par exemple. Ces filles ont été spécifiquement conçues pour flirter avec les clients. Elles sont convaincues d'être réelles, elles pensent avoir une vie et éprouvent des sentiments. Bien sûr, toi et moi savons qu'elles ne sont rien d'autre qu'une succession de 0 et de 1. Cela rend-il leur expérience moins réelle pour autant ? Non. Et pourquoi ça ? Parce qu'elles ne se rendent pas compte que ce qu'elles vivent est totalement faux.
- Tu veux dire que ne pas en avoir conscience rend la chose plus acceptable ?
- Je veux dire que tout est une illusion potentielle ! Que personne ne peut affirmer que ce qu'il vit est indubitablement authentique ! Peut-être que toi et moi ne travaillons même pas chez Cronos. Peut-être que ce que nous voyons n'est rien d'autre qu'un rêve que nous partageons.

p.54

Il est dans la nature de chaque individu de vouloir dominer les autres. C'est en se fondant sur cet état de fait que la démocratie s'est imposée, un système où tous dominent simultanément et où personne n'a la possibilité de gouverner seul. Mais ne soyons pas naïfs. Cette utopie n'a jamais véritablement existé et elle n'existera jamais. L'humanité est incapable de se protéger d'elle-même.

p.73